Une tendance se répand dans l’ensemble du pays qui menace de redéfinir l’exercice de la médecine en général et la pratique familiale en particulier. Pour diverses raisons politiques, les collèges de médecins dans diverses provinces ont apporté des changements dans les définitions de la responsabilité professionnelle, des modifications qui risquent de redéfinir l’un des principes fondamentaux de la médecine familiale : la continuité des soins. En vertu de ces changements subtils, les médecins assument la responsabilité d’un aspect complètement différent : la continuité de l’accès aux soins par les patients. Les médecins de famille ont répondu à cet appel à divers degrés. Je crois que cela est attribuable au fait que les médecins de famille ont de la difficulté à faire la distinction entre les subtilités de ces différences, petites, mais combien critiques.
La continuité des soins est un principe fondamental de la pratique familiale et elle forme l’assise de la relation médecin-patient. La continuité des soins représente à la fois la relation professionnelle continue entre un médecin et un patient au fil du temps, de même que le concept de l’orientation constante des soins au patient à mesure qu’il navigue entre les divers services de santé. Les 2 revêtent de l’importance pour maximiser l’efficacité de la prise en charge de la santé et des maladies. Même s’il s’agit de tentatives délibérées de combler les faiblesses perçues dans l’application de la deuxième définition, les changements proposés transforment les idéaux altruistes à la base de ces 2 facettes en un aspect de la continuité qui n’a jamais eu cette raison d’être : la responsabilité continue d’un patient.
Changement de cap
Dans les provinces de la Colombie-Britannique1, du Manitoba2 et de l’Alberta3, les collèges ont fait une transition par rapport aux codes de conduite professionnelle antérieurs, qui exigeaient que les médecins informent les patients des endroits accessibles pour recevoir des soins médicaux après les heures, vers une interprétation plus sinistre obligeant les médecins à veiller à ce que des soins médicaux soient continuellement accessibles aux patients dans leur pratique médicale2.
La plupart des médecins conviennent que l’accès aux soins de santé est effectivement un enjeu essentiel, mais la plupart d’entre nous ne prétendent pas que chacun de nos patients a continuellement accès à nous personnellement. Je ne crois pas que ce soit la responsabilité de chaque médecin, ni non plus d’un groupe de médecins, de voir à ce que chaque patient ayant un jour franchi les portes de sa clinique ait un accès continuel aux soins de santé pour le restant de sa vie. Je ne sais pas comment une telle définition peut coïncider avec celle qu’on se fait du professionnalisme, et je ne connais aucune autre profession qui envisagerait une telle responsabilité.
En Colombie-Britannique et au Manitoba, les politiques précisent qu’elles s’appliquent à tous les médecins, peu importe le lieu, la spécialité ou le type de pratique, mais en Alberta, elles ne s’appliquent qu’à un médecin dont la pratique comporte une relation médecin-patient établie3. La réalité est telle qu’avec toutes ces politiques, la plupart du fardeau reposera sur les épaules des médecins de famille et d’un très petit nombre d’autres spécialistes qui entretiennent des relations continues semblables. Bien que certains patients ayant récemment reçu des soins d’un spécialiste autre qu’un médecin de famille puissent demander de l’aide à ce spécialiste pour un problème directement relié, la plupart des patients préfèrent parler à leur médecin de famille, même à propos de conseils ou de traitements qu’ils ont reçus d’autres spécialistes.
Le siège de la responsabilité
Dans l’exercice de la médecine, il a toujours fallu adapter les services aux demandes de la société et des systèmes de santé, mais le comportement professionnel a toujours été régi par des principes traditionnellement solides. Il faudrait réfléchir sérieusement aux changements à apporter et envisager attentivement l’ensemble de leurs effets. Je crois que les changements actuels menacent de nuire à la fois à la définition traditionnelle et à la pratique de la médecine de soins primaires. Ils brouillent la distinction entre la responsabilité professionnelle individuelle à l’égard de la continuité dans la relation médecin-patient et la responsabilité d’un système de santé de fournir aux patients une gamme complète de soins après les heures normales.
Selon moi, aucun problème médical survenant à 2 heures du matin ne mérite d’être qualifié de problème de soins primaires. Si un patient est suffisamment inquiet d’un problème à 2 heures du matin pour demander l’aide d’un médecin, il s’agit d’un nouveau problème. Le diagnostic ou le traitement définitif de ce problème n’est pas pertinent. Les changements dans les habitudes de ceux qui cherchent de l’aide en dehors des heures et les raisons de leur comportement sont réellement préoccupants pour le système de santé, mais de tels changements de comportement ne peuvent pas être simplement réglés en leur apposant une nouvelle étiquette, celle de continuité des soins. La croissance rapide des centres de soins d’urgence et des centres apparentés à des urgences des 2 côtés de la frontière en Amérique du Nord témoigne de l’importance grandissante des soins pratiques pour les consommateurs4 et reflète la complexité du problème.
