La fracture sternale représente une affection peu fréquente à l’urgence1,2. L’attitude des médecins envers celle-ci a grandement évolué avec l’avènement, il y a plusieurs années, du port obligatoire de la ceinture de sécurité en voiture3. Anciennement considérée comme un indicateur de trauma sévère nécessitant une admission, la fracture sternale représente maintenant une affection souvent bénigne pouvant être traitée en externe4. La contusion myocardique et les arythmies qui en découlent demeurent des complications significatives présentes dans 8 % à 10 % des cas1,2,5,6.
Il est difficile de prévoir quels individus présenteront des complications cardiaques suite à une fracture sternale traumatique. Dans leur cohorte de 272 patients, Brookes et coll. identifient comme facteurs de risque d’arythmie suite à une fracture sternale, l’âge égal ou de plus de 65 ans et la présence d’une maladie cardiaque athérosclérotique (MCAS)7.
Plusieurs auteurs rapportent que l’utilisation de l’électrocardiogramme (ECG) à l’arrivée du patient ainsi que le contrôle de celui-ci ou le monitoring cardiaque 6 heures post-traumatisme permet de détecter les contusions myocardiques cliniquement significatives8–11. Le dosage des troponines I, dans un délai de 4 à 8 heures après le traumatisme pour la détection de cette condition, a aussi été proposé par différents auteurs12–16. Cette méthode a une bonne spécificité (60 % à 100 %), mais une sensibilité très variable d’une étude à l’autre (23 % à 100 %) pour prédire des atteintes myocardiques significatives (comme la présence d’arythmies, d’hypotension ou de choc) chez les patients ayant subi un traumatisme thoracique12–15. Son utilisation demeure donc controversée. La combinaison de ces deux modalités, soit la troponine I et l’ECG, est aussi rapportée dans certaines études, permettant de calculer une sensibilité de 100 % et une spécificité de 45 % à 89 % pour la combinaison des deux tests13–15.
Le but de cette étude est de décrire la pratique d’acquisition d’ECG initial et de contrôle (ou d’un monitoring équivalent) et du dosage des troponines chez les patients avec une fracture sternale qui sont évalués au département d’urgence.
MÉTHODOLOGIE
Population et devis expérimental
Cette étude rétrospective descriptive multicentrique d’évaluation de la pratique des médecins d’urgence a été réalisée dans deux centres académiques de traumatologie de la région de Québec: l’Hôtel-Dieu de Lévis et l’Hôpital de l’Enfant-Jésus. Les dossiers à réviser ont été identifiés à l’aide du logiciel clinico-administratif. Les critères de recherche étaient le diagnostic de fracture sternale (Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes, 10e révision, codes S22.200 et S22.201) pour la période s’étendant du 1 janvier 2007 au 1 octobre 2010. Les dossiers furent retenus pour l’analyse si le patient était initialement évalué à l’urgence et une fracture sternale était suspectée par l’urgentologue à la radiographie initiale.
Les dossiers ont été révisés à l’aide d’une grille d’évaluation standardisée permettant le recueil de données épidémiologiques sur la population. Les variables suivantes furent colligées: les données sociodémographiques, les antécédents de MCAS, la présence d’un ECG initial, la présence d’un ECG de contrôle à 6 heures ou plus, la présence d’un monitoring cardiaque de 6 heures, le dosage des troponines sanguines dans les 8 premières heures, une radiographie sternale, une radiographie du poumon, une tomodensitométrie (TDM) thoracique et une échographie cardiaque.
Principaux paramètres à l’étude
En ce qui concerne l’ECG, les critères de comparaison de qualité furent sélectionnés à partir d’opinions d’experts rapportées dans quatre études8–11. L’utilisation d’un ECG initial et de contrôle 6 heures post-traumatisme ou d’un monitoring cardiaque de 6 heures représente la pratique recommandée par la plupart de ceux-ci pour le diagnostic de la contusion myocardique dans la fracture sternale. L’utilisation des troponines I sanguines, 4 à 8 heures suivant un traumatisme thoracique, a également été proposée par certains auteurs comme méthode de détection efficace des arythmies significatives secondaires à la contusion myocardique12–16. Des analyses descriptives univariées et des tests de chi-carré furent effectués. Une valeur P < ,05 fut considérée significative.
RÉSULTATS
Cinquante-quatre dossiers furent identifiés. Les caractéristiques des patients à l’étude sont présentées dans le Tableau 1. L’âge moyen des patients inclus dans l’étude est de 51 ans (écart-type ± 21 ans); 13 % d’entre eux présentaient une MCAS et 54 % étaient des femmes. En total, 83 % des traumatismes rencontrés résultaient d’un accident de véhicule motorisé. Des 54 fractures sternales suspectées par les médecins d’urgence, 38 (70 %) ont été confirmées par le radiologiste.
