Voici le dernier d’une série de 4 articles sur la responsabilité sociale en médecine familiale et le rôle des médecins de famille dans la promotion de l’équité en matière de santé. Précédemment, nous avons décrit la portée de la responsabilité sociale1, les actions pouvant être accomplies au microniveau pour répondre aux besoins d’un patient ou d’une famille en particulier2 et le travail possible au mésoniveau pour promouvoir un meilleur état de santé à l’échelle d’une population de pratique spécifique ou d’une communauté géographique3.
Ces articles expliquent comment la prise en compte des déterminants sociaux de la santé peut entraîner des gestes, tant au microniveau qu’au mésoniveau, susceptibles de faire une différence dans la vie de nos patients. Par ailleurs, de nombreux facteurs qui ont une plus grande influence sur les résultats en santé, notamment le revenu, l’éducation, l’emploi, le logement, la sécurité alimentaire et l’environnement plus large, sont eux-mêmes influencés par des politiques établies au niveau provincial, fédéral ou international. Par conséquent, si notre but premier est une meilleure santé pour nos patients, nous devons réfléchir à la santé de la société et nous servir du pouvoir de la voix des médecins pour susciter un changement politique et systémique.
Le rôle du médecin dans l’atteinte d’une plus grande équité en santé a fait l’objet de beaucoup de discussions au cours des dernières années. En 2012, l’Association médicale canadienne (AMC) a interviewé des médecins de toutes les régions du Canada et a publié un rapport intitulé Les médecins et l’équité en santé : Possibilités dans la pratique4 qui décrit certains des facteurs qui font obstacle ou facilitent l’implication des médecins dans la promotion entourant les déterminants sociaux de la santé. L’AMC a aussi organisé des assemblées publiques sur lesquelles se fonde le rapport de 2013 Les soins de santé au Canada : Qu’est-ce qui nous rend malades? Ce document présente diverses recommandations concernant les déterminants sociaux de la santé, comme le revenu, le logement, la sécurité alimentaire, la santé des Autochtones et le développement de la petite enfance5. En 2015, après la présidence de Sir Michael Marmot, la British Medical Association a produit le rapport Social Determinants of Health—What Doctors Can Do6 pour conseiller les médecins sur les façons de répondre aux iniquités en santé au Royaume-Uni. Le document de 2015 Conseil pratique sur les déterminants sociaux de la santé, produit par le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC)7, avait pour but de traduire à l’intention des médecins de famille ces concepts de haut niveau en actions concrètes.
À première vue, ces efforts peuvent sembler difficiles à concilier avec le rôle traditionnel des médecins. Nos principales responsabilités résident dans le service aux personnes et aux familles, la détermination de leurs besoins immédiats en matière de santé et la réponse à ces besoins. Toutefois, si notre but réel est une santé optimale pour nos patients, notre devoir de diligence va jusqu’à défendre leur bien-être social, qui détermine leur état de santé.
Que peuvent faire les médecins pour avoir une influence à un plus haut niveau? Comment pouvonsnous utiliser ce dont nous sommes témoins en clinique pour promouvoir des changements sociaux?
Agir
Notre situation en tant que médecins de famille nous confère certains avantages sur le plan de la promotion de la santé. Nous sommes formés pour comprendre les données probantes, et ces connaissances nous permettent de reconnaître et d’élaborer des arguments convaincants en faveur de politiques efficaces. Avant tout, nous sommes connectés avec les gens. Nous sommes exposés aux luttes des patients aux prises avec les effets en aval de politiques publiques malsaines et nous pouvons témoigner de leur vécu. Notre rôle professionnel et le statut privilégié qui l’accompagne nous procurent une voix qui sera entendue. La voix collective des médecins compte de manière constante parmi les plus dignes de confiance, de l’avis de la population canadienne8, et encore plus lorsque cette voix sert à défendre les intérêts des patients plutôt que les nôtres. Voici un menu de gestes que peuvent poser les médecins de famille pour influencer encore davantage les politiques en matière de santé comme il est décrit dans les conseils pratiques du CMFC7.
Rejoindre ou créer une organisation de promotion de la santé avec la collectivité et en son nom.
De nombreuses réussites sur le plan de la promotion de la santé au macroniveau ont été obtenues par des organisations de médecins. Les Canadian Doctors for Refugee Care9 en sont un exemple frappant : leurs divers efforts, allant de l’activisme dans la rue aux poursuites devant les tribunaux, ont réussi à faire annuler les compressions au Programme fédéral de santé intérimaire, qui assure les soins de santé pour les réfugiés et les demandeurs d’asile au Canada. Ce groupe de médecins s’est établi comme un éloquent porte-parole dans la promotion d’un système de santé universel de grande qualité et a joué un rôle important pour avancer l’idée d’une assurance-médicaments sur la scène nationale10.
