La prescription d’acide acétylsalicylique (AAS) à faible dose pour prévenir les maladies cardiovasculaires (MCV), notamment l’infarctus du myocarde et les accidents vasculaires cérébraux (AVC), semble être coutume lors de visites chez le médecin. L’AAS comporte des avantages considérables pour la prévention secondaire dans la majorité des cas. Selon les recommandations actuelles, la plupart des gens conviennent qu’habituellement, les avantages de l’AAS (réduction des risques d’infarctus du myocarde de 20 %) ne compensent pas les risques (augmentation légère, mais significative des hémorragies, principalement des saignements gastro-intestinaux [GI]; p = 0,039) dans le cadre de la prévention primaire1. Un ensemble considérable de données probantes appuyant cette affirmation provient du projet japonais sur la prévention primaire2, lors duquel on a observé des patients souffrant d’athérosclérose asymptomatique et découvert que l’AAS ne réduisait pas de façon significative les problèmes cardiovasculaires. De plus, la Food and Drug Administration des États-Unis a émis un avis indiquant que les données probantes n’appuient pas l’utilisation généralisée de l’AAS pour la prévention primaire des infarctus du myocarde et des AVC3. Or, il importe d’examiner soigneusement les recommandations lorsqu’on les interprète.
Il y a 3 questions importantes à se poser à l’égard de l’AAS en prévention primaire puisqu’il y a des patients qui pourraient en bénéficier et qu’il existe des risques associés à l’interruption de l’AAS chez les patients qui en prennent déjà.
Questions et réponses
Devrions-nous systématiquement prescrire de l’AAS en prévention primaire?
Il n’existe pas de preuves assez solides qui démontrent que les avantages de l’AAS surpassent les risques. L’avantage escompté de l’AAS en prévention primaire des MCV est la réduction des infarctus du myocarde et des AVC mortels et non mortels1. Les études ont fait ressortir des résultats mitigés, notamment la réduction statistiquement significative des infarctus du myocarde et des AVC, la survenance de l’un sans l’autre ou aucun avantage dans la prévention de l’un ou de l’autre4–6. Des méta-analyses ont fait valoir que l’AAS ne procurait que peu ou pas de bienfaits en prévention primaire4–6.
Le principal risque du traitement à l’AAS est lié aux saignements. Les études ont révélé de façon constante une augmentation importante des hémorragies avec la prise quotidienne d’AAS, surtout des saignements gastro-intestinaux (risque relatif = 1,40; IC à 95 % de 1,07 à 1,83)4–6. Le taux absolu de saignements GI avec l’AAS est de 3 sur 10 000 dans la population globale et celui des hémorragies intracrâniennes est de 1 sur 10 0001.
Dans quelles circonstances doit-on offrir de l’AAS en prévention primaire?
L’acide acétylsalicylique doit être offert lorsque les avantages surpassent les risques (c.-à-d. lorsque les patients présentent un risque élevé de problèmes cardiovasculaires et que les risques de saignements sont faibles). Les patients présentant un haut risque de problèmes cardiovasculaires comprennent les hommes de 50 ans et plus et les femmes de 60 ans et plus qui présentent 1 ou plusieurs des facteurs suivants : tabagisme, hypertension, dyslipidémie, antécédents familiaux de MCV précoce, albuminurie, ou fibrillation auriculaire avec index CHADS2 (insuffisance cardiaque congestive, hypertension, âge de ≥ 75 ans, diabète sucré et AVC ou accident ischémique transitoire) dont le score est de 0 à 11,7,8. Les patients présentant un risque élevé de saignements sont ceux ayant souffert de saignements GI auparavant, ceux souffrant d’ulcères peptiques ou ceux qui prennent une médication concomitante pouvant augmenter les saignements (p. ex. les anticoagulants et les anti-inflammatoires non stéroïdiens)1,7,8.
Étant donné que l’AAS peut réduire les risques de premier infarctus du myocarde jusqu’à concurrence de 20 %1, nous pouvons offrir de l’AAS en prévention primaire aux patients qui présentent un risque élevé de problèmes cardiovasculaires et un faible risque de saignements.
Devrions-nous interrompre le traitement à l’AAS chez les patients qui l’ont utilisé en prévention primaire durant plusieurs années?
Nous ne pouvons pas interrompre la prise d’AAS sans mûre réflexion. Il n’est pas facile de répondre à cette question puisqu’il n’existe pas assez de preuves solides qui appuient un choix au détriment de l’autre. Les lignes directrices ne conseillent pas de commencer un traitement à l’AAS en prévention primaire, mais il ne faut pas en déduire qu’il faut interrompre un tel traitement s’il est déjà amorcé.