Caractéristiques des 54 patients ayant une fracture sternale suspectée par l’urgentologue ou le médecin de première ligne
En total, 72 % des patients se présentant à l’urgence avec une fracture sternale traumatique ont été évalués initialement avec un ECG, tandis que 33 % de ces patients ont eu une évaluation par ECG ou monitoring cardiaque après 6 heures. Près du tiers (30 %) des patients ont été évalués à l’aide du dosage des troponines.
Le Tableau 2 et la Figure 1 présente la distribution des patients ayant eu un ECG initial et un ECG de contrôle ou un monitoring ainsi que ceux ayant eu le dosage des troponines selon les sous-groupes prédéterminés.
Utilisation de l’ECG initial, de l’ECG à 6 heures ou d’un monitoring équivalent et des troponines I chez les patients ayant subi une fracture sternale suspectée par l’urgentologue ou le médecin de première ligne
ECG—électrocardiogramme.
Utilisation de l’ECG initial, de l’ECG à 6 h ou monitoring équivalent et de la troponine I chez les patients ayant une fracture sternale suspectée par l’urgentologue ou le médecin de première ligne selon leurs facteurs de risque et leur provenance
Le Tableau 3 présente l’utilisation de la radiographie sternale et pulmonaire, de la TDM thoracique ainsi que de l’échographie cardiaque.
Modalités diagnostiques utilisées chez les patients ayant une fracture sternale suspectée par l’urgentologue ou le médecin de première ligne
Cas et complications
Dans cette cohorte de patients, deux cas plus complexes ont nécessité une observation prolongée et une investigation supplémentaire.
Dans le premier cas, une femme de 87 ans avec un antécédent d’infarctus du myocarde a subi une fracture sternale isolée en tant que passagère d’une automobile impliquée dans un accident. Elle a présenté, lors de son observation, une bradycardie descendant à 40 battements par minute associée à un bloc AV du 1er degré. Cette anomalie est disparue après 24 heures et aucun autre événement ne fut noté par la suite. Le dosage des troponines était sous le seuil de détection chez cette patiente. Aucune échographie cardiaque ne fut effectuée et le diagnostic de contusion myocardique a été posé.
Dans le deuxième cas, une patiente de 78 ans qui n’avait pas de MCAS connu a eu un bloc de branche gauche de novo sur l’ECG initial. Elle avait subi une fracture sternale isolée en tant que conductrice d’une automobile impliquée dans un accident. Elle n’a pas rapporté de syncope. Le dosage des troponines fut fait 8 heures après le trauma et était au-dessus du seuil de positivité. La patiente fut observée et l’échographie cardiaque n’a démontré que les anomalies usuelles associées au bloc de branche gauche. Un diagnostic de contusion myocardique fut posé par un cardiologue et aucune autre complication ne fut notée lors de son observation.
DISCUSSION
À la lumière des résultats obtenus, l’utilisation de l’ECG pour le diagnostic de l’arythmie chez les patients se présentant à l’urgence avec une fracture sternale ne correspond pas aux recommandations actuelles en la matière.
En effet, seulement 72 % des patients recensés ont été soumis à un ECG initial, fait surprenant considérant le faible coût de l’examen, sa grande disponibilité à l’urgence et la proportion relativement élevée d’arythmies rapportées dans ce type de population1,2,5,6. De plus, seulement 33 % des patients ont subi un monitoring ou un ECG de contrôle 6 heures post-trauma.
Le test de chi-carré n’a pas démontré d’association significative (P < ,05) entre les différents sous-groupes étudiés et l’application des recommandations quant à l’utilisation de l’ECG. Cependant, une forte proportion positive a été observée dans l’utilisation de l’ECG initial chez les groupes MCAS (86 %) et les 65 ans et plus (80 %) en comparaison avec la population générale étudiée (72 %). Pour le groupe des 65 ans et plus, nous remarquons une plus grande utilisation de l’ECG ou du monitoring de contrôle que dans la population générale (47 % vs 33 %); il n’en est pas ainsi pour le groupe MCAS (29 %). Ces données sont surprenantes considérant que Brookes et coll. ont identifié ces caractéristiques comme des facteurs prédisposant à l’arythmie suite à une fracture sternale7. L’application des recommandations établies demeure donc très faible, particulièrement pour ces groupes à risque.
Le dosage des troponines I sanguines, 4 à 8 heures suivant le traumatisme, a été utilisé dans 30 % des suspicions de fractures sternales. Le test de chi-carré a démontré une association significative entre l’utilisation des troponines et le sous-groupe MCAS (71 %, P = ,02). Cette association pourrait être influencée par la suspicion accrue des cliniciens pour les complications de la contusion myocardique chez ce sous-groupe de patients. Un seul test fut positif pour la contusion myocardique (6 % des tests) et il est associé à l’un des deux cas de contusion myocardique identifiés à l’ECG. Ce résultat semble corroborer la bonne spécificité (60 % à 100 %) du dosage de la troponine pour la contusion myocardique12–15.
