Ian McWhinney a conceptualisé et décrit le fondement philosophique de la médecine familiale d’une façon que les médecins de famille savent tous reconnaître1. Au cœur de la vision de Dr McWhinney se trouve la conviction que le médecin de famille est le maître généraliste de la médecine.
Dès les paragraphes d’introduction de A Textbook of Family Medicine2 et jusqu’à ses premiers travaux publiés dans les revues évaluées par des pairs3–5, le thème du généraliste est à l’avant-plan. Dr McWhinney a formulé de manière constante les valeurs uniques des omnipraticiens et les compétences exigées d’eux par les réalités des soins à une population de patients indifférenciée.
Dans le présent article, à l’aide de ses mots, de nos analyses personnelles et des pensées d’autres personnes, nous résumons 10 des puissantes réflexions de Dr McWhinney à propos du médecin de famille en tant que généraliste, et nous affirmons que ces réflexions sont plus pertinentes que jamais pour la médecine familiale, notre système de santé, et la santé et le bien-être des Canadiens.
Le généralisme est une méthode clinique distincte
«Généraliste», si ce mot désignait un médecin qui faisait tout, comme la chirurgie, la médecine et l’obstétrique, son sens devenait désuet3.
Certains décrivent le «vrai généraliste» comme le médecin de famille qui fait tout dans tous les milieux de la communauté: clinique, service hospitalier, salle d’accouchement, urgence et centre d’accueil6,7. Ce sont des médecins hautement compétents, en particulier dans les milieux plus éloignés, dont le travail au quotidien pourrait ressembler à ce concept idéalisé du généraliste, mais ce profil impressionnant de compétences cliniques n’est pas l’essence du généraliste. Généralisme n’est pas synonyme d’intégralité. Comme l’expliquait Dr McWhinney dans l’un de ses plus anciens ouvrages4, la «compétence particulière» du généraliste est la détection des stades initiaux de l’éloignement de la normale et elle se manifeste grâce à divers facteurs présentés dans l’Encadré 14.
Compétences contribuant à l’expertise en généralisme
Voici les compétences que Dr McWhinney a décrites comme contribuant à l’expertise en généralisme:
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Données tirées de McWhinney4
Stephens affirme que le généraliste est l’expert dans l’évaluation de problèmes indifférenciés, notamment des maladies qui se présentent très tôt dans leur évolution naturelle, alors qu’elles sont largement impossibles à distinguer d’une maladie mineure, transitoire ou ayant une forte composante psychologique8.
Une telle tâche exige que le généraliste mette à contribution sa connaissance cumulative du patient et la continuité de la relation médecin-patient pour mieux cibler le jugement et atténuer l’incertitude cliniques. C’est cette méthode clinique qui définit le généraliste. C’est une compétence que tout médecin de famille doit perfectionner et utiliser pour soigner ses patients, quels que soient le degré d’intégralité des compétences cliniques spécifiques ou les milieux de pratique.
Au Canada, la pratique familiale est l’épitomé de la pratique clinique généraliste
De toutes les disciplines de la médecine, la pratique générale est la plus diversifiée. Chaque pratique est le reflet de la personnalité du médecin, du type de patients qu’il dessert et du quartier où il travaille5.
La portée de la médecine familiale n’a pas de limites prédéterminées. Certaines disciplines généralistes, comme la médecine interne et la pédiatrie, réduisent leur portée en fonction de l’âge du patient. D’autres, comme l’obstétrique, limitent la portée de leur pratique en fonction du sexe, et d’autres encore, comme la médecine d’urgence, en fonction de l’acuité des soins. Les médecins de famille s’engagent à travailler avec tous les patients, quel que soit leur problème, jusqu’aux limites de leur compétence, non seulement pendant la durée d’une maladie en particulier, mais aussi entre les épisodes de maladies. Une relation thérapeutique continue de cette nature est unique à la médecine familiale.
