Au cours de la majorité du siècle dernier, les adultes ayant une déficience développementale (DD) étaient soignés dans de grands établissements. On croyait que l’institutionnalisation offrait de meilleurs soins, une protection contre des conditions de vie difficiles et la possibilité d’acquérir des aptitudes de vie pouvant éventuellement faciliter la réinsertion sociale1. En réalité, les placements étaient plus probablement permanents, dans des conditions de vie médiocres et l’isolement social. Dans ces établissements, les résidants jouissaient de très peu de droits et, par conséquent, étaient victimes de diverses formes d’abus et de mauvais traitements, sans qu’ils aient beaucoup de recours1. Lorsque le public s’est peu à peu rendu compte des réalités de la vie institutionnalisée, la philosophie des soins a graduellement changé vers un système de soutiens à domicile pour les personnes ayant une DD, de manière à ce qu’elles puissent vivre dans la communauté et y participer. Au 21e siècle, le concept que les DD peuvent être guéries médicalement dans de grands «asiles» semble absurde et désuet. Pourtant, il est surprenant de constater que le dernier grand établissement en Ontario n’a fermé ses portes qu’en 20091. Ce changement de paradigme s’est traduit par un plus grand nombre d’adultes ayant une DD qui se font soigner par des professionnels des soins primaires qui n’ont peut-être pas l’expérience et la formation nécessaires pour comprendre les besoins complexes de tels patients. La discussion qui suit met en évidence certaines des considérations d’ordre médical, éthique et juridique dont il faut tenir compte dans les soins primaires aux adultes ayant une DD qui vivent avec des membres de leur famille dans la communauté.
Cas
Un homme d’âge moyen atteint de paralysie cérébrale et sa mère âgée sont amenés à l’urgence d’un hôpital communautaire pour une évaluation médicale. Le fils, qui exige des soins infirmiers complets, ne parle pas, mais a texté «AU SECOURS» à un ami de la famille à partir de son ordinateur. Une ambulance a été envoyée, mais les ambulanciers n’ont pas pu entrer dans la maison. Avec l’aide de la police, ils ont réussi à y entrer et ont trouvé la mère qui dormait sur le plancher, tandis que son fils était dans son propre lit. Ni l’un ni l’autre n’était en détresse aiguë. Toutefois, la maison était encombrée d’un tel fouillis que le commissaire des incendies a dû déclarer le logement inhabitable.
À l’urgence, on diagnostique chez les 2 patients une infection des voies respiratoires supérieures. Même si une admission pour traitement médical de courte durée n’était pas nécessaire, ils ont quand même été admis parce qu’ils étaient dans l’impossibilité de retourner à la maison.
Sources des données
Des recherches ont été faites dans Google et MEDLINE à l’aide des mots disabled, disability, vulnerable et community. Les lois et la littérature médicale pertinentes ont fait l’objet d’un examen. On trouve peu d’information dans la recherche pour guider les médecins dans les façons d’offrir efficacement du soutien dans la communauté aux adultes ayant des incapacités. La recherche trouvée était principalement de nature descriptive.
Message principal
Préoccupations d’ordre médical
Même si l’état de santé du fils dans l’immédiat n’était pas compliqué, ce cas met en évidence l’importance d’une expertise spécialité. L’expression déficience développementale englobe un large éventail de problèmes qui se traduisent par une limitation permanente du fonctionnement cognitif et adaptatif de la personne2. Par conséquent, il importe de bien faire la distinction entre les incapacités attribuables aux DD sous-jacentes du patient et celles causées par des problèmes médicaux aigus concomitants. Le traitement d’un patient ayant une DD variera en fonction de facteurs comme la pathogenèse du problème actuel du patient, ses affections concomitantes, la gravité de ses déficiences et ses soutiens sociaux habituels2. Étant donné que les problèmes médicaux d’un patient ayant une DD peuvent se présenter de manière différente de celle chez les autres patients, des efforts ont récemment été déployés pour produire des lignes directrices visant à aider les professionnels de soins primaires à dispenser des soins optimaux aux patients ayant une DD2.
Dans le présent cas, la compréhension de la gravité de la paralysie cérébrale du fils était un facteur contextuel important pour en arriver à un plan approprié. Un examen physique plus approfondi n’a révélé aucun signe de négligence. Par exemple, la peau était intacte et il semblait bien nourri. Néanmoins, sa situation de vie et le manque apparent de soutiens sociaux soulevaient des préoccupations considérables pour son bien-être continu.
