À quelques centaines de mètres du sommet d’un pic éloigné des Rocheuses du Nord, 2 alpinistes s’approchaient fébrilement de leur but. Le plus jeune alpiniste, qui dirigeait la cordée, entendit son ami pousser un cri. Il a jeté un coup d’œil rapide par-dessus son épaule, juste à temps pour voir l’alpiniste plus âgé frapper un affleurement plus bas. Il s’est préparé, anticipant de recevoir un coup vigoureux à la taille. Le signal «OK» ne se faisant pas entendre, la panique a gagné les tripes du jeune grimpeur. Regardant en bas à nouveau, il pouvait voir l’autre alpiniste étendu, écartelé et inconscient. Après quelques minutes, l’homme sur l’affleurement est revenu à lui partiellement, ressentant une violente douleur à la jambe droite. La panique du jeune alpiniste s’est atténuée un tout petit peu; par contre, il n’était pas sûr de la gravité des blessures de son compagnon. Après quelques minutes de discussions, les 2 alpinistes se sont mis d’accord pour appeler Parcs Canada avec leur téléphone par satellite pour demander de l’aide.
Pour plusieurs, cet incident fâcheux vécu par ces alpinistes est un exemple typique de la médecine d’aventure (MA). Par ailleurs, la portée et la complexité des contextes de la médecine d’aventure sont beaucoup plus grandes que ne le laisse croire ce scénario. Les rencontres en médecine d’aventure se produisent dans des milieux où un traitement définitif n’est pas possible et où les défis sur les plans du temps et de la distance sont d’autant plus compliqués par l’insuffisance des ressources, le mauvais temps ou les dangers naturels. Les interventions des professionnels de la santé doivent s’adapter aux circonstances et peuvent prendre la forme de modifications aux pratiques standards ou encore d’improvisations inspirées. Des soins médicaux en milieu sauvage sont dispensés tous les jours au Canada et, au cours des dernières années, des groupes se sont employés à déterminer et à officialiser les principes et les pratiques uniques à ces environnements exigeants. Leurs efforts ont incité la réalisation de travaux de recherche et la production de lignes directrices pour les soins1–4 qui permettent de perfectionner les solutions ponctuelles.
Les médecins canadiens de soins primaires qui intègrent la médecine d’urgence, la santé mondiale et la médecine humanitaire dans leur pratique ou qui travaillent avec des populations mal desservies (comme les Premières Nations ou les collectivités éloignées) trouveront que la discipline en croissance de la MA offre des connaissances et des habiletés précieuses qui sont aisément transférables. De plus, la formation généraliste de la médecine familiale prépare bien de tels praticiens à surmonter les défis que pose la MA. La formation en médecine d’aventure permet aux médecins de soins primaires de se sentir à l’aise de travailler dans des circonstances diversifiées, avec ou sans ressources à leur disposition.
Discipline émergente
Définition
Le domaine de la médecine d’aventure a pour origine la nécessité de donner des soins à des personnes éloignées des ressources urbaines, fréquemment dans des milieux hostiles. La MA se penche sur les conditions uniques des environnements sauvages comme les hautes altitudes ou les températures extrêmes, ainsi que sur leurs effets physiologiques et pathophysiologiques. La médecine d’aventure a évolué pour englober un plus vaste éventail de milieux qui ne se limitent pas seulement à ceux traditionnellement considérés comme la nature sauvage. On peut donc définir la médecine d’aventure comme la pratique de la médecine dans des environnements qui présentent l’un ou l’autre de ces facteurs: 1) des conditions environnementales extrêmes ou incontrôlées; 2) l’absence, l’insuffisance ou la rareté des ressources adéquates; 3) des délais substantiels dans le transport ou l’arrivée des soins définitifs5,6. Selon cette définition, des scénarios de MA incluraient les difficultés que rencontrent les professionnels de la santé qui travaillent dans des postes médicaux éloignés dans les Territoires du Nord-Ouest ou lors de catastrophes comme les feux de brousse qui ont rasé Slave Lake, en Alberta en mai 2011.
