Mme J est une femme d’âge moyen. Comme elle n’a pas le moral depuis un certain moment déjà, elle sent que le moment est venu de consulter. Au début de notre discussion, on peut facilement voir qu’elle est anxieuse. J’imagine qu’elle se demande où se trouve le « vrai » médecin. Je songe à une façon de la mettre à l’aise pour l’amener à partager son histoire avec moi. Je lui demande de me parler de son travail, puis au moment où un rapprochement s’établit, nous passons des choses superficielles à des questions plus sérieuses. Je prends conscience de mon langage corporel, de ma posture et du contact visuel, car j’essaie de lui montrer mon ouverture afin de créer un espace sécurisant.
Nous explorons ses états d’âme et ses sentiments d’inadaptation, de culpabilité et de désespoir. Nous parlons du fait que plus rien ne lui fait plaisir, qu’elle ne peut plus dormir et qu’elle n’a pas l’énergie nécessaire pour se sortir du lit. Je me rends compte que je suis arrivé, je ne sais trop comment, à faire qu’elle se sent à l’aise. Il n’y a plus d’hésitation; elle raconte son histoire, libérée de toute entrave. Elle pleure, si bien que je lui offre un mouchoir, puis la réassure. Je suis ravie d’avoir pu faire tout cela dans cet entretien.
Soudainement, le désespoir me saisit moi aussi. Je me rends compte qu’elle me rappelle beaucoup ma tante et que je me sens dépassé par ce qu’elle est en train de décrire. Je reconnais que sa situation me touche, ce qui fait que je prends un moment pour me ressaisir. J’essaie de prendre conscience de ma réaction, puis je me rappelle qu’elle n’est pas ma tante et que de percevoir cette différence fait que je suis bien mieux placée pour l’aider. Je pense à mon rôle dans cette situation et à mes responsabilités en tant que professionnel.
La conversation se poursuit. Elle me raconte des choses qu’elle n’a dites qu’à très peu de gens. Elle parle de choses douloureuses comme la violence corporelle, sexuelle et verbale. Elle m’en dit plus sur son ex-mari, expliquant qu’il frappait ses enfants et que c’est la raison pour laquelle ils n’ont pas grandi dans leur famille. Elle me raconte qu’elle n’a pas pu rétablir sa relation avec ses enfants après cela, mais qu’elle est maintenant avec un homme qui tient beaucoup à elle et qui la traite bien. Rapidement, je songe aux déterminants sociaux en santé et à l’ensemble d’événements qui ont fait en sorte qu’elle se soit retrouvée dans cette situation. Nous parlons de certains événements de cet ensemble.
La conversation prend fin. Elle se sent soulagée d’avoir pu dire ce qu’elle avait sur le cœur et entrevoit le traitement et l’avenir avec enthousiasme. Je suis étonnée de cette danse dans laquelle nous venons tout juste de nous lancer et du naturel de l’entretien. Son « vrai » médecin arrive pour donner son accord au plan de gestion que nous avons négocié.
Lors du suivi, deux semaines plus tard, Mme J demande tout particulièrement à me voir, et cette fois, nous n’avons pas à nous apprivoiser, car une relation a déjà été établie entre nous. C’est pour moi un honneur, et je suis émerveillée par ce nouveau type de relation que j’ai forgée, la relation médecin-patient.
Notes
Récits en médecine familiale
Ces récits ont été présentés dans le contexte du programme Histoire et narration en médecine familiale, un projet que poursuit le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC), grâce à un don versé à la Fondation pour la recherche et l’éducation par Associated Medical Services Inc. (AMS). Le programme recueille des récits et des narrations historiques au sujet de la médecine familiale au Canada qui sont inclus dans une base de données en ligne accessible au public. Les Prix AMS–Mimi Divinsky sont décernés aux rédacteurs les meilleurs récits présentés chaque année. Pour en savoir plus sur les Prix AMS–Mimi Divinsky, rendez-vous à la section du Prix et bourses dans le site Web du CMFC à l’adresse www.cfpc.ca. La base de données sur les récits en médecine familiale se trouve à www.cfpc.ca/Recits.
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2016 issue on page 67.
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