Matthieu est un célibataire de 48 ans. Après une vie troublée par de mauvaises fréquentations et l’abus de drogues, il se rend au Brésil où il réussit à refaire sa vie, sans drogues, il établit une saine relation avec un partenaire de même sexe et poursuit une carrière de chef cuisinier. Malheureusement, tout change lorsque son partenaire reçoit un diagnostic de maladie terminale et Matthieu recommence à consommer de l’alcool et des opioïdes d’ordonnance.
Le partenaire de Matthieu meurt au printemps de 2012. Le comportement malsain de Matthieu s’aggrave et lui fait perdre son emploi. Il n’a aucun système de soutien, ni au Brésil, ni au Canada. Il commence à avoir des convulsions, des maux de tête et des problèmes de focus. Les tentatives de recevoir des soins médicaux sont vaines parce qu’il n’a pas d’assurance-santé. En dépit de leurs frustrations et de leur désappointement à son égard, les membres de la famille de Matthieu mettent leurs ressources en commun et organisent son retour au Canada où il est admis à l’hôpital.
Son anamnèse révèle qu’il fume beaucoup, tousse, a de l’hémoptysie, de la dyspnée et des douleurs thoraciques cotées 4 sur 10, ainsi que des douleurs lombaires d’une gravité de 7 sur 10. Il éprouve des épisodes de confusion. À l’examen physique, il est cachectique, a une sensibilité à la palpation de la région lombaire et ressent de la faiblesse dans ses extrémités gauches. Les membres du personnel essaient d’éviter de lui donner des opioïdes étant donné ses antécédents de toxicomanie.
Les analgésiques opioïdes d’ordonnance sont une option thérapeutique essentielle pour tous les patients qui ont des douleurs de modérées à graves. C’est un principe fondamental sur lequel l’Organisation mondiale de la Santé a établi son échelle analgésique. Sa réussite repose sur une utilisation efficace des opioïdes dans une population sélectionnée avec soin1. Par ailleurs, la toxicomanie devient de plus en plus courante dans la population en général et nous rencontrons donc plus de patients en soins palliatifs qui ont des antécédents de consommation abusive2,3. De nombreux cliniciens croient qu’ils n’ont pas les connaissances suffisantes ni les aptitudes nécessaires en communication pour répondre aux besoins des patients ayant une dépendance4. C’est pourquoi ils ont tendance à ne pas traiter suffisamment la douleur dans cette population à cause des idées fausses, des partis-pris, de la morale et de diverses lacunes dans le système d’éducation5. Dans l’intérêt supérieur des patients en soins palliatifs ayant une dépendance et de leur famille, c’est un devoir et une obligation morale de traiter à la fois leur douleur et leur dépendance6.
L’Encadré 1 présente les principes à suivre lorsqu’on prescrit des substances contrôlées à des patients ayant des antécédents de toxicomanie.
Principes de la prescription de substances contrôlées dans les cas d’antécédents de toxicomanie
Suivez les principes suivants quand vous prescrivez des substances contrôlées à des patients ayant des antécédents de toxicomanie:
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Assurez-vous qu’un seul clinicien est responsable des ordonnances pour contrôler la douleur
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Concluez une entente par écrit qui documente précisément le plan thérapeutique, explique les rôles et les attentes des membres de l’équipe et du patient et précise les conséquences d’une consommation ou d’une diversion aberrante des médicaments
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Impliquez la famille du patient pour accroître le soutien et la supervision du patient
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Choisissez 1 pharmacie; faites participer le pharmacien au sein de l’équipe
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Choisissez le médicament, par administration orale si possible. S’il faut une administration parentérale, une perfusion continue sous-cutanée est la voie à privilégier. Utilisez un opioïde ayant un dosage sur 24 heures ou des agents à longue durée d’action si possible
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Utilisez des adjuvants non opioïdes si possible
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Ayez recours à des adjuvants non pharmacologiques si possible (relaxation, musique, imagerie guidée, biofeedback, etc.)