Les professionnels impliqués dans les soins au fils ont convenu qu’il bénéficierait de soutiens communautaires additionnels pour assurer qu’il demeure en santé. Toutefois, il existe peu de recherches sur les façons d’offrir efficacement des soins aux adultes ayant une DD3. Dans une étude britannique, on a constaté que les personnes atteintes d’incapacités sévères avaient besoin en moyenne de 71 heures de soins par semaine. De plus, 93 % de ces soins étaient dispensés par des aidants «informels» comme la famille, des amis et des organismes de bienfaisance4. L’augmentation du degré de soutien communautaire formel serait sans incidence sur le plan financier, car les coûts de ce soutien additionnel seraient compensés par la réduction des frais d’hospitalisation5. Bien que l’on s’entende sur les bienfaits du transfert des soins institutionnels vers des soins communautaires, il s’est révélé difficile de leur dispenser des soins de grande qualité en milieu communautaire. Selon les propos d’un chercheur, les soins dans la communauté se caractérisent par
la sous-utilisation de soins de santé préventifs appropriés selon l’âge, le traitement insuffisant des problèmes de comorbidité reconnus, le manque de connaissances des professionnels à propos des traitements appropriés et efficaces, les obstacles à une bonne communication entre les professionnels et les clients, de même que la présence de facteurs de risque de blessures accidentelles6.
Préoccupations d’ordre éthique
Le devoir éthique des cliniciens d’agir en tant que promoteurs de la santé se retrouve intimement lié à cette discussion. En tant que professionnels des soins primaires, les médecins de famille sont souvent le premier point de contact pour les patients et sont responsables à la fois de la coordination et de la continuité des soins2. Compte tenu de l’importance accrue accordée aux soins préventifs et à la détection précoce des maladies, la participation active du patient revêt aussi une grande importance. Les valeurs et les objectifs du patient sont des éléments essentiels à prendre en compte, même s’ils vont à l’encontre de la bonne santé du patient ou des propres valeurs du clinicien7. Dans la plupart des cas, les cliniciens se sentent à l’aise de dispenser des soins fondés sur des données probantes dans le contexte des convictions sociales et personnelles du patient. La situation se complique davantage lorsque les médecins doivent traiter un adulte qui est incapable de prendre ses propres décisions et dont les traitements exigent le consentement d’un mandataire (tuteur légal). Dans le présent cas, le fils était sous les soins de sa mère vieillissante. Même en l’absence d’un danger imminent pour lui, sa situation de vie avait le potentiel de mettre sa santé en péril.
Initialement, la mère ne croyait pas que son fils ou elle avait besoin d’assistance et elle aurait été contente de continuer à vivre de la même manière. De fait, il s’était écoulé plus d’un an depuis que le fils était allé voir son propre médecin de famille. En examinant l’accès aux ressources communautaires, on a constaté que la mère avait l’habitude de refuser l’aide de l’extérieur. Des services de soins à domicile avaient auparavant été impliqués, mais la mère les avait renvoyés. Elle avait aussi 2 filles, mais elles étaient en conflit avec leur mère et cette dernière a refusé la permission de les contacter. Dans le cas présent, il était difficile de défendre efficacement les intérêts d’une personne qui pourrait bénéficier d’une aide de l’extérieur, mais l’avait toujours refusée. Les cliniciens doivent respecter l’autonomie de leurs patients. La mère était capable de prendre des décisions au nom de son fils et il n’y avait aucun indice qu’elle soit instable ou souffre de démence. Même si le fils n’était peut-être pas capable de prendre des décisions à propos de traitements ou de soins personnels, il était important de respecter ses volontés s’il était possible de les déterminer. Il était évident en observant les interactions entre la mère et son fils qu’ils s’aimaient beaucoup et que les séparer lui causerait une grande détresse.
En plus de respecter l’autonomie, les cliniciens doivent faire un juste équilibre dans leurs actes entre la bienfaisance et la non-malfaisance. Ce devoir exige des cliniciens de bien comprendre les niveaux de risque et de probabilité lorsqu’ils font leur évaluation du préjudice et du bienfait8. Si les professionnels dans le cas présent avaient réagi avec excès à la situation sociale du fils, cette réaction n’aurait probablement pas causé de préjudice physique au patient. Elle aurait cependant provoqué une grande anxiété mentale, de l’angoisse et des préjudices à la fois à la mère et à son fils. Les 2 vivaient ensemble depuis la naissance du fils et la mère lui avait constamment dispensé tous les soins. L’admission du fils en soins de relève lorsque sa mère avait dû subir une chirurgie ne s’était pas bien passée ni pour l’un, ni pour l’autre.
Préoccupations d’ordre juridique
Enfin, des préoccupations ont été soulevées concernant l’existence d’une obligation juridique de la part de l’équipe de soins primaires de signaler la situation du fils sur le plan de mauvais traitements ou de négligence soupçonnés. Les lois s’appliquant aux personnes vulnérables varient d’une province à l’autre et sont habituellement très techniques. Par conséquent, l’obligation de signaler des mauvais traitements suspectés pourrait différer selon que la personne vulnérable habite dans un centre de soins ou la communauté, que la personne qui soupçonne le mauvais traitement soit un fournisseur de services ou un professionnel de la santé ou que les circonstances spécifiques répondent à la définition légale de maltraitance ou de négligence.
