
Les mesures de précautions affichées en grosses lettres sur la porte nous arrêtèrent alors que nous arrivions à la chambre du patient. Presque automatiquement, nos mains se sont portées vers la solution antiseptique comme elles l’avaient fait si souvent auparavant. J’ai enfilé et noué la mince blouse jaune translucide avec diligence et, en mettant les gants de caoutchouc, mon regard a croisé celui de l’étudiante en médecine.
« Avez-vous des questions? »
Elle fit non de la tête et tira sur ses gants. J’avais conscience de l’appréhension qui commençait à me serrer l’estomac. Ce n’était pas la première fois que j’étais responsable d’une discussion de fin de vie. Ce n’était pas la première fois que l’étudiante en médecine participait à ce genre de discussion. Mais c’était la première fois qu’elle allait se charger seule de la conversation.
Je me souviens clairement de la première fois où, étudiante en médecine, j’ai parlé seule à la famille d’un patient. Nous étions dans une petite pièce sans fenêtre dans l’unité des soins intensifs, plus ou moins un placard. J’étais assise d’un côté avec les membres de la famille alignés le long du mur opposé. Leurs visages sombres me regardaient, leurs yeux las cherchant réponses à leurs questions, et j’avais le sentiment qu’ils ressentaient mon inexpérience malgré ma blouse blanche et mon stéthoscope. Un filet de transpiration coulait dans mon dos alors que je m’apprêtais à parler, ma voix chancelante et incertaine. Je me souviens d’avoir voulu que quelqu’un soit là avec moi, pour me souffler les mots lorsque j’avais du mal à articuler qu’il n’y avait aucun d’espoir de guérison pour leur être cher.
Je me rappelais cette expérience en entrant dans la chambre fraîche et assombrie. Mes yeux ont pris un moment pour s’ajuster à l’éclairage tamisé et mes oreilles au souffle agonisant avant que la pièce se détache. Les membres de la famille étaient debout le long des murs de la chambre. Je me suis soudain rendu compte que presque tous les yeux s’étaient tournés vers nous à notre entrée, et mon pouls s’accéléra, un peu gênée d’attirer l’attention.
Une femme était assise face au lit. Bien que sa tête se soit tournée vers la porte, ses yeux n’ont pas cherché les nôtres. Instinctivement, j’ai compris que c’était la conjointe du patient. L’accablement de son langage corporel trahissait ce qu’elle avait vu son conjoint traverser depuis quelques mois. On le voyait par l’affaissement de ses épaules, la façon dont elle se tortillait les mains, son indifférence face à une autre intrusion dans l’intimité de ses derniers moments avec son mari.
L’étudiante en médecine intercepta mon regard, ses yeux me demandant la permission de briser le silence. Je lui fis signe que oui. D’un pas timide, elle s’avança vers le patient et posa sa main sur la sienne.
« Nous sommes désolés de vous interrompre, mais les médecins qui s’occupent de vous nous ont demandé de vous rendre visite. Nous sommes de l’équipe des soins palliatifs. » Elle se présenta et je fis de même avant de m’approcher du patient. J’ai pris sa main chaude dans la mienne. Elle resta inerte sous mes doigts. Ses yeux aux paupières alourdies restèrent figés au plafond, sans cligner.
Je me suis écartée du lit en prenant place derrière l’étudiante en médecine. Exécuter une tâche routinière comme prendre la pression artérielle me rendait encore nerveuse devant un auditoire. J’espérais qu’en restant hors de vue cela lui faciliterait les choses. Nous travaillions ensemble au sein de l’équipe des soins palliatifs depuis peu de temps, et durant cette courte période elle avait trouvé son créneau. Elle était prête à affronter ce moment.
Elle parla avec calme, sans aucun signe d’anxiété. En décrivant la situation à laquelle le patient et sa famille pouvaient s’attendre d’ici la fin, j’ai vu leur expression changer. L’étudiante s’en rendit compte aussi, et elle s’arrêta un moment avant de poursuivre, sa voix déjà douce, s’adoucit davantage.
Une deuxième voix posa une question et je fis des yeux le tour de la pièce, c’était la conjointe du patient. L’étudiante en médecine commença à répondre, puis sa voix trembla. Elle recula d’un pas et j’ai vu son expression d’incertitude en essayant de trouver les mots, fronçant légèrement les sourcils. Pour la première fois, elle semblait nerveuse, et devant son émoi j’ai revu en moi l’étudiante en médecine que j’avais été à l’unité des soins intensifs.
Le silence se prolongeait et j’ai compris que c’était la situation que tous mes superviseurs avaient vécue. Attendre le bon moment d’intervenir; savoir quand attendre encore un peu. Nos regards se croisèrent un moment, puis elle détourna les yeux, j’ai alors parlé.
Lorsque je me suis tue, le silence est revenu. L’étudiante en médecine m’a regardée et, sans échanger un mot, nous avons su qu’il n’y avait rien d’autre à dire. Elle s’avança à nouveau vers le patient et lui serra la main, puis elle s’approcha de chaque membre de la famille. Je l’ai suivie et, avec chaque étreinte, chaque remerciement murmuré et chaque poignée de main, j’avais de plus en plus de mal à garder ma contenance.
En sortant de la chambre, les lumières vives du couloir nous aveuglèrent. Je me suis soudainement sentie assaillie par la clarté, notre attirail antiseptique, et le désarroi qui me serrait la gorge. J’ai retiré mes gants d’un clac et je me suis débattue avec la blouse. Il n’y avait pas de façon élégante de se départir de la mince blouse jetable, et je me suis mise à tirer dessus jusqu’à ce que le tissu fragile cède et se déchire. Les larmes avaient commencé à me brûler les yeux.
« Trouvons un endroit pour faire le point. » Je suis parvenue à prononcer les mots et elle fit oui de la tête. Je me suis engagée d’un pas décidé dans le passage, mes yeux fermement fixés droit devant moi, elle me suivant à quelques pas. J’ai ouvert les portes d’une poussée tout le long du couloir jusqu’à ce que nous trouvions ce qu’il nous fallait, une pièce inoccupée.
Nous avons pris place en silence à chaque bout de la longue table. Une larme fit lentement son chemin sur ma joue tandis que mes yeux se fixaient sur la table. J’avais voulu lui dire que ce n’était pas ma réaction normale à ce genre de conversation. Je n’avais pas l’habitude de verser des larmes, mais ce que ce patient avait vécu me touchait profondément. Son état s’était empiré rapidement depuis son diagnostic il y avait à peine quelques mois. C’était un brusque rappel que personne n’est à l’abri, et que nous pouvons tous être pris par surprise par une terrible maladie.
Une toux discrète ramena mon attention vers elle et j’ai levé les yeux. Son visage mouillé de larme reflétait le mien et j’ai compris à ce moment que c’était la leçon que je pouvais enseigner. Nous ne sommes pas des robots. Nous avons le privilège d’être témoin des moments les plus intimes de la vie de nos patients. Nous accorder la permission d’être émus par notre travail fait partie de cette transition d’étudiant en médecine à résident à médecin. Dans certains cas, on ne peut que pleurer.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2015 issue on page 67.
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