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Limitez la quantité de médicaments administrée à chaque fois
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Faites un comptage des comprimés et exigez le retour des timbres transdermiques
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Prévoyez un dépistage toxicologique dans l’urine (à la discrétion du médecin, car ce n’est pas la pratique habituelle en milieu de soins palliatifs)
Cerner la dépendance
Une tomographie révèle une masse au poumon droit et des métastases au pariétal droit du cerveau; un scan des os laisse présager des lésions métastasiques lombaires. Une bronchoscopie et une biopsie confirment un cancer du poumon non à petites cellules. Matthieu est informé du diagnostic et du pronostic palliatif et, après une consultation en oncologie, il reçoit une radiothérapie palliative au cerveau, au thorax et à la colonne lombaire. Il refuse la chimiothérapie.
Il reçoit son congé de l’hôpital et est envoyé dans un centre de soins spéciaux par une travailleuse sociale. Vous allez le visiter en tant que son médecin de famille. Vous constatez que les soignants ont de la difficulté à traiter ses symptômes et vous expliquent qu’ils ne sont pas certains de pouvoir prendre soin de lui. Ils ont senti l’odeur de la marijuana sur lui et ont remarqué des personnes «peu recommandables» qui lui ont rendu visite.
Matthieu utilise une marchette et a besoin de l’aide d’une autre personne, il fait de la tachypnée à l’effort et a un score de 50 % à l’échelle du rendement palliatif, version 27. Il décrit une douleur aiguë de 5 sur 10 au thorax qui est pire à l’inspiration ou lorsqu’il tousse, ainsi qu’une douleur à la région lombaire de 7 sur 10 qui le réveille. Lors de son congé, on lui a donné 500 mg de naproxène sodique à prendre 2 fois par jour et on lui a conseillé d’acheter de l’acétaminophène s’il avait besoin de plus de soulagement. On lui a dit qu’on ne pouvait pas lui donner d’opioïdes pour la douleur en raison de sa dépendance et que sa douleur devrait s’atténuer dans les 2 semaines suivant sa radiothérapie.
Matthieu admet avoir pris des drogues illicites depuis son congé, mais il croit qu’il n’avait pas d’autre choix parce qu’on l’a ignoré, négligé et laissé souffrir «juste parce que je suis toxicomane». Vous croyez qu’il mérite une attention urgente et qu’il aura besoin d’opioïdes pour soulager sa douleur. Vous vous rendez compte que la complexité de son cas nécessite une approche interdisciplinaire. Vous consultez votre équipe de soins palliatifs (médecin, travailleuse sociale, infirmière clinicienne spécialiste) ainsi qu’un conseiller spécialisé en toxicomanie.
Au Tableau 1, on définit la dépendance (toxicomanie) et on explique certains faits courants concernant les dépendances2,4,8–11. Il ne faut pas la méprendre pour l’accoutumance physique qui est le phénomène de sevrage lorsqu’un opioïde est abruptement discontinué ou qu’un antagoniste des opioïdes est administré8,9. La sévérité du sevrage aux opioïdes dépend de divers facteurs: la dose d’opioïdes, la durée de l’utilisation et l’exposition antérieure aux opioïdes.
Faits courants et description de la toxicomanie
Il est essentiel de prendre en charge simultanément la toxicomanie et la douleur chez les patients en soins palliatifs. On peut ainsi favoriser l’observance à la thérapie médicale et la sécurité durant le traitement, de même que contribuer à minimiser le risque d’interactions indésirables entre les drogues illicites et le traitement prescrit. Tout en travaillant à son rétablissement, le patient peut prendre ses responsabilités et faire amende honorable de ses actions antérieures, se pavant la voie à une «bonne mort». Le rétablissement peut aussi favoriser la guérison de relations brisées ou ténues avec les membres de la famille et les amis et ainsi renforcer le réseau de soutien du patient2.
Pour prendre en charge une dépendance, il faut d’abord la cerner chez le patient. Il existe divers outils validés disponibles pour aider à identifier un patient qui a des antécédents de toxicomanie (dépendance), comme le questionnaire CAGE (Avez-vous déjà pensé que vous devriez diminuer votre consommation d’alcool? Des personnes vous ont-elles importuné en critiquant votre consommation d’alcool? Vous êtes-vous déjà senti mal ou coupable d’avoir bu? Avez-vous déjà commencé la journée en buvant pour vous donner de l’aplomb ou pour vous débarrasser de la sensation de la gueule de bois?), le CAGE-AID (CAGE adapté pour inclure les drogues), et l’ASSIST (Alcohol, Smoking and Substance Involvement Screening Test)12–14.
