La réflexion profonde de Dr Ian McWhinney (1926–2012) sur ses 14 années de pratique générale à temps plein, ainsi que sa vaste érudition en médecine, en philosophie, en éducation et en sciences humaines, lui ont valu une compréhension sans égale de la médecine en tant que discipline unique et l’ont éclairé sur la meilleure façon de préparer les praticiens. Compte tenu des limites d’un court article, nous ne ferons pas état des nombreuses contributions de McWhinney au développement de l’éducation médicale postdoctorale pour la pratique familiale, mais nous nous concentrerons plutôt sur ses réflexions concernant l’importance capitale de la continuité dans l’apprentissage pour devenir un médecin de famille
La pratique générale en tant que discipline unique
En 1955, McWhinney s’est joint à la pratique de son père et de Dr David Ferguson à Stratford-on-Avon, en Angleterre, après des internats en médecine et en chirurgie et 2 années de service militaire. Il s’attendait à ce que ces longues années de formation l’aient préparé à la pratique, mais il a plutôt trouvé cette expérience à la fois exaltante et déconcertante. McWhinney a décrit les débuts de sa pratique dans ses mémoires. C’était pour lui, d’une certaine façon, comme être lancé à la mer. Il raconte avoir été aux prises avec la différence radicale entre l’univers des hôpitaux et celui de la pratique générale1.
Pour plusieurs des patients qui le consultaient, il n’était pas possible de poser un diagnostic précis; ils consultaient beaucoup plus tôt que ceux qu’il était habitué de voir en milieu hospitalier, où il avait été formé et bon nombre d’entre eux ne présentaient pas les symptômes décrits dans les manuels de médecine. Les 2 manuels de pratique générale disponibles à l’époque n’étaient pas utiles puisqu’ils avaient été écrits du point de vue de la médecine interne et non de la pratique familiale1. Les cours de perfectionnement n’étaient pas très utiles non plus. Mcwhinney trouvait qu’il pensait autrement et s’intéressait à découvrir quelles étaient ces différences et pourquoi elles étaient si importantes1.
McWhinney a pensé quitter la pratique familiale pour aller en médecine interne, mais il a plutôt choisi de relever le défi d’approfondir sa compréhension de la médecine familiale. En 1964, il a reçu une bourse de voyage de Nuffield qui lui a permis de passer 6 mois à voyager partout aux États-Unis et au Canada afin d’en apprendre plus sur les développements initiaux de la médecine familiale en Amérique du Nord. Cette expérience lui a inspiré 2 articles fondamentaux publiés dans The Lancet en 19662 et en 19673, dans lesquels il décrit la pratique générale comme étant une discipline unique et où il fait mention de ses recommandations pour une réforme de l’éducation en pratique générale.
À l’époque, la formation en vue de la pratique générale était basée sur un concept désuet voulant que les omnipraticiens ne soient qu’une pâle image d’un certain nombre de différents spécialistes2. La formation pour la pratique générale consistait en une série de courts stages dans une variété de spécialités en milieu hospitalier, qui préparaient mal les médecins aux réalités de la pratique familiale. Les étudiants étaient formés au sein d’une sphère diamétralement opposée aux soins primaires et par des médecins qui avaient peu d’expérience dans le domaine. Lorsque les jeunes médecins entraient en médecine de soins primaires pour la première fois, ils avaient besoin d’une réorientation si fondamentale qu’ils pouvaient en perdre complètement la raison3.
McWhinney a insisté sur le fait qu’apprendre à penser comme un médecin de famille nécessite de passer du temps dans un contexte de médecine familiale.
Les valeurs et les attitudes ne sont pas transmises par les cours magistraux ou les manuels. Elles doivent transparaître dans tout l’environnement où l’apprentissage se produit. Voilà pourquoi l’environnement d’apprentissage est si crucial dans l’éducation des médecins de famille. C’est également pourquoi nous croyons fermement que les diplômés apprendre à devenir des médecins de famille que si la majeure partie de leur formation a lieu dans un milieu marqué par les éthos de la médecine familiale4.
