
Elle avait 20 ans et elle venait de recevoir un diagnostic de cancer en phase terminale. Le mariage fut annulé, car elle ne voulait pas qu’il soit veuf. Elle laissa tomber ses cours et renonça à voyager. La vie est passée du cinéma et de son appartement au centre de soins palliatifs de dix chambres. Le mot injuste était tout à fait insuffisant pour décrire la situation, mais c’était ainsi.
Aux soins palliatifs, nous sommes souvent intimement liés à la vie des patients et de leur famille. Nous les réconfortons, nous offrons des papiers-mouchoirs, nous traitons de grandes questions et répondons aux petites. Nous passons des heures à parler des options pour contrôler la douleur et gérer les symptômes. Nous nous efforçons de donner à chaque patient une « belle mort »; sans douleur, paisible, et entourée de soins.
Ma première rencontre avec elle m’a laissée confondue. Étudiante en médecine, pleine d’entrain et de bienfaisance. Prête à répondre à toutes les préoccupations après avoir consulté sa fiche, j’ai poliment interrompu une conversation pour lui demander comment elle allait.
« Bien », me répondit-elle.
« Vous avez mal? »
« Je n’ai besoin de rien aujourd’hui ».
Je ne l’ai pas cru, mais sa réponse était décisive et définitive. Un peu vexée, je sortis de la chambre.
Les jours ont passé. Je me suis attachée à d’autres patients. Avec eux, je parlais parfois pendant des heures. Mais de son côté? Elle m’accordait à peine une ou deux minutes par jour. Pâle, ses forces déclinantes, elle était toujours « bien ».
J’avais l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Elle ne me trouvait peut-être pas sympathique? J’ai essayé d’être plus engageante. Rien. J’ai essayé d’être plus sérieuse, plus chaleureuse, plus brusque… Rien. Je n’en revenais pas.
Puis la douleur s’est accrue. Ça n’allait plus. Une grimace et j’ai sauté, enfin prête à lui venir en aide
Où avez-vous mal? Très mal? Depuis quand? Est-ce que c’est mieux? Pire? D’autre morphine? Intramusculaire? Lui fallait-il un cathéter? Peut-être du Tylenol?
Elle n’a pas répondu à une seule de mes questions, sans réaction. Au début j’étais déconcertée. Puis, j’ai commencé à voir un peu ce qui se passait.
« Je vais vous chercher un comprimé de morphine ». J’ai prononcé les mots tout doucement, plus doucement que jamais en m’adressant à elle. Plus de questions. Plus d’inquiétudes.
Rien que m’occuper de cette grimace. Je savais qu’elle n’aimait pas les injections. Elle détestait tout ce qui avait rapport à la maladie. Je savais qu’elle avait refusé les perfusions intraveineuses et qu’elle ne voudrait pas de cathéter. Je savais qu’elle voulait que j’arrange les choses et que je disparaisse.
Un oui sec de la tête.
Elle se tenait immobile dans ses jeans et son chandail. Sa famille continuait de parler. Même s’ils étaient inquiets, ils ne nous ont pas approchés.
Elle ne m’a pas regardée. Elle a simplement attendu son médicament. Lorsque la morphine a fait effet, elle s’est détendue et elle a rejoint sa famille comme si de rien n’était. Elle ne m’a pas dit un mot.
J’ai appris à circuler discrètement. J’ai appris que les questions liées à la morphine étaient de mise lorsque les autres étaient distraits. J’ai appris à ramasser rapidement les sacs de vomi sans un mot. Et par-dessus tout, j’ai appris que la vie, c’était tout ce qu’on permettait dans cette chambre.
Des vêtements de ville au lieu d’une blouse d’hôpital. Des films et de la musique pour remplacer les larmes. Entrant, sortant, les gens défilaient. Des fauteuils ordinaires autour du lit, et non des chaises règlementaires. Des piles de coussins et de couvertures devant la télé, que nous avons dû installer par terre, car aucune étagère n’était assez solide.
Médecins et infirmières n’avaient pas leur place. Nous évoquions la mort et la maladie.
