
S’il est possible de raconter notre histoire à une personne qui réagit avec empathie et compréhension, la honte ne peut alors pas survivre.
Brene Brown (traduction libre)
Récemment, lors d’une activité sociale, une connaissance avec qui je parlais m’a demandé «N’est-ce pas difficile d’être médecin, avec tous ces gens qui viennent vous présenter leurs problèmes?»
Or, il m’arrive parfois, par pur hasard, de lire un texte si magnifique que j’ai envie de le faire connaître aux autres. Il s’agit cette fois d’un texte paru dans un récent numéro de Harper’s, rédigé par l’auteure américaine de San Francisco, Rebecca Solnit. Cet article s’intitule «The Separating Sickness. How Leprosy Teaches Empathy»1. Mme Solnit nous incite à poursuivre la lecture en racontant l’expérience d’Eddie Bacon, un conducteur d’élévateur à fourche en Alaska, dont les éruptions cutanées, la faiblesse et la perte de poids mystérieuses obnubilaient tous les médecins locaux, mais qui ont éventuellement conduit à un diagnostic de lèpre et à une visite à la plus importante léproserie des États-Unis, à Bâton Rouge, en Louisiane, pour y suivre un traitement1.
L’anecdote d’introduction nous surprend avec sa juxtaposition d’un cas de lèpre en Alaska, alors que la maladie est souvent considérée comme active sous des climats plus tropicaux et que le centre de traitement le plus important de ce pays soit situé dans un tel climat plus chaud. De fait, en 2008, le nombre de nouveaux cas dans le monde était de 249 007—et le Brésil, l’Inde et l’Indonésie étaient le lieu de 77 % des cas signalés à l’Organisation mondiale de la Santé2. Au total, en 2007, 109 cas aux États-Unis étaient déclarés aux Centers for Disease Control and Prevention 2.
Mais le récit est encore plus complexe et plus intéressant.
Solnit nous raconte l’histoire souvent fascinante, triste, mais aussi encourageante de la léproserie Louisiana Leper Home, qui a été fondée à Carville, en Louisiane, en 1894, et qui a été déménagée près de Bâton Rouge en 1999, où elle est désormais connue sous le nom de National Hansen’s Disease Clinical Center (la lèpre est maintenant appelée la maladie de Hansen, du nom du médecin norvégien Gerhard Hansen qui a découvert sa cause, le Mycobacterium leprae, durant les années1870)3. Son récit commence par l’histoire d’une maladie et d’un établissement et se termine par une méditation sur la nature de l’empathie. Entre le début et la fin, nous apprenons ce qui suit:
La lèpre est en fait 2 maladies: ses effets physiques et la réaction sociale à ces derniers. À Hawaii, où la lèpre était endémique aux XIXe et XXe siècles, on l’appelait la «maladie de l’exclusion». Une fois cette maladie diagnostiquée, les Hawaiiens qui en souffraient étaient pourchassés comme des malfaiteurs et on leur offrait le choix entre l’exil et la mort. Ceux qui optaient pour l’exil étaient envoyés dans un camp lugubre situé au pied de la grande falaise à Molokai (la colonie des lépreux en cet endroit n’a fermé ses portes qu’en 1969). Hawaii n’était pas la seule à agir ainsi. Pendant des siècles, de l’Inde jusqu’en Islande, les personnes atteintes de la lèpre—la plupart d’entre elles n’aiment pas se faire appeler lépreuses—étaient ostracisées. Ce n’est qu’au cours des 6 dernières décennies que même seulement une minorité des patients souffrant de la lèpre ont eu des soins véritablement humanitaires1.
Le mouvement de transition entre l’ostracisme et les soins humanitaires a débuté, selon Solnit, lorsque les médecins se sont rendu compte que la lèpre était très proche d’être la maladie la moins contagieuse sur terre1. La très grande majorité d’entre nous sommes immunisés contre la maladie et les autres peuvent très difficilement l’attraper. La découverte progressive de pharmacothérapies efficaces a rendu la lèpre guérissable, et un diagnostic et un traitement précoces préviennent la défiguration et les dommages aux nerfs périphériques d’autrefois mais,
les problèmes de la lèpre se situent maintenant ailleurs—dans la stigmatisation durable des malades, dans le manque de ressources pour les traitements dans les pays en développement, où les médecins peuvent ne pas poser un diagnostic à temps pour prévenir des préjudices permanents1.
De bien des façons, l’histoire sociale et médicale de la lèpre me rappelle tant d’autres maladies, aussi bien communes que plus rares, que les médecins et d’autres professionnels de la santé voient chaque jour dans leur bureau, leur clinique et les hôpitaux. Comme j’étais étudiant et résident durant les années 1980 et le début des années 1990, les attitudes du public envers les personnes infectées au VIH me viennent à l’esprit. En tant que médecin de famille en pratique aujourd’hui, je vois certains des mêmes problèmes survenir pour aider ceux qui souffrent de maladies mentales comme la dépression et le trouble de la bipolarité. En dépit des campagnes de relations publiques mettant en vedette des Canadiens renommés dont la vie a été substantiellement affectée par la maladie mentale, il y a encore des stigmates qui empêchent les gens de chercher de l’aide et d’accepter une thérapie. Chaque cas, selon moi, témoigne d’un échec public à faire preuve d’empathie—un acte d’imagination, d’aller au-delà de soi-même, de ressentir ce que l’on ne res-sent pas de manière innée simplement par l’évocation1.
Cela me ramène à la question que m’a posée cette connaissance à moi. En concluant son exposé, Rebecca Solnit fait une entrevue avec le capitaine John Figarola, de la Santé publique des États-Unis, qui est aussi le directeur de la réadaptation à la clinique de Bâton Rouge. Figarola lui a expliqué qu’il adorait son travail parce que lui et son personnel se voient donné le droit de prodiguer des soins sans limites—ils peuvent donner suite à leur empathie.
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