Pour bien comprendre cette définition, il faut examiner les 3 éléments clés de la médecine d’aventure, étant donné que chaque élément augmente le risque pour le patient ou le premier répondant (ou les 2):
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L’environnement désigne la façon dont les éléments naturels et les facteurs humains influencent la physiologie du patient et causent un problème médical, aggravent un problème ou rendent un problème préexistant instable. Parmi les exemples de facteurs naturels, on peut mentionner les extrêmes météorologiques, aquatiques ou terrestres, tandis que les facteurs humains incluent, sans s’y limiter, les communautés éloignées, les expéditions et les zones de conflits armés.
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Les ressources réfèrent non seulement aux difficultés de travailler dans un milieu où les ressources sont limitées mais aussi à la nécessité de déterminer quelles ressources sont les plus fonctionnelles dans des circonstances précises particulières. Dans des milieux difficiles, les traitements idéaux dictés par les normes de soins peuvent être jugés impraticables lorsqu’on a tenu compte du poids, de la taille, de la fonctionnalité, de la disponibilité et du caractère approprié de l’équipement nécessaire7. Une forte insistance sur l’improvisation est inhérente à ce concept8.
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Le temps fait référence aux délais dans l’accès aux soins médicaux définitifs en raison de la distance, de la logistique ou des dangers7.
Cette définition de la MA ne repose pas sur un milieu ou une circonstance en particulier. Elle élargit plutôt la portée de la MA au-delà des environnements sauvages typiques pour inclure tous ceux où l’une ou l’autre de ces 3 caractéristiques influence les soins.
Compétences uniques
L’envergure et la diversité de la MA sont telles qu’elles dépassent les limites d’une seule discipline; quoiqu’elle chevauche considérablement la médecine familiale, elle a aussi des éléments communs avec la médecine d’urgence, la médecine du sport et de l’exercice, la chirurgie traumatologique, la chirurgie orthopédique, la santé publique, la médecine des voyages et la médecine vétérinaire8. Le praticien de la médecine d’aventure (PMA), qui peut venir de n’importe quelle profession de la santé, doit intégrer la science et l’art de ces diverses disciplines pour optimiser les soins au patient. De plus, les circonstances peuvent exiger qu’un PMA aille au-delà de son rôle médical traditionnel et mise sur des habiletés habituellement demandées des paramédicaux, des infirmières ou des autres professionnels de la santé9. Parmi ces habiletés, on peut mentionner le triage, la formulation d’un diagnostic et d’un plan de traitement sur place, l’amorce de perfusions intraveineuses, l’administration de médicaments, le transport et l’évacuation, pour n’en nommer que quelques-unes. Enfin, en raison des milieux non conventionnels dans lesquels se retrouvent les PMA, ils doivent avoir de l’expertise en survie, en navigation, en recherche et sauvetage et en systèmes de commandement en cas d’incidents6,10 (Figure 1). En définitive, le PMA maintient des compétences qui créent une pratique unique de la médecine.
