Les industries des produits pharmaceutiques et des instruments médicaux financent une portion considérable de la formation médicale continue (FMC) des médecins au Canada. Avec ce soutien financier viennent pour l’industrie des leviers d’influence1,2. Les organisateurs de la formation médicale continue sont souvent la cible de pressions non dissimulées dans la conception des séances et le choix des conférenciers3 pour attirer le financement de l’industrie. Les organisateurs peuvent aussi faire l’objet de tactiques plus subtiles. La recherche en sciences sociales démontre que le récipiendaire d’un cadeau ressent une obligation envers le donateur, qui se situe souvent dans le subsconscient4.
C’est pourquoi les organisateurs de la FMC pourraient réagir de manière prévisible et favorable à la commandite de l’industrie. Le conflit d’intérêts qui existe entre le corps professoral de la FMC (organisateurs et conférenciers) et l’industrie influence aussi probablement le contenu de cette formation5. Qu’importe le mécanisme, la FMC comportant une implication de l’industrie a une gamme de sujets plus étroite et plus axée sur le contenu pharmaceutique que la FMC sans participation directe de l’industrie6. Même lorsque le financement est sans restriction (lorsque le directeur de programme et non l’industrie détermine le contenu du cours et choisit les instructeurs), le contenu favorise le produit du commanditaire7.
Rares sont ceux qui contestent le fait que la partialité découlant de l’implication de l’industrie dans la FMC influence les pratiques de prescription des médecins8. Comme le mentionnait le comité sénatorial des finances américain en 2007, il semble improbable que cette industrie sophistiquée dépenserait de si grandes sommes d’argent dans une activité à moins que ce soit dans l’attente que ces dépenses soient compensées par des ventes accrues9. La véritable question est de savoir si l’influence de l’industrie est préjudiciable. On s’entend pour dire qu’il existe une tension inhérente entre le principal objectif de l’industrie d’augmenter les ventes10 et le but du médecin d’obtenir les meilleurs renseignements médicaux.
Certains médecins prétendent qu’en dépit de ce conflit, ils peuvent encore accepter les avantages du financement de l’industrie; ils disent avoir la capacité de détecter avec exactitude la partialité et de faire ressortir la vérité. Par ailleurs, des études les contredisent. Les médecins qui interagissent plus souvent avec l’industrie ont des habitudes de prescription moins bonnes et sont moins susceptibles de suivre les lignes directrices11. Certains des éléments de preuve les plus convaincants de préjudice viennent d’une analyse rétrospective de la «crise de l’OxyContin» par Van Zee12. L’analyse démontre clairement comment l’influence de l’industrie sur les prescriptions des médecins a des résultats dévastateurs. En 1996, le lancement par Purdue de l’OxyContin comportait la création d’un bureau de conférenciers impliquant des milliers de médecins et, entre 1996 et 2002, la commandite de plus de 20 000 programmes éducatifs. Les séances de formation étaient organisées et financées par l’industrie pharmaceutique, dirigées par des médecins parrainés par l’industrie et agréées par des organismes professionnels. Purdue a connu une réussite sans précédent. Aux États-Unis, les ventes d’OxyContin ont grimpé de 48 millions $ US en 1996 à près de 1,1 milliard $ US en 2000. Par ailleurs, les renseignements éducatifs disséminés par Purdue sur l’OxyContin sous-représentaient les risques de dépendance et de toxicomanie13–15. Le succès sans précédent s’est accompagné d’une épidémie de préjudices reliés à l’OxyContin. Malheureusement, l’histoire de «triomphe commercial, tragédie en santé publique» n’est pas unique; il existe de nombreux autres rapports de résultats défavorables chez les patients en conséquence de l’implication de l’industrie dans la FMC concernant d’autres classes de médicaments16.
C’est pourquoi plusieurs revendiquent une interdiction de la commandite de la FMC par l’industrie et une renonciation aux conflits d’intérêts de la part des enseignants de la FMC17. Pour mettre en œuvre de tels changements, des centres universitaires et des associations professionnelles médicales (APM) se tournent vers leurs médecins membres pour obtenir leur appui et des conseils. Malheureusement, il pourrait être difficile pour les médecins de se rendre compte de l’influence négative que peuvent avoir sur eux leurs interactions avec l’industrie. Lorsque des chercheurs ont présenté à des médecins une proposition de règlementation des conflits d’intérêts qui s’appliquerait à eux, ils ont rencontré beaucoup plus de résistance que lorsqu’un scénario identique faisait référence à des planificateurs financiers. Dans cette étude, les planificateurs financiers ont fait preuve de la même protection de leurs intérêts personnels; ils étaient plus enclins à s’opposer davantage aux règles sur les conflits d’intérêts quand il s’agissait de planificateurs financiers que lorsque le scénario portait sur des médecins18. Des études en sciences sociales sur la prise de décisions indiquent que cette protection de ses propres intérêts n’est pas intentionnelle ni consciente. Même lorsque les personnes sont renseignées à propos de leur partialité en faveur d’ellesmêmes et sont motivées à demeurer objectives, elles sont incapables de le faire19.