Par contre, la sensibilité de ce test pour cette condition demeure incertaine (23 % à 100 %)12–15. Ce test ne devrait donc pas être utilisé seul pour le dépistage des contusions myocardiques cliniquement significatives. De plus, notons que le dosage des troponines n’était positif que pour un des deux patients ayant présenté des anomalies électrocardiographiques. Cependant, la combinaison de l’ECG et de la troponine I, 4 à 8 heures après le traumatisme thoracique, a démontré une sensibilité de 100 % dans les trois études, tout en conservant une spécificité raisonnable (45 % à 89 %) pour dépister les atteintes myocardiques significatives suite à un trauma thoracique13–15. Cette combinaison de tests de dépistage pourrait représenter une stratégie pertinente pour l’identification des patients à risque de développer des complications significatives (arythmies, hypotension et choc) et qui, par conséquent, devraient être observés de manière prolongée.
La proportion d’accord pour la présence de fracture sternale à la radiographie entre les médecins de première ligne et les radiologistes dans notre cohorte est de 70 %. Quant à elle, la sensibilité de la radiographie sternale interprétée par un radiologiste est de 70% en comparaison de la TDM17,18. Bien que la TDM soit la mesure étalon17,18, celle-ci implique cependant une dose beaucoup plus importante de radiation19. You et coll. proposent l’utilisation de l’échographie au département d’urgence, une méthode peu invasive et peu coûteuse pour le diagnostic de la fracture sternale18. Afin de limiter les radiations pour les traumatismes isolés et mineurs, la combinaison d’une radiographie simple et d’une échographie pourrait être envisagée.
Limites
Il s’agit d’une étude rétrospective dans deux centres universitaires de la ville de Québec, une ville de taille moyenne avec une population majoritairement caucasienne francophone. La généralisation des conclusions pour la pratique et la prise en charge des fractures sternales d’autres populations doit en tenir compte. Les recommandations qui en découlent demeurent tout de même valides. Le nombre limité de patients atteint de fracture sternale était d’ailleurs prévisible considérant la rareté de cette pathologie. Les tests statistiques en sont donc limités.
Dans leur étude prospective sur les traumas thoraciques mineurs, Misthos et coll. ont démontré qu’un hémothorax (7,4 %) ou un pneumothorax (2 %) pouvait apparaître jusqu’à 14 jours après le trauma20. L’aspect rétrospectif de notre étude ne permet pas de déceler si des complications retardées sont retrouvées dans la population à l’étude ni de connaître l’évolution des patients ayant subi une contusion myocardique. Une étude prospective sur une cohorte de patients ayant subi une fracture sternale serait donc pertinente.
Le diagnostic différentiel, pour les deux cas de contusion myocardique, inclut le syndrome coronarien aigu et la présence d’une arythmie maligne ayant précédé le traumatisme21. Toutefois, à la révision des dossiers, le diagnostic de contusion myocardique a été retenu par l’équipe médicale, ce qui pourrait représenter un biais potentiel de classification.
Conclusion
Il semble que les urgentologues sous-utilisent l’ECG comme outil diagnostic initial et de suivi pour ces patients afin de détecter la contusion myocardique et de l’arythmie. En ce sens, il apparaît pertinent de réitérer la recommandation visant l’utilisation d’un ECG initial et de contrôle 6 heures post-traumatisme ou un monitoring cardiaque équivalent dans cette population. Bien que le dosage des troponines I sanguines dans la fracture sternale demeure controversé dans la littérature, ce test s’est montré intéressant pour l’identification des patients présentant des risques d’arythmies dans notre échantillon. Nous suggérons donc leur utilisation concomitante comme outils de dépistage des contusions myocardiques cliniquement significatives qui devraient être observées de façon prolongée tout en étant conscient de leurs limites.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
Anciennement considérée comme un indicateur de trauma sévère nécessitant une admission, la fracture sternale représente maintenant une affection le plus souvent bénigne pouvant être traitée en externe.
Les complications cardiaques suite à une fracture sternale traumatique sont difficiles à prévoir.
Les résultats de cette étude montrent que l’utilisation de l’ECG pour le diagnostic de l’arythmie chez les patients se présentant à l’urgence avec une fracture sternale ne correspond pas aux recommandations actuelles en la matière.
Il apparaît pertinent de réitérer la recommandation visant l’utilisation d’un ECG initial et de contrôle 6 heures post-traumatisme ou un monitoring cardiaque équivalent dans cette population.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
Collaborateurs
Dr Audette: revue de la littérature, recueille et analyse des données, écriture et révision de l’article. Dr Émond: recueille et analyse des données, révision de l’article, aide au niveau du formatting de l’article, du design de l’étude, ainsi que des idées. Dr Scott: aide au niveau du recueille des données, de la révision de l’article, du design de l’étude et des idées. Dr Lortie: aide au niveau du recueille des données, de la révision de l’article, du design de l’étude et des idées.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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