
Et à la fin
Gisant éveillés, nous rêvons de notre évasion.
Coldplay, «The Escapist»
Depuis 5 ans, Le Médecin de famille canadien est fier de publier les récits des récipiendaires des Prix AMS-Mimi Divinsky d’histoire et de narration en médecine familiale, présentés chaque année au Forum en médecine familiale. Les prix sont remis pour les meilleurs récits rédigés en anglais, en français et par un résident en médecine familiale.
Cette année, le meilleur récit en anglais «Only life», par Dre Ruoh-Yeng Chang (page e60)1 décrit son rôle en soins palliatifs auprès d’une jeune femme de 20 ans se mourant du cancer. Dre Chang est constamment repoussée par la patiente dans ses efforts pour prendre en charge médicalement les derniers jours de la jeune femme avec les habituelles proliférations de jaquettes d’hôpital et de médicaments contre la douleur, jusqu’au moment où elle accepte que «seule la vie» avec tout son désordre sera permise dans cette chambre.
La meilleure histoire en français, «Mission», décrit les expériences du Dr Jacques Pelletier comme médecin bénévole au Chad (page 69)2.
Le texte «Lessons in teaching» (page e62)3 par Dre Amandev Aulakh évoque de manière émouvante la présentation toute en douceur à une étudiante en médecine de la difficile expérience d’avoir une discussion sur les soins en fin de vie avec un homme mourant, et la tristesse qui les a toutes 2 envahies jusqu’à en pleurer lorsqu’elles ont par la suite procédé au débreffage dans une salle à proximité.
Chaque année, outre les récits, un conférencier invité est appelé à réfléchir aux textes gagnants et à les mettre en contexte. En 2014, ce conférencier était le rédacteur associé du Médecin de famille canadien, Dr Roger Ladouceur. Dans «Couchers de vie» (page 63)4, Dr Ladouceur s’exprime à propos de son propre cheminement, allant de la certitude quant au «bien-fondé» de la mort médicalement assistée à l’incertitude à l’égard de ses convictions antérieures lorsqu’il fera face à sa propre mort. Il termine son texte par la question suivante: «Qui sait ce qu’on pensera quand ce sera notre tour4?»
En 2010, Dr Arthur Frank était le conférencier invité à la remise inaugurale de ces prix5 et je me suis tourné vers ses écrits pour tenter de contextualiser les récits de cette année, ainsi que l’allocution du conférencier.
Dr Frank a décrit 3 formes de narration qu’utilisent les médecins pour comprendre leur travail6. La première est la narration de la restitution, qui a la primauté dans les récits des médecins. C’est la narration dans laquelle le médecin est le héros qui sauve le patient de la maladie et lui restitue la santé. C’est la narration de ce qui incite bon nombre d’entre nous à choisir la médecine comme profession et nous imprègne comme le lait maternel durant les études de médecine et la résidence.
Mais Dr Frank a décrit 2 autres formes de narration, plus pertinentes au travail que feront de plus en plus les médecins de famille avec le vieillissement de nos populations. Il y a d’abord la narration du chaos, lorsque les choses ne se passent pas comme prévu. Tout médecin qui s’est occupé de patients atteints de démence et de leur famille est familier avec ce type de narration. L’autre est la narration de la quête, celle qui nous oblige à accepter la vie inconditionnellement, à ressentir une gratitude envers la vie malgré un état que la personne autrefois en santé aurait auparavant trouvé inacceptable6. Étant donné le fardeau grandissant des maladies chroniques complexes à mesure que nous prenons de l’âge, c’est dans la narration de la quête que les médecins de famille, leurs patients et leur famille pourront trouver un sens et une consolation.
Tous les récits de cette année ont en commun la mort et nos réponses à la fatalité en tant que médecins de famille. Ils font tous aussi ressortir la puissance de la narration de la restitution, qui tente de s’imposer à notre subconscient. Des 3 récits gagnants, seul «Mission» épouse la narration de la restitution.
La narration de la restitution a un tel pouvoir que même en soins palliatifs, elle est souvent utilisée pour plier la mort à notre volonté: le médecin héroïque soulage la douleur et les souffrances du patient pour une mort dans la dignité. Heureusement pour Dre Chang, sa patiente à la ferme volonté de vivre pleinement jusqu’à la fin n’a pas joué le jeu de cette narration et est devenue, plutôt que le médecin, l’héroïne de l’histoire de sa propre vie. La leçon à tirer de «Lessons in teaching» est que nous ne pouvons pas nous servir de la narration de la restitution quand la mort nous confronte, nous forçant à avoir des conversations difficiles avec nos patients et leur famille et à reconnaître nos propres sentiments de peine et de deuil. L’incertitude du Dr Ladouceur quant au bien-fondé de la mort médicalement assistée repose peut-être sur le fait de réaliser qu’il s’agit encore d’un autre exemple de la narration de la restitution qui s’impose sur la mort et les récits que nous en faisons.
Malgré tous nos points communs, il y a plus d’une narration au sujet du travail des médecins de famille et de la vie de leurs patients.
Footnotes
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This article is also in English on page 8.
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