Il y a, derrière chez moi, des couchers de soleil éblouissants*. Dans ce coin du pays, le fleuve s’élargit et s’apaise pour devenir un immense lac. Tellement grand qu’on pourrait facilement se croire à la mer. Par beau temps, le soir venu, le soleil se languit dans un décor qui n’a rien à envier aux plus beaux couchers de soleil de la Californie ou des plages de Deauville.
Ceux qui sont venus chez moi vous le diront. Parfois, nous nous amusons à prédire l’heure où il disparaîtra:
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-À 20 h 35, avance l’un.
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-À 20 h 52, rétorque l’autre.
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-Non, non, à 20 h 45, croit le troisième.
Et nous voilà à le regarder descendre sur les flots. Le soleil se transforme alors en une immense boule incandescente. Puis, il s’enfonce doucement dans les eaux pour ne devenir qu’un mince croissant qui s’attarde à la surface. On a parfois l’impression qu’il restera là, immobile, suspendu dans le vide, comme si le temps allait s’arrêter. Ce n’est évidemment qu’une illusion, puisqu’il poursuit inexorablement sa course pour disparaître complètement dans les flots. C’est alors que le firmament se pare de mille couleurs toutes plus éblouissantes les unes que les autres: des rouges, des jaunes, des oranges, des violets. Comme par enchantement. Comme un mirage. Jusqu’à ce que la nuit arrive et vienne draper le ciel, la terre et les eaux de son obscurité. De sa sinistre obscurité.
Nous avons tous assisté à de pareils couchers de soleil, n’est-ce pas?
Couchers de vie
Or, il m’arrive de penser que nous sommes tous, vous et moi, des soleils! Oui, cela peut vous sembler bizarre, et même prétentieux, mais qu’importe. Il m’arrive donc de penser que nous sommes tous des soleils: certains éblouissants, chauds et ardents; d’autres blafards, voilés, cachés par les nuages; d’autres encore, emportés par les tempêtes, les orages et les calamités; et certains autres complètement absents, ignorés et perdus dans la nuit. Pourtant, qui que nous soyons, où que nous soyons, peu importe ce que nous avons fait et vécu, sans égard à l’ensoleillement que nous avons généré ou l’ombre que nous avons fait, nous allons tous nous coucher à l’horizon et disparaître un jour ou l’autre. Personne ne sait quand, ni comment, mais cette vérité est indéniable et absolue.
Ce qui nous amène à la question de mourir dans la dignité, dont il est bien question par les temps qui courent. Qu’entend-on par cela? Que signifie le mot dignité? Personnellement, j’avoue ne pas bien comprendre. Veut-on dire, mourir sans souffrir, sans pâtir, comme on dit couramment? Si tel est le cas, je ne suis pas sûr que cela soit possible. Je ne parle pas uniquement de la souffrance physique, somatique, neuropathique ou viscérale, qui nous effraie tant, tous et chacun. Non, je parle plutôt de la souffrance au sens large du terme. Je parle de la souffrance sous toutes ses formes: la souffrance morale de se voir partir; la tristesse de ne plus être—de ne plus être capable; l’évidence que plus ça avance, moins ça va; l’épuisement; la fatigue; la peine de perdre les siens; le deuil de ses projets et accomplissements; le renoncement; et surtout l’évidence que c’est la fin. A mon avis, et quoiqu’on en dise, je pense que nous mourrons tous dans ces souffrances. S’il y en a parmi vous qui conservent encore l’espoir de mourir en beauté et en santé, qui rêvent de mourir comme au cinéma, partant doucement dans les bras de l’être chéri, si vous croyez cela, j’ai des petites nouvelles pour vous. Partir n’est pas simple, ni facile. Sûrement aussi difficile que de naître.
Au secours!