Le danger de ces changements pour la relation médecin-patient se situe dans le fait qu’ils placent la responsabilité entièrement d’un seul côté : celui du médecin. En tant que médecin, c’est ma responsabilité de donner des conseils médicaux aux patients et de recommander des examens ou des médicaments qui aident le patient à prendre de bonnes décisions en matière de santé et de traitements. Le patient accepte aussi sa responsabilité : la responsabilité de demander de l’aide de manière appropriée, de subir les examens convenus, de suivre les consignes du traitement accepté, et ainsi de suite, et de faire le suivi au besoin. Pour ce service, ils (ou leur assureur) acceptent de payer pour mon expertise et mon temps. Les patients ne m’appartiennent pas et je n’appartiens pas aux patients. Nous convenons de coopérer pour l’amélioration de leur santé. De fait, je crois que si vous leur demandez, la plupart des patients ne considéreraient pas une accessibilité 24 heures par jour comme une exigence envers leur médecin de famille.
L’assurance d’un accès adéquat aux services de santé pour les patients est un vaste problème à multiples facettes et n’est pas seulement le problème des médecins. Il faut un engagement de nombreux partenaires au sein du système de santé. Diverses ressources du système doivent être disponibles, y compris des services d’urgence pourvus de l’effectif nécessaire; des systèmes de gestion des données fonctionnels (pour accéder aux résultats de tests, aux antécédents pharmacologiques, etc.); et des mécanismes de rapports à l’appui des médecins et des patients. Nous voyons bien par l’encombrement des urgences au pays que de tels services ne répondent pas à la demande. Les systèmes de données ne font que commencer à fonctionner assez efficacement pour être utiles.
Conséquences involontaires
Il est compréhensible qu’on puisse cibler la pratique familiale pour résoudre certains des problèmes d’accès et d’autres problèmes dans le système. La valeur de la pratique familiale et de la continuité des soins a été démontrée maintes fois dans la littérature médicale5,6. Il est bien prouvé que les patients qui font l’effort de recevoir des soins sur une base longitudinale d’un médecin qui les connaît bien seront soignés de manière plus efficace, coûteront moins cher au système et seront plus satisfaits des soins qu’ils reçoivent. Bien sûr, je peux soigner ma patiente, Mme Jones, plus efficacement à 2 heures du matin qu’un médecin qui ne la connaît pas, et si je n’avais que Mme Jones comme patiente, je me ferais un plaisir de le faire. Évidemment, le problème, c’est que j’ai 1500 Mme Jones et que moi, je suis seul. J’ai aussi des besoins incontournables comme dormir, manger et passer du temps avec ma famille.
La plupart de ces politiques recommandent que les médecins forment des groupes pour couvrir les soins après les heures et exigent aussi qu’ils prennent des arrangements avec les services d’urgence locaux d’une façon plus formelle qu’avant. Ces exigences ne sont pas pratiques et peuvent rapidement devenir impossibles à gérer. Contraints de prendre de tels arrangements, les médecins vont bien sûr tenter de se protéger en formant de grands groupes pour assurer la couverture. Un meilleur accès aux données et aux rapports pourrait aider à la continuité dans de tels groupes, mais les avantages pour les patients s’effritent rapidement lorsqu’un seul médecin dessert, disons, 15 000 patients (10 pratiques médicales de taille moyenne). Si la démarche est vue initialement comme un moyen de réduire la demande à l’endroit des urgences, elle augmente dramatiquement la charge de travail des médecins de famille. Dans de nombreuses régions, la réduction anticipée de la charge de travail des urgences et des services afférents pourrait en réalité se traduire par le contraire. À moins que les médecins de famille et les réseaux qu’ils établissent soient en mesure de mettre en place plus d’infrastructures, dans certains centres, des services comme ceux des laboratoires et de l’imagerie diagnostique après les heures pourraient n’être disponibles que dans les urgences et les hôpitaux. Paradoxalement, une telle situation exercerait des pressions accrues sur les urgences, parce que les médecins de famille communautaires tenteraient d’accéder aux mêmes ressources limitées pour les patients dans la communauté que celles dont les urgentologues ont besoin pour les patients à l’urgence.