Si nous [médecins de famille] devons nous acquitter de nos fonctions, il est essentiel que notre engagement soit inconditionnel; les patients doivent pouvoir croire que nous ne leur dirons jamais que leur problème ne relève pas de notre domaine9.
Le généralisme comme base scientifique
De nombreux patients ont des maladies qui défient la différenciation en une catégorie pathologique bien connue. De 25 à 50 % des maladies en pratique familiale demeurent indifférenciées, même après une évaluation9.
Le diagnostic d’un problème possiblement mortel qui ne peut attendre ne représente qu’une minorité de cas dans le cabinet d’un généraliste. L’acumen clinique et un diagnostic différentiel avisé aideront le médecin à déterminer quels patients ne peuvent pas attendre sans danger une investigation ou le traitement de leurs symptômes. Pour la plupart des autres patients, la décision du délai à attendre en toute sécurité avant de poser un diagnostic précis dépend de divers facteurs associés au patient et au médecin, y compris la relation médecin-patient.
En pratique générale, la prévalence d’une maladie spécifique sera bien moins grande qu’à l’urgence ou à l’hôpital. Par conséquent, la valeur de prédiction des tests diagnostiques est bien moins élevée et l’utilité de tels tests dans le milieu de la pratique générale est considérablement surestimée10. La poursuite incessante d’un diagnostic précis et les recherches pour exclure à tout prix une cause organique pourraient se révéler futiles, un gaspillage ou même dommageables au patient. À mesure que progresse la technologie, les coûts et les risques potentiels pour le patient, comme ceux des tests d’investigation et les effets secondaires des médicaments, augmentent considérablement2.
En réaction aux limites des tests diagnostiques, les généralistes experts utilisent l’approche scientifique de «l’attente sous surveillance»11,12. Laisser délibérément et attentivement l’évolution naturelle influencer la probabilité avant test d’une maladie se fonde rigoureusement sur les principes de l’épidémiologie clinique. L’approche généraliste n’est pas meilleure ou moins bonne que celle du spécialiste; elle est simplement différente13. Selon Rosser et ses collègues, si plus de gens comprenaient le concept et l’estimation compétente de l’attente sous surveillance en pratique famille, l’excellent médecin de famille serait encore plus valorisé10.
Les généralistes sont souvent des diagnosticiens, parfois des thérapeutes, mais toujours des guérisseurs
Être un guérisseur, c’est aider les patients à trouver leur propre cheminement à travers les bouleversements de leur maladie pour retrouver trouver leur nouvelle intrégrité9.
De nombreux patients sortent d’une consultation avec leur médecin de famille en acceptant l’incertitude sur le plan du diagnostic et du pronostic. D’autres craignent ce qui pourrait se dissimuler sous leurs symptômes ou la possibilité de vivre indéfiniment avec eux. À mesure qu’augmente le nombre de maladies chroniques qui affectent un patient en particulier, le nombre des symptômes potentiels s’accroît aussi, ainsi que le fardeau iatrogène des médicaments qui lui sont inévitablement prescrits.
Le soulagement de la souffrance du patient est une partie importante du travail d’un généraliste. En plus des symptômes physiques du patient, il y a aussi la peur de l’inconnu, la frustration à l’égard du fonctionnement altéré, la culpabilité de déranger autrui et le stress général accru dans la vie du patient au quotidien. Les habitudes personnelles du patient peuvent aussi contribuer à ses problèmes. Une incursion habile dans ces facteurs relève du guérisseur. Bien faite, cette incursion peut être en elle-même une intervention thérapeutique puissante.
Les dirigeants du mouvement généraliste doivent convaincre les décideurs que l’attention excessive accordée à des indicateurs de rendement mesurables chez les médecins aura un prix. Si les médecins sont réduits à travailler comme des techniciens sur une chaîne de montage, une grande part du travail de guérisseur du généraliste centré sur la personne sera alors en péril.