Plusieurs des recommandations de McWhinney semblent évidentes aujourd’hui, mais à l’époque, elles étaient révolutionnaires. McWhinney a recommandé que la formation en médecine familiale soit d’au moins 2 ans et soit planifiée comme un ensemble; qu’il y ait des possibilités de suivre des patients aux prises avec des problèmes chroniques en cliniques externes et à domicile, sur une longue période de temps, et que les étudiants puissent apprendre à composer avec des problèmes indifférenciés. Il a suggéré que la formation en psychiatrie ne soit pas un stage distinct mais qu’elle soit plutôt intégrée tout au long du programme, et que chaque stagiaire soit guidé dès le début par un médecin de famille ayant des titres universitaires en bonne et due forme. La recommandation la plus révolutionnaire de McWhinney était peut-être de laisser tomber les stages courts et de les remplacer par de plus grandes périodes où l’on insisterait sur la continuité des relations avec les patients et les professeurs.
Ce n’est que tout récemment que les programmes ont instauré de longs blocs de formation en médecine familiale durant lesquels les résidents ont la possibilité de développer des relations continues et plus profondes avec un groupe de patients et avec leurs superviseurs5–7. Maintenant reconnue comme une des assises de la discipline de la médecine familiale, la continuité fait partie d’un des trois « C » du Cursus triple C axé sur le développement des compétences, qui sert de cadre de pour toute la formation postdoctorale en médecine familiale au Canada8–10.
Engagement continu
McWhinney a dit que l’essence de la pratique était un engagement inconditionnel et évolutif envers ses patients. Selon lui, nous nous définissons nous-mêmes en fonction de cette relation11.
Tout en élaborant sur le sujet, il a dit que le type d’engagement dont il voulait parler implique que le médecin devra «rester» avec la personne peu importe son problème et qu’il le fera en raison de son engagement envers la personne et non envers un ensemble de connaissances ou un domaine technique. Pour ce genre de médecin, les problèmes deviennent des sujets intéressants non seulement en soi, mais parce qu’il s’agit du problème de M. Smith ou de Mme Jones12.
Il faut du temps pour développer cette compréhension et cet engagement lorsqu’on soigne un groupe de patients. C’est une des raisons principales pour lesquelles la continuité est importante dans l’apprentissage de la médecine familiale. La continuité nous fait constater l’importance des relations avec les patients, mais elle permet aussi aux apprenants diplômés d’apprendre l’évolution naturelle des maladies en soins primaires. McWhinney a décrit la satisfaction d’observer des patients avec des maladies de toutes sortes, dans leur milieu de vie et sur de longues périodes de temps, et il a dit croire que l’observation de l’évolution naturelle d’une maladie est la science fondamentale de la médecine13. Fry14 et Hodgkin15 ont donné des descriptions détaillées du contenu et de l’évolution naturelle des maladies dans la pratique familiale. Les pathographies (p. ex. des récits personnels de patients qui décrivent leur expérience avec la maladie) sont devenues plus communes au cours des dernières années16. De telles observations offrent aux médecins la possibilité d’acquérir une compréhension riche de la maladie et des diverses façons que trouvent les patients pour s’y adapter et l’accepter.
De plus, la continuité permet aux résidents de se sentir progressivement plus à l’aise avec le milieu de la pratique et avec l’équipe à laquelle ils sont assignés. Les résidents peuvent ainsi se concentrer sur leur apprentissage et augmenter graduellement leurs responsabilités au lieu de tout recommencer de façon répétitive dans un nouveau milieu où leur niveau d’autonomie serait initialement réduit. Il faut du temps avant que les superviseurs puissent évaluer les habiletés des nouveaux résidents et, dans l’intérêt de la sécurité du patient, les superviseurs limitent les responsabilités confiées aux résidents jusqu’à ce qu’ils pensent que les stagiaires sont consciencieux, honnêtes dans leur rapport des observations cliniques et capables de le reconnaître lorsqu’ils ont besoin d’aide17,18.
Dans ses mémoires, McWhinney a décrit une expérience antérieure qui lui ont apprise les lourdes et importantes responsabilités des superviseurs cliniques. Durant l’intervalle entre la fin de ses études de médecine et le début de sa formation postdoctorale, il assistait son père à la clinique et faisait des visites à domicile. Il est allé voir un jeune homme à son domicile, aux prises avec des douleurs abdominales aiguës et, n’ayant pas trouvé d’anomalies lors de l’examen abdominal, il a diagnostiqué une gastroentérite. Deux jours plus tard, la douleur s’était intensifiée et le patient présentait tous les symptômes d’une rupture de l’appendice, ce qui a causé son décès.
