L’autre jour, j’ai vu une nouvelle maman dont le bébé de 5 semaines passait une bonne partie de la journée à pleurer. La mère avait fait ce que font souvent les mamans dont les bébés pleurent beaucoup : elle avait blâmé quelque chose dans son lait maternel et avait cessé l’allaitement, puis elle avait essayé une à une les diverses préparations lactées à l’épicerie. Son bébé n’arrêtait toujours pas de pleurer. « On dirait qu’il a mal. Il serre ses petits poings. »
À l’examen du nourrisson, les constatations étaient rassurantes et il prenait suffisamment de poids. Je lui ai dit que tout pointait vers les coliques comme diagnostic. Je lui ai expliqué qu’à l’exception notoire du syndrome de l’enfant secoué, les coliques avaient habituellement une issue favorable pour les bébés, les mamans et la dyade bébé-maman1–3. Un membre de la famille était venu habiter temporairement avec elle pour l’aider avec le bébé et elle était contente d’avoir quelqu’un à qui le confier lorsqu’elle se sentait impuissante ou en colère. Elle m’a demandé si elle devait continuer à lui donner des probiotiques en gouttes; je lui ai dit qu’il n’y avait pas beaucoup de données probantes à l’effet qu’elles aideraient à atténuer les pleurs de son fils4,5, mais que cet essai ne nuisait probablement pas.
Habituellement, mes consultations pour coliques se terminent à peu près ainsi, par du réconfort et des dispositions de suivi. Cette pratique peut se révéler un échange insatisfaisant tant pour la patiente que pour le médecin; une simple assurance « qu’il n’y a rien de mal » peut être interprétée à tort comme une réduction du problème et n’aide pas nécessairement la patiente dans sa très réelle détresse. Les mauvais jours, on a l’impression que c’est une fraude intellectuelle : s’il n’y a rien de mal, alors de quelles données probantes est-ce que je dispose pour dire que « tout va bien »?
La cause des choses
En tant que mère de 3 enfants de moins de 7 ans, je serais la dernière à dire que tout va bien quand un bébé pleure. Mais depuis peu, je me demande ce qu’il arriverait si la médecine se concentrait moins sur les familières dichotomies bien-mal et bon-mauvais, et investissait davantage dans la compréhension de la cause des choses. Il ne s’agirait pas seulement de questions directes comme « Qu’est-ce qu’un parent pourrait avoir fait pour que son bébé pleure maintenant? », mais plutôt de la question ultime plus profonde « Pourquoi un bébé pleurerait-il? ».
C’est la question qui intrigue le Dr Ronald Barr, pédiatre à l’Université de la Colombie-Britannique à Vancouver et auteur du site web The Period of PURPLE Crying6. Lors d’un atelier auquel j’ai assisté récemment à l’Université Simon Fraser à Burnaby, en Colombie-Britannique, sur les aspects évolutionnistes du développement de l’enfant et de la santé, Barr a expliqué comment il avait utilisé les méthodes de l’anthropologie et le cadre théorique de l’évolution pour générer 2 hypothèses. Sa première était que les coliques, c’est-à-dire les pleurs excessifs d’un nourrisson qui atteignent leur paroxysme à environ 6 semaines et se résorbent vers l’âge de 3 mois, sont onéreuses, ne sont pas expliquées par une pathologie et devraient être conceptualisées de nouveau comme étant normales7,8. Barr a comparé les pleurs des nourrissons et les comportements d’apaisement dans les populations occidentales et entre les peuples occidentaux et les !Kung San du Botswana, qui ont un mode de vie et de subsistance semi-nomade. En dépit de circonstances très différentes, il a constaté que les bébés dans toutes les cultures avaient des fréquences de pleurs semblables9 et que d’autres comportements de la petite enfance, notamment se retourner vers un hochet, l’apport calorique et l’accoutumance aux stimuli visuels, avaient des courbes en forme de n, témoignant d’une réceptivité grandissante durant les 3 premiers mois. Autrement dit, les pleurs excessifs d’un bébé pourraient ne pas être « mauvais » ou être le signe d’un problème; il pourrait plutôt s’agir d’une variante normale du développement du nourrisson.