La médecine d’aventure regroupe un bassin unique de connaissances provenant d’un vaste profil transversal de compétences
Pertinence pour le système de santé canadien
Perspective de la pratique clinique
Divers professionnels au Canada pratiquent la MA. Parmi eux, on retrouve des praticiens qui vivent et travaillent dans des milieux éloignés—des médecins et des infirmières dans des communautés rurales ou des postes médicaux éloignés et des paramédicaux dans des milieux ruraux où les délais de transport se mesurent en heures, sinon en jours. Il existe des organisations spécialisées dont les pratiques sont largement basées dans la nature sauvage: les militaires, les garde-côtes, les groupes de recherche et de sauvetage. Pour ces PMA, les objectifs habituels du traitement utilisés dans les milieux de la médecine conventionnelle sont recadrés en fonction d’un contexte de MA. Songez, par exemple, à la prise en charge standard d’une fracture ouverte du plateau tibial, qui est une réduction ouverte et une fixation interne, des antibiotiques, une prophylaxie pour la thrombose veineuse et des soins continus de la plaie. Ces interventions ne seraient pas réalistes si cette blessure s’était produite dans un lieu éloigné ou dans lequel les ressources sont rares. L’évacuation vers un hôpital serait le but ultime, mais l’approche initiale serait la stabilisation de la fracture, les soins de base à la plaie, le contrôle de la douleur et la prévention des complications pendant que les efforts de sauvetage ou d’évacuation sont en marche. Parfois, les actes qui sont naturels dans des milieux où les ressources abondent, comme demander au patient de s’abstenir de manger ou boire en prévision d’une chirurgie, ne sont pas pratiques dans un lieu éloigné11. Dans des circonstances difficiles, la priorité est de maintenir la sécurité du patient et du sauveteur et d’assurer en quantité suffisante la nourriture, des liquides et des abris. Les PMA avisés sont capables de faire un juste équilibre entre les nécessités médicales et les aléas de l’environnement, les ressources disponibles et l’urgence du traitement lorsqu’ils élaborent un plan de prise en charge spécifique. La capacité de le faire exige de savoir comment le patient pourrait être affecté par l’environnement, ainsi qu’avoir la formation et l’équipement pour modifier les traitements standards au besoin.
Perspective démographique
Selon le Rapport Kirby12, environ 95 % du territoire canadien est rural et 30 % de la population vit en milieu rural ou éloigné. Une proportion considérable des rencontres médicales en régions rurales se classeraient dans la catégorie de la MA13. Jusqu’à présent, on dispose de peu de statistiques sur les maladies et les blessures qui se produisent dans des lieux éloignés. Des sources de données inexplorées existent au Canada, y compris celles des Forces canadiennes et de nombreuses autres organisations fédérales et provinciales. Des efforts additionnels sont nécessaires pour examiner ces dossiers et les rendre publics. Une seule étude épidémiologique canadienne14 sur la morbidité et la mortalité durant les sauvetages en montagne dans les parcs nationaux a démontré que les blessures musculosquelettiques étaient les problèmes médicaux les plus souvent rencontrés. Dans la même étude, on a indiqué que les milieux de MA rencontrent aussi l’éventail typique des problèmes médicaux vus dans les urgences urbaines. Nous ne sommes pas au courant d’études canadiennes pertinentes publiées sur le sujet, mais des données américaines font valoir que les baby boomers, les adultes plus âgées tout autant que les personnes plus jeunes aiment les activités d’aventure. Par conséquent, il y a des changements dans les facteurs de risque et les profils de préoccupations médicales de ceux qui s’adonnent à des aventures en plein air. Les randonneurs diabétiques, les adeptes du vélo de montagne qui ont déjà subi un pontage coronarien et ceux atteints d’ostéoporose qui font des descentes de rivière sont maintenant en grand nombre dans les espaces récréatifs15. Étant donné le nombre de personnes vivant en milieu rural ou éloigné, ainsi que les tendances démographiques, il y a un besoin grandissant de prestation de soins de santé au-delà des confins des établissements médicaux urbains.
La population canadienne bénéficierait aussi de la création et de la transposition du savoir en MA. Par exemple, la formation en premiers soins standards ou en réanimation cardiopulmonaire est-elle appropriée pour les personnes qui vivent dans des communautés rurales ou éloignées, surtout que ce style de formation dépend du soutien des infrastructures médicales et des services médicaux d’urgence urbains11? Y a-t-il un modèle plus approprié pour ces communautés? Nous spéculons qu’il y a des pratiques et des critères standards qui auraient besoin d’être réévalués sous la lentille de la MA afin d’optimiser leur efficacité et leur pertinence dans les milieux à faibles ressources ou éloignés.
