
Il ne se passe pas une semaine, voire même une journée, sans qu’un incident ou un événement particulier ne vienne perturber le cours habituel de nos vies professionnelles. En réalité, nos pratiques médicales recèlent des histoires et des anecdotes troublantes. À preuve, qui n’a pas en tête la fois où …
La fois où vous avez été appelé à l’urgence pour un patient qui avait des douleurs rétrosternales et qu’en traversant la salle d’attente, vous avez remarqué ces 2 jeunes enfants, assis sagement, qui attendaient que leur père sorte de la salle de consultation. Ces enfants pour qui ce père était tout au monde; ces enfants qui ne s’attendaient pas à ce que vous leur annonciez que leur papa n’était plus; qui ne s’attendaient pas à ce que vous leur disiez que leur père était mort.
Ou, la fois où vous étiez aux soins palliatifs et que vous aviez sous vos soins un patient en phase terminale d’un cancer qui n’en finissait plus. Comateux, les traits émaciés, l’haleine fétide, l’allure cadavérique, le pauvre hère n’en finissait plus de mourir. Au grand désespoir des siens qui n’y pouvaient rien. Comme l’agonie leur paraissait longue! Interminable. Combien de temps encore avant qu’il ne parte? Or, ce soirlà, après votre bureau, après votre tournée, vous étiez allé jeter un coup d’œil pour vous assurer que tout allait bien. Il y régnait un calme troublant. Seule la respiration régulière du patient rythmait le temps. Autrement, la chambre était vide. C’est alors que vous avez aperçu, suspendu à la potence de la pompe à perfusion, une photo—sa photo, reflet d’une autre époque. L’homme—quel bel homme d’ailleurs—bien plus jeune, tenait fièrement le hauban de son voilier. Le sourire radieux. Le bonheur insouciant d’être là, vivant et heureux. Vision de la vie et de la mort se côtoyant sous vos yeux.
Ou, la fois où vous étiez résident et qu’on vous avait mis de garde aux soins intensifs de la néonatologie—quelle idée d’attribuer tant de responsabilités à un jeune résident en médecine familiale à sa première garde en pédiatrie!—et qu’en pleine nuit, votre pagette s’était mise à bourdonner frénétiquement. Vous rappelezvous à quel point vous êtes devenu stressé? Avec raison. Il y avait là, dans l’incubateur, un bébé qui ne respirait plus. Un poupon tellement petit qu’il ne faisait pas la longueur de votre main. Tellement minuscule que vous en avez perdu tous vos moyens, jusqu’à ce que l’infirmière vous glisse délicatement à l’oreille: Docteur, on pourrait peutêtre le masser?
Nous avons tous des histoires semblables à cellesci, à quelques variantes près, n’estce pas? Des histoires qui nous ont émus et qui nous ont troublés. Qu’en faisons-nous?
Certains ventilent au poste en rédigeant leurs notes. D’autres en discutent à la réunion d’équipe ou à la réunion de service. D’autres encore en parlent avec leur conjoint ou leurs proches, après le travail, une fois la journée finie, tout en préservant la confidentialité. Quelques-uns participent au prix AMS–Mimi Divinsky d’histoires et narrations en médecine familiale1. Enfin, il y en a qui soumettent leurs réflexions au Médecin de famille canadien. C’est le cas d’Amelia Nuhn qui nous raconte l’histoire d’une jeune fille qui consulte pour une éruption cutanée. Récit en apparence banal mais dont la suite intitulée « An unexpected lesson » mérite certainement d’être lue (page 926?)2.
Or, se pourraitil que certains médecins ne parlent pas? Que certains ne disent pas un mot? Ne se confient jamais? Et que, ce faisant, ils s’endurcissent progressivement et inexorablement. Devenant de plus en plus distants aux émotions. Maintenant un clivage complet entre données et vécus. L’exercice de la médecine se résumant alors à un ensemble de faits et de gestes, de raisonnements cliniques, d’applications de lignes directrices et de guides de pratique. Sans égard aux événements qui en bouleverseraient tant d’autres. On fait son travail et la vie continue.
Ne me dites pas que vous n’en parlez à personne. Ne me dites pas que vous ne vous confiez jamais à qui que ce soit. Ne me dites pas que tous ces moments vous laissent de glace et indifférents. Un billet assuré vers l’épuisement professionnel. Un indicateur troublant d’usure et peutêtre même d’incompétence.
Estil vraiment possible de ne pas parler? De ne pas raconter? De ne pas ressentir?
Footnotes
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This article is also in English on page 871.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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