La voix des médecins peut aussi influencer des questions moins manifestement axées sur les soins de santé; par exemple, l’Association canadienne des médecins pour l’environnement a mis à contribution son expertise crédible concernant les effets du charbon sur la santé dans les efforts fructueux pour éliminer progressivement la production d’énergie au charbon en Ontario et en Alberta11.
Le soutien à de telles organisations est un excellent moyen pour les médecins à titre individuel de contribuer à la promotion de la santé à l’échelle globale, tout en apprenant de ceux qui sont plus expérimentés à cet égard.
S’engager auprès d’organisations médicales, de soins de santé et de services sociaux pour fournir une action organisationnelle en vue d’améliorer les déterminants sociaux de la santé.
Nos organisations professionnelles exercent de l’influence auprès des décideurs et du monde médical. Des sous-groupes, comme le Comité sur la pauvreté et la santé du Collège des médecins de famille de l’Ontario ou le Groupe de travail sur la responsabilité sociale du CMFC (dont sont membres les auteurs de cette série), peuvent aider leurs organes représentatifs à insister davantage sur le rôle de la profession dans la promotion de la santé au macroniveau12. La campagne qu’on vient de mentionner sur la santé des réfugiés a reçu une aide considérable de la part d’organisations professionnelles, dont l’AMC, le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada et le CMFC. Tous les membres peuvent faire part de leurs préoccupations aux dirigeants de telles organisations dont la raison d’être est de défendre les causes qui nous touchent.
Promouvoir des dispositions en matière de rémunération et de financement qui encouragent les soins axés sur les déterminants sociaux de la santé.
Cette recommandation présente un certain danger, car elle ramène la question à ce qui pourrait ressembler à un rôle de promotion dans notre propre intérêt. Par ailleurs, il faut reconnaître que certains modes de rémunération et de pratique, qui accordent plus de temps et de soutien pour la promotion de la santé, sont essentiels pour créer cet espace. Cette promotion de la santé doit être inspirée par le désir d’une rémunération définie comme étant un moyen d’encourager les pratiques exemplaires au profit des patients. Dans un tel contexte, il s’agit d’une tribune importante où les médecins peuvent militer en faveur d’un meilleur système dans le but de faciliter les soins aux populations mal desservies et aux patients ayant des problèmes complexes.
Collaborer avec d’autres organisations pour établir un vaste soutien intersectoriel en faveur de politiques publiques visant à traiter les déterminants de la santé en amont.
La voix des médecins peut aussi soutenir le travail des campagnes et des organisations partenaires. Au nombre des exemples figure Upstream, une organisation nationale qui se consacre à recadrer le discours politique autour des déterminants sociaux de la santé (www.thinkupstream.net)13. Même s’il ne s’agit pas d’une organisation de médecins, Upstream se sert de la voix des professionnels de la santé et des récits de patients pour plaider en faveur de changements dans les politiques qui amélioreront les résultats en santé. La voix et l’expérience des médecins sont cruciales dans ce message.
La voix des médecins s’est révélée influente à l’appui de campagnes concernant des enjeux précis comme les congés de maladie payés14 ou l’augmentation du salaire minimum15. On peut mentionner comme exemple la récente décision du gouvernement de l’Ontario d’entreprendre un projet pilote sur le revenu minimum garanti; c’est largement à l’initiative du Réseau canadien pour le revenu garanti16, mais aussi grâce au soutien considérable de l’AMC6 et aux efforts concertés de sensibilisation par des médecins de l’Ontario auprès d’Eric Hoskins, ministre de la Santé et des Soins de longue durée17. Les médecins peuvent aussi prêter leur voix pour appuyer des groupes communautaires luttant pour la justice, comme Black Lives Matter ou Idle No More, reconnaissant que la discrimination est un important déterminant de la santé.
Plaider en faveur d’un accent accru sur les déterminants sociaux de la santé dans l’éducation médicale prédoctorale et postdoctorale.