Nous nous attendons à ce que les patients répondent à nos questions, nous en posent et interagissent avec nous chaque jour. D’elle, j’ai appris à observer et à déceler les signes discrets. À utiliser toute mon éducation et mon intelligence, mais à garder le processus pour moi. Nous sommes des satellites. Répondant à la pression d’un bouton, mais autrement, invisibles.
Rien que la vie dans cette chambre. Rien que l’amour et la gaité. Rien que des vidéos et des photos… vivre, c’est tout. Même quand son épuisement la retenait au lit, ils l’entouraient de leur conversation. Elle dormait pendant que ses amis s’amusaient, et elle se réveillait dans cette atmosphère. Elle vivait chaque instant de sa vie comme elle l’entendait.
Un jour, je me suis arrêtée à sa porte pour une visite de fin de journée. Le groupe était pelotonné par terre devant la télé.
« Un bon film ». Elle riait et elle me fit signe de m’asseoir à côté de sa sœur. J’ai enlevé ma blouse blanche et j’ai pris place parmi les coussins.
Honnêtement, je ne me souviens pas du tout du film. J’étais tellement préoccupée à son sujet. Je l’observais d’un œil de faucon, étonnée par son visage courageux et terrifiée par ce qu’elle cachait derrière.
Aujourd’hui, je ne me souviens que des raisins verts. Nous les avalions l’un après l’autre. De temps en temps, elle se penchait à droite pour vomir dans un sac de McDonald doublé; ce qu’elle faisait comme si de rien n’était. Et nous, nous faisions semblant de ne pas voir.
La mort l’a prise doucement. Seuls ceux qu’elle aimait et un rayon de soleil occupaient cette chambre. Elle s’est endormie pour ne plus se réveiller.
Elle m’a profondément inspirée. Elle ne vivait pas comme si elle allait mourir. Elle est morte comme si elle allait vivre.
À part tout ça, elle m’a beaucoup appris. Elle m’a fait prendre conscience que je sers parfois mieux mes patients en restant dans l’ombre. Que la vie que je m’efforce si fort d’améliorer n’exige que très peu de moi. Elle m’a appris le silence et la discrétion. Elle m’a appris à laisser les gens, même ceux qui sont au seuil de la mort, vivre, c’est tout.
La vie, c’est le résultat quand la médecine fait son travail. Notre travail c’est un peu comme l’air, vital, mais invisible. Elle nous manque lorsqu’elle est absente, mais on n’y pense presque jamais. Elle m’a appris à ne jamais oublier à quel point les films, les raisins et les rires sont indispensables pour nos patients.
Elle m’a appris à laisser la vie, rien que la vie, entrer dans nos chambres.
Notes
These stories were collected as part of the Family Medicine in Canada: History and Narrative in Medicine Program, an ongoing project of the College of Family Physicians of Canada (CFPC), supported by donations to the Research and Education Foundation by Associated Medical Services (AMS). The program collects stories and historical narrative about family medicine in Canada for a publicly available online database. The AMS–Mimi Divinsky Awards honour the 3 best stories submitted to the database each year. Information about the AMS–Mimi Divinsky Awards is available under “Honours and Awards” on the CFPC website, www.cfpc.ca. The Stories in Family Medicine database is available at www.cfpc.ca/Stories.
Récits en médecine familiale
Ces récits ont été présentés dans le contexte du programme Histoire et narration en médecine familiale, un projet que poursuit le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) sur un base continue, grâce à un don versé à la Fondation pour la recherche et l’éducation par Associated Medical Services Inc. (AMS). Le programme recueille des récits et des narrations historiques au sujet de la médecine familiale au Canada qui sont inclus dans une base de données en ligne accessible au public. Les Prix AMS–Mimi Divinsky sont décernés aux rédacteurs des trois meilleurs récits présentés chaque année. Pour en savoir plus sur les Prix AMS–Mimi Divinsky, rendez-vous à la section Prix et bourses dans le site Web du CMFC à l’adresse www.cfpc.ca. La base de données sur les récits en médecine familiale se trouve à www.cfpc.ca/Recits.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2015 issue on page 66.
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