La société s’attend de plus en plus à une attention spécialisée, peut-être à son propre péril
Bon nombre d’entre nous vivons dans des sociétés qui valorisent l’excellence. La notion d’excellence, par ailleurs, est le perfectionnement d’un seul talent à sa limite ultime… En décidant d’être généralistes, les médecins de famille ont renoncé au perfectionnement d’un seul aspect en faveur de l’équilibre et de la plénitude. Ils en paient effectivement le prix: un manque de reconnaissance de la part d’une société elle-même déséquilibrée2.
La spécialisation est née durant la révolution industrielle et avait initialement une application d’ordre économique surtout. En faisant en sorte que les travailleurs se concentrent sur le perfectionnement d’un aspect en particulier du processus de fabrication, il y avait des effets positifs évidents sur la productivité et, par conséquent, sur les retombées économiques14.
Des spécialistes bien formés sont nécessaires en médecine, mais on doit les utiliser de manière appropriée. Alors que des nombres accrus de généralistes sont associés à de meilleurs résultats en santé de la population, des nombres plus élevés de spécialistes ont un effet neutre ou opposé15. L’industrie médicale, les médecins et les personnalités publiques perpétuent le mythe que si on a un problème non résolu ou une maladie non guérie, c’est parce qu’on n’a pas eu accès au meilleur spécialiste ou au test le plus avant-gardiste. Ce message suscite des attentes irréalistes et une demande de services que la société n’a simplement pas les moyens de se payer.
Le généralisme exige que la société embrasse la notion d’une pratique désordonnée, indéfinie, léthargique et risquée de la médecine… L’Homo sapiens en est venu à s’attendre à un certain salut, non pas à une palliation incertaine12.
Les demandes envers les généralistes changent incessamment
Pendant la majorité de ce siècle, le professionnel typique des soins primaires a été un praticien généraliste16.
Jusqu’au 20e siècle, le généraliste était un médecin en solo dans une pratique en cabinet. Au Canada, ce profil s’est transformé considérablement en pratiques collectives et en équipes multidisciplinaires. La tendance à dispenser plus de soins aux patients en dehors des hôpitaux et le fait que les patients plus malades soient de plus en plus soignés en milieu communautaire ont contribué à cette transformation.
Même si les répercussions précises de ces changements restent à déterminer, le travail en équipe semblerait avoir des avantages pour tous, en particulier pour le patient. Toutefois, il y a certains risques. Nous devons assurer que les soins ne soient pas fractionnés au sein des équipes de soins primaires, chaque membre de l’équipe étant responsable d’une petite partie des soins au patient. Le médecin généraliste demeure ultimement responsable de la personne complète; il doit gérer et coordonner l’ensemble de l’activité thérapeutique de l’équipe entière.
Les généralistes sont confrontés à des défis, y compris venant de la médecine familiale
En raison d’un intérêt particulier ou d’une formation spéciale, un médecin peut avoir des connaissances que n’ont pas ses collègues…ce qui importe, c’est que cette réalité n’entraîne pas de fragmentation2.
Les nouveaux diplômés en médecine familiale s’intéressent grandement à la poursuite d’une formation additionnelle en compétences avancées et aux programmes de troisième année de perfectionnement. Le Collège des médecins de famille du Canada a récemment formé des groupes de médecins de famille ayant des compétences avancées dans des domaines ciblés de la pratique. Certains des quelque 20 groupes d’intérêts particuliers proposent des certificats de compétence dans leur domaine.
Une étude qualitative auprès de résidents en médecine familiale17 a révélé que ces derniers croyaient que la «spécialisation» était une solution au «fardeau» de la gestion d’un vaste champ de pratique. Nous savons que, parmi les 77 % des médecins de famille ayant reçu une certification en médecine d’urgence du Collège des médecins de famille du Canada qui pratiquent encore la médecine d’urgence, 59 % pratiquent exclusivement la médecine d’urgence18.