Où nous en sommes au Canada
La formation médicale continue est clairement essentielle pour les médecins. Par ailleurs, au contraire de l’éducation médicale prédoctorale et postdoctorale, il n’y a pas de sources de revenus pour la FMC au Canada. L’industrie, avec une poignée d’argent, s’est empressée de combler ce vide. À l’heure actuelle, l’industrie finance de la FMC agréée au Canada et contribue à des organisations qui produisent des programmes de FMC pour les hôpitaux, les APM et les universités. Les conflits d’intérêts financiers avec l’industrie sont probablement tout aussi fréquents chez les présentateurs de FMC20.
L’industrie participe aussi à l’élaboration de la FMC au Canada. Le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada (CRMCC) permet à l’industrie d’élaborer conjointement de la FMC avec cette organisation médicale, mais interdit que des représentants de l’industrie siègent à des comités de planification scientifique21. Le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) a récemment modifié sa politique; dans son bulletin sur le développement professionnel continu de l’automne 2012, il indiquait qu’à compter de janvier 2013, l’industrie ne serait pas autorisée à assister à des réunions de planification du contenu de la FMC, ni aurait-elle le droit de jouer un «quelconque rôle» dans l’élaboration du contenu des programmes de FMC22. Les lignes directrices actuelles du CMFC tiennent compte de cette décision23. La politique des universités se conforme aux lignes directrices des collèges et permet une implication de l’industrie dans l’élaboration de la FMC, mais interdit que des représentants de l’industrie siègent à des comités de planification scientifique. Les politiques des universités permettent aussi à l’industrie de diriger du financement sans restriction à des activités spécifiques de FMC24–26.
Ce qu’il faudrait faire
Implication de l’industrie dans la FMC
Idéalement, les centres universitaires, les hôpitaux et les APM canadiens devraient interdire toute implication de l’industrie (y compris le financement) dans la FMC. Diverses institutions américaines ont adopté avec succès cette façon de faire, notamment la University of Michigan, le Memorial Sloan Kettering Cancer Center, la Brody School of Medicine de la East Carolina University, le Kaiser Permanente dans la région des États médio-atlantiques et la Oregon Academy of Family Physicians27,28.
À tout le moins, les organisations canadiennes devraient faire ce que certaines institutions américaines ont fait et ne permettre à l’industrie que de contribuer un financement sans restriction à une réserve centrale au sein de l’organisation dans son ensemble29. Un organisme médical indépendant répartit la réserve d’argent pour payer des activités de FMC. Il n’est pas permis à l’industrie de participer à la planification, à l’élaboration et à la présentation de la FMC. Même s’ils sont nombreux à trouver cette approche «pare-feu» attrayante (et une étude l’a jugée efficace6), cette façon de faire peut quand même engendrer une réciprocité dans le subconscient4. De plus, les organisations pourraient sentir une certaine obligation d’adopter des politiques et des programmes favorables à l’industrie pour attirer du financement9.
Le CMFC et le CRMCC devraient mettre en œuvre un plan quinquennal pour n’agréer que les programmes de FMC qui n’ont pas reçu de fonds de l’industrie. Comme première étape, les collèges devraient interdire l’implication de l’industrie dans la planification, l’élaboration et la présentation de la FMC et non pas seulement dans la composante éducative. Ils devraient énoncer explicitement dans leurs lignes directrices que l’industrie n’est pas autorisée à suggérer des conférenciers ou du contenu au comité de planification.
