Ses petits doigts entouraient mon index avec une fermeté étonnante.
J’observais sa poitrine se soulever et retomber, sa respiration bien trop forte pour une si petite personne. Dehors, le vent s’intensifiait, et de la fenêtre fissurée, l’odeur de la neige imminente parvenait à mes narines.
Nous n’avions pas beaucoup de temps.
Bientôt, la neige envelopperait l’île, et les vents seraient trop violents pour permettre à l’hélicoptère d’atterrir.
Il fallait qu’elle parte d’ici, et vite.
Six mois plus tôt, je l’avais mise au monde alors que j’effectuais un stage d’enseignement. Un bébé à terme et en santé, la tête couverte d’une mignonne chevelure noire et raide et de curieux yeux sombres. Je ne me doutais pas qu’elle souffrait d’une sévère anomalie de la cloison interventriculaire, une condition qui n’a fait surface qu’un certain temps après sa naissance, et long-temps après mon retour à la maison.
La chirurgie constituait la seule option, mais elle n’était possible qu’à près de 900 km, et nécessitait une EVASAN.
Sa respiration était maintenant sifflante, et tout le furosémide et le salbutamol du monde ne semblaient pas aider. Ces sibilances étaient causées par son problème cardiaque, alors que ses petits poumons s’emplissaient d’eau à mesure que son cœur défaillait.
Fréquence cardiaque: 190.
Fréquence respiratoire: 80.
L’intubation n’était pas envisagée, car nous n’étions pas certains qu’elle y survirait ou que nous aurions la capacité de gérer son état si elle s’en sortait.
Alors elle s’accrochait à ma main, tandis que je m’accrochais à la sienne, et que je priais.
Son père, un homme à la voix douce et aux yeux tendres, se tenait légèrement à l’écart du lit. Il piétinait, ses grosses mains jointes maladroitement devant lui.
« Wah-chay », dit-il en guise de bienvenue à l’infirmière qui s’approchait de sa fille pour lui administrer une autre dose de furosémide. Il me regarda furtivement.
« Ne meurs pas. C’est interdit », murmurai-je, fronçant les sourcils, concentrée tandis que je prenais son pouls, son artère brachiale battait sous mes doigts. Même sans poser mon stéthoscope sur sa poitrine, ses sifflements résonnaient dans la pièce silencieuse.
Fréquence respiratoire: 70.
Le furosémide fonctionnait peut-être, après tout. Ou peut-être qu’elle était tout simplement fatiguée.
Dans l’autre pièce, ma collègue était au téléphone, se disputant avec l’entreprise d’évacuation médicale.
« Non, vous ne comprenez pas. Elle ne peut pas attendre jusqu’à demain matin. Elle doit partir ce soir. Une tempête s’installe et nous ne pourrons pas gérer son état. Je me fiche de ce que vous devez faire, je vous demande seulement de m’envoyer un hélicoptère. » Puis le récepteur du téléphone fut reposé avec fracas sur sa base.
Je regardai le père de ma patiente, les sourcils froncés tandis qu’il observait sa fille lutter pour chaque respiration.
« Vous n’avez pas besoin de vous tenir si loin. » Je lui fis signe de s’approcher. « Vous pouvez la toucher. En fait, cela pourrait la calmer. Vous êtes la seule personne qu’elle connaît. » Il se mordit la lèvre, mais sa main, n’hésitant plus, se posa sur les cheveux soyeux de sa fille.
Alors que nous nous tenions de part et d’autre de son lit, tels des gardiens, l’infirmière responsable accourut.
« Ils la prennent! Elle s’envole pour le sud ce soir. L’hélicoptère arrivera dans quelques heures. »
En un éclair, les infirmières sont apparues, réquisitionnant sa fille, l’entourant de tubes à perfusion, d’électrodes et de couvertures.
Il recula, plus démonté que jamais. « C’est bouleversant, n’est-ce pas? » Je me suis approchée de lui.