Alors, imaginons que la situation soit devenue intenable. Imaginons que la personne n’en puisse plus de vivre et ne souhaite qu’une chose: mourir. Pensez à l’un de nos patients atteint d’une maladie débilitante. Tiens, prenez celui-ci: l’ancien directeur, hier encore, homme émérite, visionnaire et habile gestionnaire, maintenant atteint du Parkinson, amaigri, incapable d’avaler, incapable d’assurer ses propres besoins primaires. Ou bien, cet autre, naguère grand sportif, athlète accompli, bel homme, voguant sur les eaux du lac Supérieur à bord de son catamaran, maintenant ravagé par la Sclérose en plaques, alité, humilié. Tenez, avez-vous connu la grande actrice, douée, émouvante dans ses rôles, capable de nous faire rire aux éclats ou pleurer à chaudes larmes, maintenant anéantie par la Sclérose latérale amyotrophique, immobile, aphone, à bout de souffle? Ou bien, la mère de famille, douce, attentive, dévouée, chérie des siens, maintenant démente, absente, recroquevillée sur elle-même, jouant dans ses selles sans rien n’y comprendre? Est-il bien nécessaire que je vous en présente d’autres? Tous unanimement cloués au lit, amaigris, cachectiques, épuisés, agonisants, désespérés, tannés. À l’article de la mort.
Nous avons tous de pareils patients, n’est-ce pas? Vous conviendrez avec moi qu’ils ont tous, sans exception, perdu leur dignité depuis bien longtemps, n’est-ce pas?
Or, imaginons qu’ils (ou leurs proches) vous regardent droit dans les yeux et vous disent qu’ils n’en peuvent plus de souffrir et vous demandent d’abréger leurs souffrances. Tous les jours, ils répètent leurs demandes. Supposons qu’ils (ou leurs proches) soient lucides et aptes, et que leur désir de mourir soit attesté et confirmé par plus d’un intervenant et plus d’un consultant. Pas une petite détresse passagère. Pas un petit découragement aléatoire.
Supposons aussi qu’une loi semblable à la Loi concernant les soins de fin de vie1, sanctionnée au Québec le 10 juin 2014, et prévue pour entrer en vigueur le 10 décembre 2015, ait été adoptée à travers le pays. Et que ces patients répondent spécifiquement aux critères énoncés par cette loi de manière à pouvoir mourir dans la dignité. Y a-t-il quelqu’un parmi vous qui doute un seul instant que chacune d’elles ne soit pas atteinte d’une maladie grave et incurable; que sa situation médicale ne se caractérise par un déclin avancé et irréversible, et qu’elle n’éprouve des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables et que ces souffrances ne peuvent être apaisées dans des conditions qu’elle juge tolérables?
Imaginons donc que cette personne (ou ses proches) vous dise:
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-Docteur, vous ne pourriez pas faire quelque chose pour vous savez quoi…?
Que faites-vous?
J’en connais plusieurs qui n’hésiteraient pas à répondre: « Allez, on abrège leur souffrance ». Moi-même, je le croyais. Je l’ai même écrit et clamé, haut et fort dans: « On achève bien les chevaux, n’est-ce pas? ». J’ai même demandé à mon ami de m’aider lorsque ce jour arrivera, en disant, « Me rendras-tu ce service, si je te le demande? »2
Maintenant, j’avoue ne plus savoir. J’ai de la difficulté à imaginer la situation où j’aurais traité une personne pendant tout ce temps, tentant de la guérir de son mal, la soignant de mon mieux, l’écoutant, la soutenant patiemment. Cure sometimes, treat often, comfort always. Avoir appris à la connaître, m’être attaché à elle, avoir rencontré les siens. Et puis là, un beau jour, en arriver à l’aider à mourir.
Je m’imagine mal me présenter à son chevet un bon matin en lui disant: « Bonjour, Monsieur Ladouceur, c’est aujourd’hui le grand jour. Vous avez assez souffert. Ça ne sera pas long. Je vais vous arranger cela ». Très Doctor Jekyll and Mr Hyde comme comportement, ne trouvez-vous pas?