Perspective de la recherche médicale fondamentale
La médecine d’aventure offre la possibilité d’explorer les façons dont l’environnement affecte l’état de santé chez l’humain. Le Tableau 11–4 donne des exemples de projets de recherche biomédicale réalisés au Canada qui ont une pertinence clinique pour la MA. Au-delà de son application évidente aux adeptes des loisirs ou aux travailleurs dans des environnements extrêmes, la recherche en MA a aussi des liens pertinents avec d’autres domaines de la médecine (p. ex. pneumologie et soins critiques). Les futurs projets de recherche en MA au Canada ne sont limités que par l’imagination. Parmi les autres domaines importants d’investigation figurent l’exposition au froid et au chaud, les maladies infectieuses et les rencontres avec les animaux reliées aux conditions environnemen-tales changeantes (p. ex. virus du Nil occidental, maladie de Lyme, espèces venimeuses envahissantes), la physiologie des sports d’endurance et la prise en charge des besoins et des problèmes spéciaux (p. ex. diabète, fibrose kystique, cancer) loin des soins habituels ou dans des milieux extrêmes.
Recherche canadienne pertinente à la médecine d’aventure
Vers l’avenir
La situation de la MA au Canada varie d’une pratique dictée par la nécessité à des épisodes espacés de formation formelle, en passant par la recherche et la pratique ciblée. Si la MA n’est pas une discipline reconnue au pays, elle fait l’objet d’un processus continu d’officialisation. La base de connaissances scientifiquement établies en MA est en croissance et les standards de soins éclairés par des données probantes sont en évolution.
Quoique la MA soit encore émergente au Canada, le processus de développer la discipline se poursuit aux États-Unis depuis des décennies. De nombreuses possibilités de formation en MA sont offertes aux États-Unis, y compris des stages de base ou optionnels dans les facultés de médecine, les cursus postdoctoraux, les programmes de boursiers 9,15 et la formation médicale continue agréée (FMC)9. La Wilderness Medical Society, une organisation basées en Utah, est considérée comme l’organisme professionnel international qui fait office de chef de file et elle a réalisé de grands progrès dans la promotion de la croissance de la MA. Cette société appuie la MA en accordant des subventions de recherche; en élaborant des programmes de FMC; en produisant la première revue scientifique révisée par des pairs (Wilderness & Environmental Medicine); en offrant des séries de conférences éducatives; en publiant ses Practice Guidelines for Wilderness Emergency Care16; et en créant la Academy of Wilderness Medicine. Les possibilités de formation au Canada ne sont pas aussi nombreuses et diversifiées, mais leur nombre augmente. À l’heure actuelle, des étudiants en médecine, des résidents et ceux déjà en pratique active ont accès à diverses expériences didactiques et cliniques au pays (Tableau 2)17,18.
Formation en médecine d’aventure au Canada
Conclusion
La médecine d’aventure bénéficierait sans doute d’une plus grande reconnaissance et de plus d’attention au sein du système de santé canadien. Il y a des personnes et de petits groupes qui s’efforcent d’alimenter la croissance de la MA. Des liens officiels entre la communauté médicale et des organisations déjà impliquées en MA feront la promotion de l’éducation et encourageront l’élaboration de recommandations de pratiques éclairées par des données probantes. Il est essentiel d’offrir de robustes expériences éducatives (stages optionnels à la faculté de médecine, bourses d’étude et FMC agréée) si nous voulons attirer des esprits vifs et aventuriers dans ce domaine et contribuer à cultiver son développement. L’incitation à s’intéresser à la recherche permettra de présenter des recommandations cliniques pertinentes et de soutenir les chercheurs canadiens pour qu’ils continuent à contribuer au bassin international de savoir en MA. À mesure que grandit la MA, les Canadiens occupent une position enviable s’ils sont inspirés à agir. Collectivement, nous avons la possibilité d’orienter le développement scientifique de la MA de façons appropriées à la recherche, à la formation et à la pratique.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the April 2013 issue on page 581.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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