Conflits d’intérêts du corps professoral
La solution la plus simple est d’interdire que des médecins ayant des conflits d’intérêts financiers planifient ou enseignent la FMC. Le Accreditation Council on Continuing Medical Education des États-Unis a effectivement fait cette recommandation en 2003. Toutefois, la proposition a tôt fait de disparaître, car plusieurs croyaient que «les lutrins et les podiums se videraient sur tout le continent30», et les responsables de la réglementation ont continué à insister plutôt sur la transparence. Malheureusement, la divulgation a d’importantes limites et pourrait augmenter la partialité31–33, de sorte que la dévestiture est à nouveau sous les feux de la rampe. Certaines institutions américaines ont agi dans ce sens; 44 facultés de médecine bannissent ou restreignent dorénavant de manière stricte la participation du corps professoral à des bureaux de conférenciers34. La Harvard University impose à son corps professoral des limites financières aux conflits d’intérêts35. De nombreuses facultés limitent et réglementent aussi les relations de leurs enseignants en tant que consultants auprès de l’industrie. Les établissements universitaires, les hôpitaux et les APM canadiens devraient suivre la trace de ces institutions et interdire à leurs enseignants de participer à des bureaux de conférenciers. Ils devraient aussi établir des limites financières aux conflits d’intérêts de leur corps professoral et réglementer les relations à titre de consultants. Le CMFC et le CRMCC devraient établir des plans quinquennaux pour n’agréer que les programmes de FMC présentés par des enseignants qui ne reçoivent aucun revenu personnel de l’industrie36. Il importe de fixer un objectif de zéro paiement parce que même un petit gain financier peut biaiser le jugement du récipiendaire19. Ils devraient aussi élaborer une politique pour composer avec les conflits d’intérêts financiers autres que les paiements de l’industrie directement à la personne, comme le financement par l’industrie de la recherche d’un médecin. Enfin, ils ont besoin d’une politique concernant les conflits d’intérêts non financiers (personnels, politiques, idéologiques, religieux, etc.) des enseignants de la FMC37.
Maintenir la FMC sans l’appui de l’industrie
Les médecins s’inquiètent souvent qu’on ne puisse maintenir la qualité et la quantité de la FMC sans le soutien de l’industrie. Pour régler ce problème, certains ont suggéré de repenser la formation médicale continue38. Les grandes conférences lors d’événements coûteux ne sont pas une très bonne façon de présenter la FMC. La FMC la plus efficace (et la plus rentable) se déroule en petits groupes, accompagnée d’audits de la pratique, de soutien continu et de suivi. Les organisations pourraient réduire davantage leurs coûts en offrant la FMC dans des cliniques et des hôpitaux communautaires locaux ou en ligne. De plus, les associations professionnelles, comme le CMFC, pourraient élaborer des objectifs éducatifs ou un cursus standard. À l’heure actuelle, l’élaboration de la FMC est décousue et souvent déterminée par le financement de l’industrie. La mise en œuvre de ces suggestions entraînerait une FMC de meilleure qualité ainsi que des économies. Deuxièmement, les programmes devront trouver d’autres sources de financement. Les médecins pourraient payer davantage de frais. Les industries des produits pharmaceutiques et des instruments médicaux pourraient aussi payer une taxe à la FMC. Par exemple, la France impose une taxe de 1,6 % à l’industrie pour financer des programmes de FMC39.
Le système de santé public pourrait absorber plus de coûts. Le financement public de la FMC pourrait éventuellement entraîner des économies en coûts de médicaments pour la population. Étant donné l’élimination de l’influence de l’industrie, les médecins commenceront à prescrire de manière plus appropriée. Ils troqueront les nouveaux médicaments plus coûteux en faveur de médicaments moins chers et plus anciens dont les résultats sont éprouvés et le profil d’innocuité est établi.
Conclusion
La participation des industries des produits pharmaceutiques et des instruments médicaux a une influence néfaste sur les habitudes de prescription des médecins. Les mesures actuelles pour limiter l’influence de l’industrie sont insuffisantes. Les centres universitaires, les hôpitaux et les APM doivent faire preuve de leadership. Ils devraient commencer par limiter l’implication de l’industrie dans la FMC et restreindre les conflits d’intérêts du corps professoral. Le CRMCC et le CMFC devraient élaborer un plan quinquennal visant à n’agréer que la FMC libre de tout financement de l’industrie et offerte par des enseignants qui n’ont aucun conflit d’intérêts. La formation médicale continue peut être financée par d’autres moyens, tels que son paiement par les médecins ou par des fonds publics. Dans l’ensemble, les coûts de la FMC peuvent être réduits et sa prestation améliorée si on change la façon d’aborder cette formation. En définitive, limiter l’implication de l’industrie améliorera les pratiques de prescription des médecins et les résultats chez les patients, à des coûts moindres pour le public.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 694.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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