« Oui », répondit-il, la voix enrouée. Le premier mot qu’il me dit depuis qu’il avait amené sa fille ici ce matin, à part les salutations que nous avions échangées. J’avais appris qu’il était un homme de peu de mots, d’une grande force, et qu’il voulait retenir ses émotions à tout prix, mais qu’on pouvait facilement lire si l’on prenait le temps d’observer.
« Qu’est-ce qui se passe ensuite? », demanda-t-il.
« L’hélicoptère va la conduire à l’hôpital Sick Kids de Toronto où elle sera opérée. Mais seulement un d’entre vous, votre femme ou vous, peut monter à bord de l’hélicoptère avec elle. Et avec le temps qu’il fait ce soir, je ne suis pas certaine que votre femme va arriver avant que l’hélicoptère reparte. » Son épouse était à la maison, dans leur village à quelques heures de route, et s’occupait de leurs autres enfants.
Il hocha de la tête, assimilant l’information. Une fois de plus, il se tortillait les doigts.
« Je n’y suis jamais allé. »
Je l’entendis à peine, tant les mots étaient prononcés faiblement, perdus quelque part entre sa moustache et mes oreilles.
« Vous n’êtes jamais allé à Toronto? », demandais-je.
« Non. » Il fit une pause. « Non. Je ne suis jamais allé au sud. Je n’ai jamais été en ville. Ma femme. C’est toujours elle qui a voyagé avec notre fille. Je n’y suis jamais allé. Je … je ne sais pas comment c’est. Comment suis-je censé aider ma fille si je ne sais pas comment c’est? » Il déversait ces mots, empreints de peur. « Ma femme, elle sait. »
Je le fis s’asseoir et, cette fois-ci, lorsque je mis ma main sur la sienne, nos regards se rencontrèrent.
« Toronto est une grande ville. Beaucoup plus grande que votre village, et bien plus bruyante aussi. L’hélicoptère va atterrir sur le toit de l’hôpital, et vous aurez une vue de la ville. Vous verrez de nombreuses lumières brillantes, entendrez des sirènes d’ambulance et le bruit des voitures. Vous trouverez peut-être que les gens là-bas se déplacent plus rapidement, parlent plus vite. N’en soyez pas intimidé. Vous êtes son père, c’est vous qui la connaissez le mieux. Votre voix est importante et doit être entendue. Je sais que c’est effrayant et que votre femme s’occupait d’elle par le passé, mais maintenant c’est votre tour. Et jusqu’à présent, vous vous êtes très bien débrouillé. Il n’y a pas de raison de penser que vous ne pourrez pas faire pareil à Toronto. Parce que là-bas ou ici, cela ne change pas le fait que vous êtes son père. »
Ses yeux, fixés aux miens, s’emplirent d’eau. Il cligna des yeux. Hocha de la tête.
« Meegwech. » Merci.
« Est-ce que je peux faire autre chose pour vous aider? Avez-vous des questions particulières auxquelles je n’ai pas répondu? »
« Non. » Il prit une grande respiration. « Maintenant, attendons. »
Elle s’en est sortie, ce soir-là, son père volant avec elle pour la première fois vers les lumières brillantes de la ville, un nouveau cœur et une nouvelle aventure.
Bon vol, petite. Tu n’es pas seule.
Notes
Récits en médecine familiale
Ces récits ont été présentés dans le contexte du programme Histoire et narration en médecine familiale, un projet que poursuit le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) sur un base continue, grâce à un don versé à la Fondation pour la recherche et l’éducation par Associated Medical Services Inc. (AMS). Le programme recueille des récits et des narrations historiques au sujet de la médecine familiale au Canada qui sont inclus dans une bas de données en ligne accessible au public. Les Prix AMS–Mimi Divinsky sont décernés aux rédacteurs des trois meilleurs récits présentés chaque année. Pour en savoir plus sur les Prix AMS–Mimi Divinsky, rendez-vous à la section du Prix et bourses dans le site Web du CMFC à l’adresse www.cfpc.ca. La bas de données sur les récits en médecine familiale se trouve à www.cfpc.ca/Recits.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2014 issue on page 68
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