Le mouvement d’intégration de la responsabilité sociale dans l’éducation médicale a permis de mieux faire comprendre la nécessité que les étudiants en médecine soient exposés aux déterminants sociaux de la santé. Les projets sur l’Avenir de l’éducation médicale au Canada (aux niveaux prédoctoral et postdoctoral), dirigés par l’Association des facultés de médecine du Canada et dans lesquels la responsabilité sociale joue un rôle prédominant18, témoignent de cette nécessité. La promotion de la santé fait aussi partie des compétences CanMEDS19 et CanMEDS–Médecine familiale20 définies pour les résidents en médecine. Par ailleurs, les concepts entourant la promotion de la santé demeurent difficiles à enseigner et sont souvent qualifiés d’intangibles, à la fois dans le cursus et dans l’esprit des étudiants et des résidents. Il faut un contenu plus étoffé en classe et, avant tout, de plus grandes possibilités d’apprentissage du service, qui incorporent une compréhension approfondie des déterminants de la santé et des actions à prendre à leur égard. Le certificat en santé mondiale Making the Links de l’Université de la Saskatchewan à Saskatoon en est un exemple, de même que d’autres programmes de spécialisation en santé mondiale qui offrent des possibilités d’apprentissage avancé aux étudiants qui s’intéressent à ce domaine et à la promotion de la santé21.
Rudolf Virchow disait dans une citation bien connue que la politique était de la médecine à grande échelle22. La promotion de la santé au macroniveau représente une possibilité pour les médecins d’utiliser leur savoir et leur influence pour concrétiser cette réalité : créer des politiques véritablement au service de la santé de la population. Quand les efforts à l’échelle globale sont vus comme étant complémentaires à ceux aux niveaux méso et micro, nous voyons que l’inverse du dicton de Virchow est vrai : la médecine est de la politique à petite échelle23. Notre pratique et ses résultats sont intimement liés aux réalités politiques qui se manifestent dans les déterminants sociaux de la santé. Le recours à nos compétences et à nos voix pour faire des changements au macroniveau est le prolongement naturel de l’appel du devoir de notre profession.
Diane, notre patiente de 40 ans, qui a de nombreux problèmes médicaux et a récemment reçu un diagnostic de cancer du col, a été mise en contact avec des ressources locales et vous a inspiré à vous impliquer dans des changements en matière de santé au sein de votre communauté1–3. Encouragé par ces réussites, vous vous demandez comment vous pouvez aider des patients comme Diane à une échelle plus large.
Aider Diane
Les médecins peuvent promouvoir la santé, à titre individuel ou collectif, de nombreuses façons, allant de campagnes de lettres à l’activisme populaire, en passant par les efforts portant sur un enjeu particulier jusqu’à la création d’organisations durables. Voici certains exemples de sujets vers lesquels orienter les gestes dans le cas de Diane ou de patients comme elle.
Diane omet souvent de prendre ses médicaments pour le diabète et la pression artérielle. Un programme national d’assurance-médicaments éliminerait la concurrence entre le coût des médicaments et d’autres nécessités.
Des salaires plus élevés ou la mise en place d’un revenu minimum garanti assureraient que Diane est capable de se payer des aliments nutritifs et un logement stable, qui sont nécessaires pour vivre sainement, surtout quand on souffre de maladies chroniques.
S’il y avait eu plus de services de soins primaires dans son quartier, peut-être que le cancer de Diane aurait été détecté plus tôt grâce à une relation clinique continue. Une distribution plus équitable des soins primaires complets, selon les modèles du Centre de médecine de famille et situés dans les quartiers mal desservis, se traduirait par de plus grandes possibilités de dépistage et de traitement précoces du cancer et d’autres problèmes.
Des médias sociaux et d’autres campagnes d’éducation publique, inspirés par l’équité en santé et conçus de manière à ce que Diane et d’autres comme elle y aient accès et comprennent le message, peuvent aider à connecter les gens avec les soins et les services de soutien.
Conclusion
En tant que médecins de famille, nous occupons une place privilégiée pour influencer divers facteurs à différents niveaux, que ce soit micro, méso ou macro, qui peuvent améliorer considérablement la santé de nos patients. Ainsi, nous pouvons non seulement aider individuellement des patients comme Diane, mais aussi influencer la santé bien au-delà de la clinique. Nous espérons que les réflexions sur le guide Conseil pratique sur les déterminants sociaux de la santé7 dans cette série d’articles1–3 contribueront à mettre en évidence des gestes et des collaborations qui aideront les médecins de famille à faire entendre notre voix collective au service de nos patients individuellement, de nos communautés et de notre système de santé dans son ensemble, pour favoriser une santé optimale pour tous les Canadiens.
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the October 2016 issue on page 785.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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