Je ne me vois pas davantage jouer à Ponce Pilate et appeler mon collègue, le thanato-anesthésio-terminologue de service, maître en pharmacopée, arrivant avec son cocktail de fin de vie. J’avoue que je suis là, à me dire: Est-ce vraiment nécessaire? Est-ce vraiment la bonne solution?
Le temps passe
Se peut-il que notre vision de la vie et de la mort change avec le temps? Se peut-il que l’on ne voit pas la vie et la mort de la même façon selon l’âge que nous avons, selon le stade où nous en sommes?
Je me rappelle que lorsque j’étais enfant et que je jouais dans la cour d’école du village, les élèves de 7e année m’apparaissaient bien grands et bien forts. Ce n’étaient pourtant que des enfants! Je me rappelle aussi que rendu au collège, ceux de philo m’apparaissaient fort vieux. Ils n’étaient pourtant que des ados! Et lorsque je feuilletais l’Album des jeunes où il était question de l’an 2000, je me disais que lorsque je serais rendu là, je serais alors vraiment très vieux, presqu’à l’article de la mort. Et pourtant, m’y voilà! Encore vivant et loin d’imaginer que j’en suis à mon dernier souffle.
Je sais bien que nous nous disons souvent que si un jour il fallait que cela nous arrive, nous préférerions ne pas vivre les affres de ce chemin de croix. Or, nous serons certainement plusieurs à passer par là. Certes, aujourd’hui nous disons : « Si un jour il fallait que je me retrouve dans telle ou telle condition, je préfère ne pas… » Et pourtant! Combien de patients ayant demandé à ne pas être prolongés, se battent désespérément jusqu’à la fin? C’est comme si, plus le temps passait plus notre vision du monde changeait. Il suffit de lire Tuesdays with Morrie3 pour s’en convaincre. Vous avez sûrement observé ce phénomène, non?
Choisir d’en finir
Parfois, je me dis que nous aurions peut-être pu faire comme l’Oregon et le Vermont, où les médecins sont autorisés à prescrire des médicaments létaux laissant la décision finale à la personne mourante. Si l’Oregon et le Vermont ont opté pour cette voie, pourquoi pas nous?
Parfois, il m’arrive de me demander s’il ne serait pas préférable de laisser les personnes en fin de vie décider eux-mêmes de ce qu’elles souhaitent :
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Vous êtes atteint d’une maladie grave et incurable. Votre situation médicale se caractérise par un déclin avancé et irréversible. Vous éprouvez des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables, lesquelles ne peuvent être apaisées dans des conditions que vous jugez tolérables.
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Sachez que je suis là pour vous aider et que je ferai tout mon possible pour soulager vos souffrances. Mais si c’est là ce que vous souhaitez vraiment, voici la ciguë. Faites ce que vous pensez qui est le mieux pour vous-même.
De fait, combien d’accidents(!), croyez-vous, sont en réalité des suicides déguisés?
Pourtant, j’ai comme le sentiment que la plupart d’entre nous continueraient à vivre leur vie jusqu’à la fin, comme le font la plupart de ceux qui y sont actuellement. Comme ceux qui sont à l’article de la mort et qui s’accrochent désespérément à la vie.
Oui, le temps passe! Et plus il passe, plus ce que nous pensons change aussi. Va donc savoir, ce que l’on pensera rendu là. Bien compliqué que tout cela!
Vous ai-je dit qu’il y a, derrière chez moi, des couchers de soleil éblouissants? Et que lorsque le soleil disparaît … le firmament se pare alors de mille couleurs toutes plus vives les unes que les autres—des rouges, des jaunes, des oranges, des violets—toutes plus scintillantes, plus éclatantes les unes que les autres?
Footnotes
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↵* Cet article s’inspire d’une présentation par Dr Ladouceur à la cérémonie de remise des Prix AMS–Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale au Forum en médecine familiale à Québec, PQ, le 14 novembre 2014.
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2015 issue on page e58.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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