Dans certaines provinces, comme à Terre-Neuveet-Labrador, il est obligatoire pour toute personne de signaler le mauvais traitement soupçonné d’un adulte négligé, tandis que dans d’autres provinces, le devoir de signalement se limite aux organismes de services. Dans d’autres provinces, la loi permet, mais n’exige pas, que les soupçons soient rapportés. En Ontario, la loi impose un devoir de signalement à toute personne qui soupçonne qu’un résidant d’un établissement ou foyer de soins prolongés a été victime de mauvais traitements ou pourrait l’être9. Si les organismes qui dispensent des services à une personne ayant une DD doivent rapporter tout mauvais traitement soupçonné, allégué ou observé à cette personne, même si elle habite dans la communauté, cette obligation n’est pas imposée aux professionnels de la santé10. Ainsi, parce que le fils vivait dans la communauté avec sa mère, l’équipe de soins primaires n’avait pas d’obligation juridique de signaler leurs préoccupations à propos de la négligence. Étant donné la nature très technique et les complexités des lois provinciales et territoriales, il vaut mieux communiquer avec le collège des médecins qui vous régit pour demander conseil à propos de vos devoirs de signalement obligatoire.
Dans le cas présent, les professionnels de la santé s’inquiétaient principalement des décisions en matière de traitement et de soins que prenait la mère au nom de son fils. En vertu de la Loi sur le consentement aux soins de santé de l’Ontario11, les professionnels auraient pu s’adresser à la Commission du consentement et de la capacité pour contester les décisions de la mère comme n’étant pas dans «l’intérêt supérieur» de son fils. Si la commission en venait à la conclusion que les décisions de la mère n’étaient pas conformes à la loi, elle pourrait substituer sa décision à celle de la mère. Pareillement, les professionnels de la santé auraient pu communiquer leurs préoccupations au Bureau du Tuteur et curateur public (BTCP). Si le BTCP était d’avis que le fils était incapable et qu’il souffrait ou était à risque de souffrir de maladies ou de blessures graves, il pourrait faire appel aux tribunaux afin de devenir le tuteur du fils. La plupart des provinces disposent de structures hiérarchiques semblables de mandataires, ainsi que de méthodes pour les remplacer dans les circonstances appropriées. Par ailleurs, le recours à ces processus juridiques officiels aurait placé l’équipe de soins primaires dans une relation antagoniste avec la mère et son fils. La relation continue avec la mère aurait pu être rompue et, par conséquent, cette situation aurait fait disparaître toutes autres possibilités de l’aider à mieux prendre soin de son fils.
Un algorithme de plan d’action lorsqu’on est confronté à ces situations difficiles est présenté à la Figure 1.
Règlement du cas
On a jugé que la situation n’était pas dramatique au point de justifier une intervention auprès de la Commission du consentement et de la capacité ou du BTCP. À la fin, la mère a reconnu les dangers inhérents à l’encombrement de son logement et a pris des mesures pour y remédier. Le commissaire des incendies a approuvé les conditions de vie améliorées et a permis à la mère et à son fils de retourner à la maison. On a consulté les services de soins à domicile, mais la mère les a encore une fois refusés. Le médecin de famille entretenait une bonne relation avec la mère et a accepté de faire périodiquement des visites à domicile pour surveiller la situation. Il a aussi discuté avec la mère à propos de la nécessité de dispenser des soins préventifs à son fils d’âge moyen. Le commissaire des incendies a indiqué que des visites régulières seraient faites pour assurer que la maison soit sécuritaire.
Conclusion
Quoique cette situation se soit réglée pour le moment, il se présentera d’autres problèmes à l’avenir à mesure que la mère prend de l’âge et devient incapable de prendre soin de son fils. Les discussions avec la mère se sont conclues par de vagues acceptations d’explorer les futures options. Toutefois, la réalité est que ces accords ne se sont pas matérialisés par le passé et ne le seront probablement pas à l’avenir, jusqu’à ce qu’une autre crise se produise. Néanmoins, les professionnels de la santé croient qu’ils ont pu tirer le meilleur de cette situation imparfaite et qu’ils peuvent l’accepter.
Les professionnels des soins primaires doivent dispenser aux adultes ayant une DD des soins empreints de compassion qui respectent les souhaits du patient.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
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Il faut bien faire la distinction entre des déficiences attribuables aux troubles développementaux sous-jacents du patient et celles qui résultent de maladies médicales aiguës concomitantes.
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En plus de respecter le principe de l’autonomie, les cliniciens doivent faire un juste équilibre dans leurs actes entre la bienfaisance et la non-malfaisance.
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Les équipes de soins primaires devraient déterminer si elles ont l’obligation de signaler aux autorités des mauvais traitements suspectés. Les lois régissant la protection des personnes vulnérables varient d’une province à l’autre et sont habituellement très techniques.
Footnotes
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Cet article donne droit à des crédits Mainpro-M1. Pour obtenir des crédits, allez à www.cfp.ca et cliquez sur le lien vers Mainpro.
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Cet article fait l’objet d’une révision par des pairs.
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2015 issue on page 27.
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Collaborateurs
Tous les auteurs ont contribué à la recherche documentaire et à l’interprétation des ouvrages, de même qu’à la préparation du manuscrit aux fins de soumission.
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