«J’étais dévasté, raconte-il …. J’aurais dû demander à mon père de le voir. Je pense maintenant que, comme plusieurs étudiants en médecine, j’ai omis de demander de l’aide parce que je n’avais pas assez d’expérience pour reconnaitre le danger. Cette leçon est restée gravée dans ma mémoire à tout jamais. Cette expérience m’a fait réaliser à quel point il s’agit d’un engagement sérieux que de superviser les stagiaires inexpérimentés.… Lorsque j’ai commencé à enseigner et à enseigner à des futurs enseignants, j’ai insisté pour que les médecins de première année postdoctorale soient étroitement supervisés. Cela signifiait de passer en revue avec eux chaque cas vu au cours de la journée. En aucun cas les consultations auprès du superviseur ne devraient être laissées à l’initiative de l’étudiant seulement1.»
La continuité dans la relation enseignant-étudiant permet aussi à l’enseignant de connaître mieux l’apprenant et ses besoins d’apprentissage, de régler des problèmes entourant le processus développemental pour devenir médecin de famille, et de ne pas se limiter aux besoins d’apprentissage cognitifs de l’étudiant.
Dans un article publié en 1996, McWhinney a écrit que nous ne pouvons comprendre les émotions et les sentiments d’un patient que si nous comprenons les nôtres, mais la connaissance de soi est négligée dans l’éducation médicale, peut-être parce que le chemin menant à cette connaissance est long et tortueux. Il s’est alors posé la question suivante: Est-ce que la médecine pourrait devenir une discipline axée sur l’autoréflexion? Cette idée peut sembler absurde. Il le faut pourtant, selon McWhinney, si nous voulons être des guérisseurs aussi bien que des technologues compétents19.
En réitérant l’importance que McWhinney accorde à l’apprenant en tant que personne à part entière, dans un récent texte de référence sur l’éducation médicale, Cooke et ses collègues affirment que la formation professionnelle—forger une identité professionnelle—devrait être l’objectif fondamental de l’éducation médicale20.
Principes fondamentaux
Une des contributions les plus importantes de McWhinney à la discipline de la médecine familiale a été sa formulation avisée des valeurs et des principes fondamentaux de notre approche généraliste en matière de soins médicaux. McWhinney avait un talent exceptionnel pour traiter du très particulier et du très personnel dans des principes conceptuels et philosophiques plus larges. Cette perception nous amène à penser aux maladies selon l’angle des patients en tant qu’individus plutôt qu’en tant que concepts abstraits. Selon McWhinney, cette insistance est nécessaire à notre capacité d’offrir des soins axés sur la compassion, puisque cette approche clinique exige que l’on accorde une attention rigoureuse à tout ce qui est spécifique ou particulier19,21. À l’inverse, trop d’abstraction mène au détachement et limite ainsi nos capacités à nous impliquer en tant que guérisseurs auprès de nos patients qui souffrent.
McWhinney a décrit 2 composantes essentielles à cette compréhension. Premièrement, nous devons concevoir le corps humain comme un organisme plutôt que des métaphores mécanistiques. Ensuite, nous devons éviter le dualisme simpliste du corps et de l’esprit. De cette façon, nous pouvons percevoir chaque patient comme un être particulier, vivant dans une communauté particulière ou un environnement particulier, à un moment spécifique. Ainsi, l’incertitude et Ia complexité de la vie font automatiquement partie de notre conception du problème de chaque patient et on évite par le fait même les perceptions linéaires et réductionnistes de la maladie.
Toujours pertinent
En préparant ce commentaire, nous avons relu plusieurs des publications révolutionnaires de McWhinney et nous avons été frappés par la beauté de son langage, par toutes ses convictions et par la pertinence perpétuelle de ses idées en matière d’éducation médicale postdoctorale. Nous nous rappelons notre réaction initiale à ses écrits: «Bien sûr! C’est précisément ce dont il s’agit!». McWhinney nous donne la terminologie et les concepts pour comprendre les qualités très spéciales et uniques de notre discipline. Cette terminologie et ces concepts peuvent et surtout doivent continuer de nous guider lorsque nous tentons de construire notre discipline, que nous discutons de la valeur de ce que nous faisons en tant que médecins de famille et que nous enseignons à nos apprenants pourquoi les valeurs de la médecine familiale sont si importantes pour nous, pour nos patients et pour notre société.
Acknowledgments
Dre Whitehead reçoit présentement une aide salariale du AMS Phoenix Project.
Footnotes
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This article is also in English on page 11.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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