Principes de prescription
Dans le but de ne pas offenser ou fâcher les patients, les cliniciens évitent souvent de poser des questions au sujet de la consommation de drogues; par ailleurs, il est essentiel de poser la question et d’obtenir un bilan détaillé de la consommation abusive de drogues. Un dialogue empathique, sans porter de jugement et pourtant en toute franchise représente la meilleure stratégie2. Si vous anticipez que le patient sera sur la défensive, expliquez-lui que vous devez avoir des renseignements détaillés pour prévenir les syndromes de sevrage et pouvoir prescrire le bon médicament à la dose appropriée pour permettre un soulagement suffisant de la douleur et éviter des réactions indésirables sérieuses.
Après avoir terminé votre anamnèse (y compris un bilan rigoureux de la toxicomanie), avoir procédé à un examen physique et avoir passé en revue les résultats des investigations, vous discutez d’un plan de prise en charge avec Matthieu. Vous lui parlez directement de vos inquiétudes quant à ses antécédents de toxicomanie et vous lui expliquez l’importance d’une relation thérapeutique franche. Il est conscient que votre plan d’action comporte la participation d’une équipe interdisciplinaire d’experts.
Pour traiter la douleur due aux métastases de la colonne lombaire et ce qui semble être une douleur thoracique pleurale, votre stratégie de contrôle de la douleur comporte des opioïdes. Vous expliquez les buts des soins et vous êtes précis quant aux principes sur lesquels vous vous appuyez quand vous prescrivez des opioïdes à n’importe quel patient ayant une maladie avancée et une dépendance (Encadré 1). Vous prescrivez de l’hydromorphone, discontinuez le naproxène sodique et vous commencez la dexaméthasone. Vous rappelez à Matthieu qu’il est possible que sa radiothérapie ait des effets analgésiques additionnels et le conseillez au sujet d’auxiliaires non pharmacologiques pour soulager sa douleur (p. ex. la méditation, la thérapie par la musique ou le toucher).
Après un titrage rigoureux de ses opioïdes et le recours à d’autres interventions pharmacologiques et autres, Matthieu en arrive à un bon soulagement de la douleur. Il a retrouvé un sentiment de contrôle et de dignité et a regagné la confiance et le respect de certains membres de sa famille et de ses amis, mais pas de tous. Son état fonctionnel et cognitif se détériore rapidement et il est admis en centre de soins palliatifs. Il continue d’avoir un bon soulagement de sa douleur et de ses symptômes et il meurt paisiblement avec sa famille et ses amis à son chevet. Sa famille se dit immensément heureuse d’avoir eu la chance de reprendre contact avec Matthieu et de le retrouver dans leur vie, même si ce n’était que pour une courte période.
Notes
POINTS SAILLANTS
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La toxicomanie est aussi courante chez les patients ayant une maladie terminale que dans la population en général.
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Faites une anamnèse de manière cohérente et utilisez des outils (p. ex. questionnaires CAGE, CAGE-AID et ASSIST) pour identifier les patients ayant des antécédents de toxicomanie.
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Il est difficile et compliqué de contrôler la douleur chez un patient qui a une maladie terminale et des antécédents de toxicomanie, surtout que l’utilisation de substances contrôlées peut être nécessaire; toutefois, il est de notre devoir moral de traiter de tels patients. Ayez recours à une approche en équipe interdisciplinaire, comportant des experts en médecine de soins palliatifs et en toxicomanie.
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Conformez-vous à un ensemble de principes de prescription lorsque vous rédigez des ordonnances de substances contrôlées à des patients ayant des antécédents de toxicomanie de manière à être constant dans les soins à de tels patients.
Dossiers en soins palliatifs est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien et rédigée par les membres du Comité des soins palliatifs du Collège des médecins de famille du Canada. Ces articles explorent des situations courantes vécues par des médecins de famille qui offrent des soins palliatifs dans le contexte de leur pratique en soins primaires. N’hésitez pas à nous suggérer des idées de futurs articles à palliative_care{at}cfpc.ca.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the March 2014 issue on page 248.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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