
Je remercie mes parents de m’avoir protégé de la faim, du froid, de la peur et de l’ignorance.
Richard Desjardins
Me voilà sur le tarmac. N’Djamena, Tchad, février 2008. L’Airbus m’y a déposé avec quelques membres de la Croix-Rouge française avec qui je partagerai ma première mission humanitaire. Il est 22 h, il fait nuit noire! Le couvre-feu imposé par les militaires est largement dépassé. Nous quittons l’aéroport, silencieusement. Seul les logos Croix-Rouge sur les portières du tout-terrain sont illuminés. Notre protection! Toujours silencieusement, nous nous installons pour le restant de la nuit dans l’hébergement rudimentaire retenu par la Croix-Rouge. Nous ne pourrons circuler que demain matin vers notre destination finale, le Cameroun.
N’Djamena est pourtant presque sécurisée par l’armée française. Mais les traces d’affrontements entre les forces du Tchad et les rebelles, aspirant au pouvoir, sont clairement visibles. Édifices criblés d’impacts, rues désertes, militaires sous tension. La population locale a fui au pays voisin, le Cameroun. Le camp de réfugiés, installé par l’UNHCR, est tout neuf. Situé en plein désert sahélien, à 30 kilomètres de la petite ville de Kousseri sur la frontière. Site retenu parce qu’une source d’eau souterraine permettra de couvrir les besoins. En deux semaines, près de 3000 personnes ont trouvé abri sur cette terre inhospitalière. À « maturité », près de 8000 réfugiés y logeront. Fuyant les combats et la guérilla urbaine; femmes, enfants et hommes ont traversé à pied le désert sur plusieurs kilomètres, pour hériter ici d’un peu de sécurité, d‘une tente et de maigres rations de survie.
Je me suis préparé pour cette mission attendue depuis si longtemps. D’abord, plus de 20 ans de pratique en milieu rural et éloigné, la Gaspésie. Ma première « aventure humanitaire », j’aime rappeler avec humour à mes patients qui s’inquiètent de mes départs à l’étranger. Urgence, hospitalisation, suivis en clinique, clientèle variée. Stages cliniques en Inde pour une exposition aux maladies tropicales et entrainement spécifique offert par la Croix-Rouge pour ces déploiements d’urgence.
La première équipe est arrivée au Cameroun il y a 2 semaines. Quelques tonnes d’équipement, transformées en clinique médicale et en quartiers de vie pour nous qui partagerons les lieux avec les réfugiés. Offrir un accès à des soins de base, 24/7. Cette équipe est littéralement crevée par le travail accompli et le soleil brûlant, dardant de ses rayons jusqu’à 45°C. Il n’y a pas d’ombre. Un seul arbre au loin que nous ramènerons tous en souvenir-photo, le soleil rougeoyant se plaçant derrière lui en soirée.
Je suis prêté par la Croix-Rouge canadienne à cette mission française. Deux médecins, cinq infirmières, trois techniciens pour assurer que nos génératrices et notre système d’épuration d’eau ne flancheront pas. Un chef d’équipe. Un chef d’orchestre devrais-je dire! On ne roulera pas cette clinique seuls. Rapidement, auprès des réfugiés du camp, on recrute du support: cuisinières, ouvriers, mais aussi infirmières et médecins locaux, trop heureux de pouvoir aider à nos activités et être utiles. En plus d’un revenu minimal, ils combattent le désœuvrement ambiant. Toutefois, le soir venu ils doivent quitter l’enceinte du Centre de Santé, pour retourner dans le camp.
Meeting initial: mon confrère et moi sommes informés par le chef d’équipe que les sages-femmes suisses qui devaient être là ne viendront pas! Paris travaille à une solution, probable dans trois semaines. D’ici là, puisque nous sommes médecins, nous couvrirons les accouchements! Même si, ni moi, ni mon confrère ne faisons d’obstétrique habituellement. Pour comprendre notre inconfort, il faut rappeler que dans ces contrées africaines, quasiment toute femme en âge de procréer est enceinte. C’est effectivement la situation dans notre camp!