Starfield et Gervais11 se sont dits inquiets que la spécialisation au sein du généralisme risque de créer des demandes accrues pour des soins spécialisés axés sur la maladie par opposition à des soins centrés sur la personne entière qu’est le patient. Ils font valoir que la formation en compétences avancées au sein de la médecine familiale devrait se concentrer sur des questions centrales au travail du généraliste, y compris des domaines comme les symptômes inexpliqués et les patients difficiles.
La compétence généraliste doit avoir des modèles de rôles pour mobiliser les apprenants
Pour être des enseignants efficaces… nous devons apprendre à analyser, décrire et justifier les nombreux jugements intuitifs que nous posons dans notre travail au quotidien19.
Il y a d’immenses possibilités en généralisme médical, tant en perfectionnement professoral que dans d’autres activités d’érudition précieuses et significatives comme la rédaction d’articles et de lettres aux revues, la mise au défi des résidents d’élaborer de judicieuses questions de recherche et la formation d’équipes de recherche qui présentent des demandes de subventions20. Le corps professoral doit susciter l’intérêt des apprenants, en particulier des résidents en médecine familiale, à propos de l’essence et de la valeur de leur profession: compétences pour composer avec des maladies indifférenciées, évaluations cliniques fondées sur des données probantes, juste équilibre dans le recours à l’attente sous surveillance, utilisation judicieuse des investigations et connaissance des constatations de la recherche possibles à généraliser. Les enseignants doivent s’attaquer de plein front à ce qu’Ian McWhinney appelait les mythes courants à propos des généralistes16, avec lesquels nos apprenants sont inévitablement aux prises, soit: qu’ils doivent «tout savoir», que le spécialiste en «saura toujours plus», que la spécialisation éliminera l’incertitude, que la nouvelle science entraîne toujours des renseignements plus utiles et que l’erreur est habituellement attribuable à un manque d’information.
Les médecins de famille ont besoin d’un apprentissage particulier pour être des généralistes efficaces
Chaque élément caractéristique du généraliste (Encadré 1)4 peut faire partie d’un processus structuré d’apprentissage pour les étudiants en médecine, les résidents et même les médecins participant à des ateliers de développement professionnel. On peut mentionner comme exemples la façon dont des maladies courantes se présentent avant de se déclarer, notamment la douleur avant le rash dans un épisode de zona, la fièvre et la sueur d’une infection possible se produisant comme les premiers signes d’un lymphome, comment un lymphome inhabituel se manifeste dans un plan de prise en charge par attente sous surveillance. De même, il pourrait y avoir un débat sur la façon de reconnaître et de prendre en charge un nouveau stress émotionnel chez un jeune parent autrement en santé. Chaque élément mérite une attention particulière dans une série d’apprentissages qui renforcent la compétence généraliste du jeune médecin.
Les médecins de famille sont des cliniciens experts, et non des spécialistes
Nous ne sommes pas des spécialistes, à moins que ce terme ne perde son sens9.
Il y a eu de nombreux débats21,22 sur la question de savoir si la médecine familiale devrait être considérée comme une spécialité médicale. Au Canada, la question concerne principalement le statut professionnel. Dans certaines régions, il y a aussi des avantages financiers considérables à être identifié comme un spécialiste.
Tous les spécialistes imposent des limites à ceux qu’ils servent, que ce soit en fonction de l’âge ou du sexe, de l’acuité de la maladie, d’un organe en particulier ou de la nécessité d’utiliser une technologie. Les médecins de famille n’ont pas de telles limites. Sontils des spécialistes? Non. Ils sont des généralistes: cliniciens experts, maîtres de la présentation clinique indifférenciée, gestionnaires de l’incertitude, guérisseurs, collaborateurs, scientifiques et modèles de rôles. Ils sont mobiles et adaptables. Maintenant plus que jamais, la viabilité de notre système de santé dépend de leur savoir, de leurs compétences et de leurs attitudes uniques.
Footnotes
This article is also in English on page 20.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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