La deuxième hypothèse de Barr était que les coliques pourraient en fait être adaptives et conformes à un mécanisme de signalisation honnête. Strictement parlant, un trait est considéré « adaptif » sur le plan de l’évolution s’il accroît la chance d’une personne de relever le défi de la sélection naturelle et de transmettre ses gènes à la prochaine génération. Par ailleurs, cette définition est plutôt étroite dans le contexte des humains contemporains, qui interfèrent avec la sélection naturelle de diverses façons, comme en pratiquant la contraception, en effectuant des chirurgies cardiaques et en pavant des routes par-dessus l’habitat des grands prédateurs.
La mesure de l’adaptation chez les humains des temps modernes repose sur des paramètres plus subtils de résilience, tels que la charge allostatique (le prix que fait payer le stress au corps) et l’inflammation chronique de bas grade10. Pour comprendre la signalisation honnête, pensez à un paon ou à un cerf : les mâles les plus robustes ont le plumage le plus coloré et les panaches les plus gros. Même si nous pourrions penser que les pleurs d’un nourrisson sont un trait de nonadaptation parce qu’ils augmentent la charge allostatique de la mère et nuisent à sa capacité de s’occuper de son enfant, il est aussi possible que, selon la signalisation honnête, ce sont les bébés les plus en santé qui peuvent se permettre de pleurer.
L’approche de Barr à l’égard d’une question clinique m’a vivement intéressée, étant donné que j’ai étudié la biologie évolutionniste avant ma formation en médecine. Elle soulevait tant de questions : Les coliques sontelles neutres sur le plan des avantages adaptifs et, par conséquent, non assujetties aux pressions sélectives et donc persistantes parce qu’elles n’ont aucun effet sur la survie? Ce n’est probablement pas le cas, parce que les pleurs sont onéreux sur le plan de la demande d’énergie de la part du bébé et des issues dévastatrices du syndrome de l’enfant secoué. Le contrôle génétique des coliques est-il relié à un quelconque trait adaptatif, ce qui signifierait que les coliques ont simplement perduré avec le temps? Les coliques sont-ils le résultat d’un mauvais jumelage entre des environnements passés et présents, pareillement aux croyances que l’hypertension pourrait être une conséquence de nos ancêtres qui vivaient dans le contexte d’une alimentation faible en sel? Ou encore, les coliques seraient-elles en réalité adaptives? Un bébé qui pleure est-il plus souvent pris dans les bras et nourri subséquemment ou mieux protégé contre les tigres à dents de sabre?
Ces questions sont intéressantes en elles-mêmes. Mais ce qui me fascine le plus en tant que médecin de soins primaires réside dans la façon dont Barr a utilisé ces données non pas pour se demander comment nous pourrions changer le comportement des nourrissons, mais pour remettre en question nos présomptions – et nos interventions – à propos des comportements infantiles. Après discussion de tout cela avec ma patiente, celle-ci a poussé un soupir de soulagement. « Ce ne serait donc pas ma faute? » Les pleurs de son bébé lui avaient causé de la détresse, mais la « croyance populaire » voulant qu’un bébé ne pleure pas pour rien et l’idée d’être sans doute une mauvaise mère l’avaient affligée encore davantage.
Éclairer les soins cliniques
Cette reclassification des coliques n’est qu’un exemple parmi tant d’autres du fait que les connaissances de la biologie de l’évolution appliquées à la médecine, en bref, la médecine évolutionniste, sont susceptibles de transformer à la fois les soins cliniques par les médecins de famille et la recherche médicale en général. Prenons par exemple les travaux du Dr Thomas McDade, anthropologue à l’Université Northwestern à Evanston, en Illinois. En se fondant sur l’enquête Cebu Longitudinal Health and Nutritional Survey, qui avait recruté 3000 femmes enceintes de la deuxième région urbaine en importance aux Philippines durant les années 1980, McDade et ses collaborateurs ont été en mesure de déterminer que l’exposition aux microbes durant l’enfance (p. ex. maladies diarrhéiques accrues et excréments d’animaux autour de la maison) était en corrélation avec des taux plus faibles de protéines C-réactives (CRP) à l’âge adulte11 et que les femmes dont les taux de CRP étaient plus faibles durant la grossesse12, et même avant de devenir enceintes13, avaient des bébés de poids plus élevés à la naissance. C’est un fait important parce que l’hypothèse de Barker nous indique que les personnes ayant un faible poids à la naissance sont plus à risque de maladies cardiovasculaires et de diabète14. De plus, l’absence parentale avant l’âge de 11 ans, par exemple lorsqu’une mère part travailler à l’étranger, est un facteur de prédiction significatif (p < ,05) de taux élevés de CRP à l’âge adulte (et par conséquent de bébés de plus faible poids à la naissance, à risque élevé de maladies chroniques dans la prochaine génération), mais seulement chez les enfants élevés dans des environnements dépourvus de microbes12. Le mécanisme que propose McDade comme explication est le suivant : dans un milieu à forte présence microbienne, un enfant a de nombreuses possibilités de déclencher et d’arrêter l’inflammation; lorsque cet enfant atteint l’âge adulte et est exposé à un déclencheur d’inflammation, que ce soit une infection ou un stress psychologique, la personne peut plus efficacement arrêter l’inflammation lorsqu’elle n’est plus nécessaire.