Lorsqu’on cesse de prendre quotidiennement de l’AAS, il y a un risque d’hypercoagulabilité causée par un effet de rebond augmentant l’agrégation plaquettaire9–11. Des études ont révélé une triple augmentation des événements thromboemboliques après l’interruption (plus élevée dans les 11 premiers jours suivant la cessation, mais pouvant durer jusqu’à un an)9–11. Selon les méta-analyses des données portant sur des patients à qui on a conseillé d’interrompre l’AAS en se fondant sur la recommandation voulant que ce type de traitement ne devrait pas être amorcé en prévention primaire, ceux-ci auraient souffert d’importants effets de sevrage de l’AAS. Des études cas-témoins ont démontré que des personnes ayant récemment cessé de prendre de l’AAS avaient augmenté leur risque d’infarctus du myocarde non mortels ou de décès (ratio de taux = 1,43; IC à 95 % de 1,12 à 1,84) sur un an. Parmi 1000 patients, il s’était produit 4 cas d’infarctus du myocarde non mortels de plus chez les patients qui avaient cessé de prendre de l’AAS à faible dose comparativement à ceux qui avaient continué à suivre le traitement10.
Par conséquent, cesser de prendre de l’AAS peut causer des dommages. Une évaluation approfondie des risques par rapport aux bienfaits devrait être effectuée.
Réflexion pour l’avenir
Les cliniciens pourront compter sur les résultats de 4 études cliniques randomisées contrôlées de grande envergure actuellement en cours portant sur l’AAS en prévention primaire : ARRIVE (aspirine pour réduire les risques d’événements vasculaires initiaux)12, ASCEND (étude sur les événements cardiovasculaires chez les diabétiques)13, ASPREE (aspirine pour réduire les événements cardiovasculaires chez les personnes âgées)14 et ACCEPT-D (combinaison d’aspirine et de simvastatine dans le cadre d’un essai clinique sur la prévention des événements cardiovasculaires chez les diabétiques)15. Dans le cadre de ces études, on a recruté des patients de partout en Europe et en Amérique du Nord, ce qui devrait permettre de généraliser les résultats à la population canadienne. Les critères d’inclusion ciblaient des populations spécifiques, comme les patients présentant plusieurs risques, les adultes plus âgés, les diabétiques et les patients n’ayant pas d’antécédents de MCV, ce qui nous aidera à répondre aux 2 premières questions mentionnées précédemment. Nous pouvons espérer que les résultats de ces études nous éclaireront davantage sur l’efficacité de l’AAS en prévention primaire et qu’ils nous guideront quant à son utilisation appropriée.
Finalement, des recherches en cours suggèrent que l’AAS pourrait aussi avoir des avantages dans la prévention du cancer, mais ces données n’ont pas été étudiées aux fins de cet article.
Conclusion
Même avec une foule de données, il persiste des incertitudes entourant l’utilisation de l’AAS en prévention primaire des MCV. Ainsi, on ne devrait pas le recommander systématiquement à tous les patients. Pour certains, les risques de problèmes cardiovasculaires sont élevés et peuvent surpasser ceux du traitement à l’AAS. On devrait offrir à ce type de patients de l’AAS en prévention primaire. Il faut tenir compte des risques lorsqu’on interrompt un traitement à l’AAS chez des patients qui en ont fait un usage quotidien en prévention primaire. Les patients doivent toujours participer au processus de décision et on doit faire preuve de jugement clinique. Il est important d’expliquer clairement que le traitement à l’AAS comporte des avantages mitigés et un faible risque de saignements GI. Discutez également de la période aigüe qui suit l’interruption pouvant exposer les patients à des risques plus élevés d’infarctus du myocarde et d’AVC. S’ils choisissent de continuer à prendre de l’AAS (et certains vont le faire), assurez-vous que c’est à faible dose (81 mg), que les comprimés sont à enrobage entérique et que les patients ne prennent pas d’autres anti-inflammatoires non stéroïdiens.
Pour ne pas causer de tort aux patients lorsque vous envisagez l’AAS en prévention primaire des MCV, que ce soit pour en prescrire ou pour interrompre un traitement, posez-vous les 3 questions abordées ci-dessus. Les résultats d’études en cours devraient fournir des pistes supplémentaires à ce sujet sous peu.
Footnotes
Cet article donne droit à des crédits Mainpro-M1. Pour obtenir des crédits, allez à www.cfp.ca et cliquez sur le lien vers Mainpro.
This article is also in English on page 971.
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