Déjà 6 mois que je sillonne le pays et participe à différents forums ayant pour thème l’amélioration de la qualité des soins pour les patients souffrant de maladies chroniques. Je veux partager mes réflexions relativement à l’engouement dont je suis témoin pour les trajectoires cliniques. Il n’y a pas eu une seule conférence à laquelle j’ai participé où on n’a pas présenté de telles initiatives : trajectoires cliniques pour la prise en charge de la lombalgie, de l’asthme, du diabète, de la dépression, des soins palliatifs—la liste est sans fin. Presque toutes les provinces se sont lancées dans la définition de trajectoires cliniques. Je suis inquiète de la façon avec laquelle on aborde ces initiatives. Je ne remets pas en cause les objectifs, au contraire. Par contre, ce mouvement, qui s’appuie fortement sur les guides de pratique clinique, risque de contribuer à la fragmentation des soins s’il continue d’être alimenté par une vision axée sur la maladie plutôt que sur la personne dans son ensemble1. Je veux en parler parce que je crois que la médecine familiale peut y contribuer de façon unique.
Les trajectoires cliniques, ou trajectoires de soins, sont des instruments utilisés pour gérer la qualité des soins en permettant la standardisation des processus. Les objectifs sont de réduire les variations de pratiques, d’améliorer la collaboration interdisciplinaire, d’intégrer les soins et, en bout ligne, d’améliorer les issues cliniques. Les trajectoires cliniques sont des outils de gestion clinique utilisés par les professionnels de la santé pour définir les meilleurs processus qui existent au sein de leurs organismes pour la prise en charge de populations particulières de patients basée sur les meilleures données probantes2.
Le concept de trajectoires cliniques est intimement lié à celui de la gestion des maladies et remonte aux années 1980. Le concept et les objectifs sont louables. Nos patients peuvent bénéficier de la standardisation des soins, car elle contribue à réduire les inégalités en santé. Alors que les limites de la pratique fondée sur les guides de pratique clinique pour le suivi des personnes souffrant de maladies chroniques se font de plus en plus évidentes1, il est préoccupant de constater que l’élaboration de la plupart de ces trajectoires est sous la responsabilité d’équipes « spécialisées » qui s’inspirent d’une approche par maladie. Une telle approche est risquée, car elle pourrait ne pas donner les résultats escomptés. Un article récent basé sur les recommandations du National Institute for Clinical Excellence pour 5 problèmes de santé fréquents démontre de façon éloquente que des trajectoires cliniques par maladies basées sur les guides de pratique actuels mèneraient à des plans de traitement complexes et exigeants pour les personnes et à une polypharmacopée impressionnante, même pour une personne âgée ne présentant que 2 de ces problèmes dans une forme d’intensité modérée3.
Cependant, c’est une chose de dire qu’il faut adapter les recommandations à chaque patient, mais il faut le faire d’une façon systématique pour diminuer les risques d’« idiosyncrasies » causées par l’introduction des préjugés personnels des patients et des soignants. Comment prendre en compte les données probantes, les recommandations et les objectifs des individus? Comment passer d’une pratique fondée sur les données probantes à une pratique informée par les données probantes qui tient compte de la situation unique des patients souffrant de plusieurs maladies chroniques? Dans un article que d’aucuns pourraient considérer controversé, Quill et Holloway introduisent le concept de « médecine fondée sur les préférences », et maintiennent qu’éliciter les valeurs et parler d’objectifs de soins sont tout aussi importants que rechercher les données probantes; faire une recommandation et trouver un consensus sont tout aussi importants que de prendre une décision3. Dans un tel paradigme, la qualité des soins ne se définit pas de façon standardisée par l’atteinte d’une cible de traitement commune à tous les patients souffrant de la même maladie, mais par le suivi d’un processus qui permet à chaque patient d’atteindre les objectifs de traitement fixés en tenant compte de l’ensemble de sa situation.
Comme Joanne Reeve, médecin de famille affiliée à l’Université de Liverpool, je crois que la médecine familiale, grâce à la lorgnette généraliste qu’elle utilise, peut aider à effectuer ce virage, qui nécessite une grande compréhension de la démarche scientifique et de ses limites puisqu’elle consiste à analyser comment les connaissances issues de la recherche sur des populations de patients s’appliquent à chaque personne unique devant nous4. Si on veut éviter de reproduire les silos de la gestion par maladie des années 1980, il est impérieux que les généralistes que sont les médecins de famille assument le leadership dont ils sont capables pour contribuer à la conception de trajectoires cliniques qui soutiennent des processus intégrés de gestion des maladies chroniques. Tout en s’appuyant sur les meilleures données scientifiques disponibles, ces processus sont adaptés aux objectifs de soins des personnes et de leurs proches et mettent à profit la polyvalence des cliniciens de première ligne.
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