En plus de soulever de nombreuses autres questions de recherche—Les enfants nés sur une ferme au Canada ont-ils moins de maladies cardiovasculaires? La séparation des parents contribue-t-elle au fardeau des maladies cardiovasculaires dans les populations de réfugiés ou les enfants pris en charge par le gouvernement? Devrions-nous nous attendre à ce que le métabolisme déficient du glucose soit une séquelle du nouveau trouble du déficit de nature?15—les constatations de McDade sont aussi susceptibles de remettre en question les guides de pratique clinique actuels. Faudrait-il que je mesure le taux de CRP chez toutes mes patientes en soins prénatals et est-il nécessaire de concevoir une intervention pour les patientes dont les niveaux sont élevés? Devrions-nous dire aux nouveaux parents de jeter leur gel désinfectant pour les mains?
Je ne suis pas (encore) prête à adopter ces pratiques, mais toutes ces questions ramènent à mon exemple initial de la façon dont la pensée évolutionniste peut éclairer les soins cliniques. À la fin de la première journée de l’atelier, un animateur provocateur a demandé à tous les participants dans la salle de réfléchir au but de la médecine évolutionniste. Cela semblait aller de soi pour la plupart des participants, dont la majorité étaient des professionnels des sciences fondamentales plutôt que des médecins. Pour moi aussi, cela allait de soi : ces avenues de recherche conduiront à de nouveaux et meilleurs traitements pour réduire la souffrance humaine, bien évidemment! Mais quand j’ai réfléchi davantage, les réponses qui me sont venues étaient plus complexes.
Une perspective évolutionniste pourrait recadrer les expériences qu’ont les personnes de la maladie et les aider à améliorer leur autoefficacité. Depuis assez longtemps maintenant, le lait maternel des nouvelles mamans prend quelques jours pour « monter » et pourtant, les bébés allaités se développent très bien. Un point de vue évolutionniste peut aider considérablement à normaliser certains comportements. Dans la même veine, nous, les médecins, aimons « éduquer les patients » comme moyen de prendre en charge les soi-disant maladies du mode de vie. Certains de mes patients qui vivent le plus sainement sont les premières personnes de leur famille à avoir de l’hypercholestérolémie. Une perspective évolutionniste pourrait contribuer à faire passer la prévention secondaire d’un angle du type « nommer-et-blâmer » à une prise en compte des aspects développementaux de la maladie et de l’interaction entre les gènes et l’environnement.
Une perspective évolutionniste pourrait aussi aider à atténuer l’arrogance clinique en ajoutant un regard à long terme sur les générations futures. Tout est question de compromis, et nous ne comprenons pas toujours pleinement les implications à long terme de nos interventions. Le traitement d’une femme pour anémie ferriprive la prédispose-t-elle à des infections bactériennes et a-t-il pour conséquence des enfants de faible poids à la naissance et à plus grand risque de maladies cardiovasculaires? La thérapie prophylactique intra partum contre une colonisation de streptocoques de groupe B prédispose-t-elle les bébés à l’asthme ou à l’obésité?
Enfin, une perspective évolutionniste pourrait fournir une justification supplémentaire à l’égard de mesures de santé publique. En protégeant la santé des mamans et des jeunes femmes aujourd’hui, nous pourrions aussi réduire le fardeau de la maladie pour au moins encore la prochaine génération. C’est de la médecine puissante.
Footnotes
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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This article is also in English on page 307.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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