Je crois que de nombreuses implications financières et pratiques à long terme n’ont pas adéquatement été prises en compte. Des responsabilités considérables sur les plans du temps, des coûts et du droit accompagneront de telles politiques. Les modalités de rémunération dans de nombreuses provinces ne couvrent pas présentement les activités obligatoires après les heures. Les ramifications juridiques n’ont pas suffisamment été examinées. Les collèges professionnels ont le pouvoir de sanctionner ou de suspendre les médecins qui ne se conforment pas à ces nouvelles obligations7, mais qu’en est-il des patients? Pourraient-ils intenter une poursuite s’ils ont l’impression que leurs médecins n’ont pas répondu à leurs attentes relatives à l’accès?
Un élément plus fondamental encore à prendre en considération se situe dans les préjudices causés à l’environnement des soins primaires qui s’est développé avec succès en Amérique du Nord et ailleurs depuis les 2 dernières décennies. Les soins primaires ont accompli de grands progrès dans l’amélioration non seulement de l’accessibilité, mais aussi de l’intégration des soins pour de nombreux Canadiens. Nous partageons déjà bon nombre des idéaux qui ont motivé ces politiques. De plus, de nombreuses provinces ont mis en place des structures et des réseaux de soutien entourant les médecins de famille communautaires pour améliorer et intégrer les soins longitudinaux aux patients dans divers milieux de pratique. Il faut prendre garde de ne pas nuire à ces structures par ces changements de politiques.
L’adoption de ces politiques se traduit essentiellement par la fin de la pratique en solo comme modèle viable. Un seul médecin ne peut pas répondre à ces exigences sans aide. Ces politiques punissent tout particulièrement les petites pratiques rurales. Ces médecins travaillent déjà en excédant les normes habituelles de sécurité en milieu de travail pour essayer de répondre aux besoins de leurs communautés. En appliquant strictement les critères adoptés dans toutes les versions de cette politique, un médecin dans une petite ville, s’il n’est pas capable de trouver un remplaçant, ne pourrait pas quitter la ville, et ce, jamais! Il est difficile de trouver un remplaçant en milieu rural et il n’existe actuellement aucune exemption dans les politiques des collèges pour de telles situations. Qui voudrait établir une pratique dans une petite ville sachant qu’il ne pourra jamais en sortir? La même impasse pourrait s’appliquer à des spécialistes régionaux en solo.
Je crois qu’à long terme, ces politiques vont se retourner contre elles. Ce n’est que récemment que le recrutement de diplômés dans une formation postdoctorale en soins primaires a commencé à répondre au besoin constant de médecins de famille. La charge de travail accrue, la charge administrative augmentée et les exigences de temps à consacrer après les heures que ces changements exigent décourageront les diplômés de s’engager dans cette discipline et pourraient étouffer une ressource déjà surchargée au-delà de ses capacités. Les médecins seront tentés d’éviter la pratique familiale ou, pire encore, les médecins de famille abandonneront la continuité des soins au profit des soins pratiques pour éviter les méandres d’exigences associées à l’assurance d’un accès continu par les patients. Avec le temps, une pénurie progressive de médecins de famille fera en sorte que le poids de ces responsabilités dégénérera et nous serons dans une situation pire que lorsque nous avons commencé.
Des médecins se mobilisent
Des médecins préoccupés ont déjà commencé à sonner l’alarme et à apporter des changements significatifs. Des actions prises par un groupe de médecins manitobains ont convaincu le Collège des médecins et chirurgiens du Manitoba (CMCM) de reporter la mise en œuvre de sa Déclaration 190 et de former un groupe de travail multilatéral pour examiner les préoccupations. Le CMCM a finalement accepté la recommandation du groupe d’abroger la politique8. Le CMCM continuera de travailler avec les médecins pour trouver des solutions appropriées au double problème de l’accès après les heures et de la continuité des soins.
En Alberta, le forum des représentants de l’Association médicale de l’Alberta a adopté une résolution à chacune des 3 dernières assemblées semestrielles, exhortant le Collège des médecins et chirurgiens de l’Alberta d’entamer un dialogue semblable et un changement de politique, mais ce collège a refusé jusqu’à présent.
Travailler ensemble
En tant que médecins de famille, nous devons nous faire entendre et aider les ordres de médecins à voir le résultat destructeur qu’auront ces politiques. Nous devons travailler avec les décideurs pour élaborer des solutions qui reconnaissent la différence primordiale entre une responsabilité professionnelle équilibrée envers la continuité des soins et la responsabilité plus large du système de donner accès aux soins. Chaque Canadien mérite un accès en temps opportun aux soins de santé, mais sans décréter par loi une vie de servitude perpétuelle pour les médecins de famille.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the November 2016 issue on page 869.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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