Les journées de travail commencent tôt, finissent tard. De longue filée de personnes, dignes malgré les haillons. Des requêtes en tout genre: traumatismes, déshydratation suite au déplacement dans le désert, maladies respiratoires, diarrhées sanglantes ou pas, malnutrition, des fièvres mais heureusement nous ne sommes pas en saison de malaria. Détresse des personnes voulant continuer les traitements antituberculeux ou antirétroviraux qu’ils recevaient avant que leur monde éclate. Des échanges stimulants avec les confrères locaux: « Ha! L’hématurie chez vous, c’est la schistosomiase!?! ». Le temps libre se passe le nez dans les guides de pratique de MSF. Nous étions venus travailler, nous voilà servis!
Médecins Sans Frontières a bien rédigé un guide:« Obstétrique en région isolée ». Pratique, mais vraiment pas réconfortant. Nous aurons une vingtaine d’accouchements pendant les trois semaines sans sages-femmes. Certains réflexes reviennent vite sous le stress. Accouchements pour la plupart aisés compte tenu des petits poids de naissance, mais sueurs profuses lorsque jumeaux, circulaires ou saignements atoniques se présentent.
La coutume locale veut que l’accoucheur « baptise » l’enfant nouvellement né. Quelques petits africains portent donc les prénoms de mes quatre enfants. Manque d’originalité? Plutôt liens avec mes proches, qui sont à cet instant dans une réalité si éloignée!
Une nuit, une mère m’amène sa fille de 16 ans, Aïcha, à même une brouette. À l’œil, la grossesse est probablement à terme. Questionnaire impossible, Aïcha est inconsciente et convulse à répétition …. Un peu de diazépam IV, le temps de trouver le magnésium et surtout la recette d’administration. J’implore notre chef d’équipe de transgresser le couvre-feu et de permettre le transport en pleine nuit, vers l’hôpital de Kousseri où des césariennes sont possibles. Nous partons donc: un chauffeur, la patiente éclamptique étendue sur le plancher de la Jeep, sa mère, une infirmière et moi. Le débit du soluté est impossible à contrôler dans ce 4×4 qui roule à toute vitesse dans les dunes. Je me demande quand la patiente arrêtera de respirer. Ou si nous serons stoppés par une collision avec une antilope, pire avec un éléphant.
Nous atteindrons toutefois sans encombre l’hôpital et Aïcha sera prise en charge par l’équipe chirurgicale. Le retour se fait en roupillant, nos surrénales vidées de leurs catécholamines.
Trois jours plus tard, Aïcha est de retour sur le camp. Elle vient me présenter son poupon. Elle veut aussi m’informer qu’elle et sa famille ont choisi un prénom puisque l’obstétricien ne l’a pas fait. Cet adorable bébé se prénommera « Merci Jacques »! J’ai bien proposé une alternative, puis de se limiter seulement à « Jacques », mais la décision était ferme. Pour m’acquitter de mes obligations de « parrain », j’ai demandé à un de nos chauffeurs de ramener un trousseau de vêtements pour le bébé lors du ravitaillement au marché.
Dans cette région d’Afrique, un enfant sur cinq décède avant l’âge de 1 an. Les réfugiés font parti des plus pauvres d’entre les pauvres. Le camp de Kousseri a été démoli par une émeute quelques mois après ma présence. L’équipe de la Croix-Rouge évacuée d’urgence. À l’époque où j’étais au nord du Cameroun, le sud du pays était à feu et à sang, dans ce qui s’est appelé les « émeutes de la faim ». Le prix des denrées alimentaires flambait alors que les terres cultivables étaient détournées vers la production de biodiesel.
Je n’ai aucune nouvelle d’Aïcha et de Merci Jacques. En dépit d’une intrusion épique dans ma vie, je ne peux pas être optimiste pour eux. Malgré tout, les séjours subséquents que j’ai faits en pays sinistrés, me convainquent encore plus, de cette nécessaire solidarité.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2015 issue on page e64.
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