Jambes projetées en l’air. Étirées, repliées. Derrière la tête. Un torse recourbé si gracieusement qu’il est presque surhumain.
La contorsion, mise en lumière par un éclairage d’un rouge sombre, est d’autant plus surréelle qu’un étrange personnage clownesque (une infirmière? un résident?) au repos, prosterné, se cache derrière ce corps de cirque arqué, un corps de cirque, il faut le dire, couronné d’une perruque en forme de petit four doré et, oui, affublé d’un corsaire trop grand à frisons.
Quel spectacle! Le bonheur se dégage en quelque sorte de la scène!
Il n’est pas surprenant que la performance inspirée du cirque ait reçu 2 ovations debout lors du Forum en médecine familiale de 2014 de la part de près de 3000 médecins de famille à qui on avait demandé de réfléchir sur la question existentielle : l’art peut-il sauver le monde?
Pour mémoire, la réponse est un oui convaincant. Selon le Dr Richard Fleet, médecin de famille et directeur de la recherche en médecine d’urgence à l’Université Laval, et Julie Théberge, coordonnatrice du Cirque du Monde (cirque social)1 du Cirque du Soleil : oui, l’art peut sauver le monde et, oui, l’art et la créativité ont un rôle à jouer pour sauver la médecine et les médecins. Peut-être est-ce à petits pas, mais n’importe quel grand voyage doit bien commencer quelque part.
« Pour moi, explique le Dr Fleet, c’est une question de survie. Je dois communiquer avec des gens qui sortent des sentiers battus, qui me rendent heureux. Juste de voir leur façon de penser est magnifique. Bien sûr, je travaille tous les jours avec des gens super intelligents, mais nous sommes dans des milieux très structurés, peut-être trop conservateurs. Travailler avec les personnes créatives du cirque, c’est comme transiger avec des cerveaux différents. Les possibilités créatives semblent sans limites. Nous avons besoin de cette créativité. Nous en avons besoin en médecine. En recherche. »
Julie, elle-même « créative » reconnue, de vieux albums en vinyle de Bruce Springsteen sur sa table à café et des instruments de musique issus d’une vie de cirque éparpillés dans le salon, est d’accord : « Je suis une multiplicité : diplômée en arts visuels, chanteuse dans un orchestre, mère et avocate. Et mon projet de vie? La responsabilisation. Si le monde doit guérir, nous devons travailler avec les forces. Les forces des gens, leurs capacités, pas leurs incapacités. Nous pouvons utiliser leur marginalité comme une force pour le bien ».
D’eux-mêmes, et certainement ensemble, Julie et Richard incarnent les forces créatives qui les passionnent. « Au début, je me suis seulement intéressé au fonctionnement de la créativité, raconte le Dr Fleet. Dans le cerveau, dans la société, dans la recherche. J’ai ensuite découvert que je pouvais me connecter avec les gens au moyen de la créativité et que les gens pouvaient s’amuser. »
« Quand vous étudiez en médecine, observe le Dr Fleet, vous êtes avec un groupe de gens assez extraordinaires, à rendement élevé, qui ont investi toute leur vie pour entrer en médecine. Puis, beaucoup de temps est consacré à mémoriser des quantités colossales de renseignements, laissant peu de temps à la réflexion créative non structurée. C’est comme si ces efforts tuaient une partie de vous. Évidemment, vous avez la capacité de faire une immense différence dans la vie des gens. Mais, en cours de route, vous vous rendez compte qu’en comparaison de vos pairs, vous êtes plutôt dans la moyenne en ce qui a trait à votre capacité de créer et d’innover. La vie devient trépidante. Puis, c’est comme un coup de poing. Est-ce que je réalise vraiment mon plein potentiel? Où est cet espace pour m’exprimer et m’amuser. C’est là qu’intervient la créativité. »
Alors, le plaisir n’est pas simplement une frivolité créative.
Pour Julie, qui travaille avec des jeunes séparés de leur foyer et marginalisés de 16 à 25 ans dans la ville de Québec, le plaisir peut être une source de force. Pour elle aussi, c’est une question de survie, une question au cœur des injustices sociales et des disparités entre les personnes, et Richard en convient aussi, une question qui, en pratique clinique, en enseignement et en recherche, est au cœur de ce sur quoi les médecins recommencent à insister.
«L’art est une fonction humaine, explique Julie. Les gens génèrent de la créativité. Quand vous réunissez des jeunes marginalisés avec des professionnels de la médecine, 2 choses se produisent. Les 2 groupes sont respectés pour leurs capacités. Ce que fait le médecin, ce qu’un jeune du cirque est capable de faire, les 2 profils de compétences sont considérés comme importants, normaux et spéciaux en même temps. Deuxièmement, n’importe qui peut avoir un peu l’air fou en faisant quelque chose d’artistique, comme des acrobaties ou jongler. Mais, c’est là le pouvoir égalisateur de l’art. Nous sommes tous à la fois ridicules et valorisés ensemble. »
« Qu’est-ce que le processus créatif à sa plus simple expression?, demande Richard. C’est le fait de rejoindre les gens. Rejoindre les gens est l’essence de la créativité. »
Ensemble, en laissant le Cirque du Monde du Cirque du Soleil rejoindre l’éducation, la pratique et la recherche en médecine, Julie et Richard se font les jongleurs, les équilibristes et les trapézistes de nouvelles façons de penser et d’être. Fondé en 1995 par le Cirque du Soleil, le Cirque du Monde est un programme international dont le but est d’aider des jeunes défavorisés en offrant des ateliers et de la formation sur les arts du cirque : le travail que font Richard et Julie, de concert avec le Cirque du Monde, combine les arts du cirque et l’intervention sociale et ce, pas seulement au profit des jeunes en cause.
« Pour les étudiants en médecine et les professionnels de la santé, explique le Dr Fleet, c’est l’occasion de s’impliquer dans de nouvelles idées, d’être auprès de jeunes ayant des vécus avec lesquels ils ne sont pas familiers. L’exercice fait apprécier que le bonheur se trouve dans les petites choses. »
« D’autre part, pour les jeunes, poursuit Julie, c’est comme la rencontre entre 2 systèmes de valeurs, entre 2 mondes. Comment se rejoignent-ils? Il s’agit aussi de faire sortir les jeunes de leur bulle, de leur faire rencontrer des médecins, des étudiants en médecine, des gens qu’ils ne voient que comme des “ riches ”, puis laisser se concrétiser le vrai monde, mais d’une manière saine et créative. »
« En définitive, quand vous voyez ces jeunes en action, c’est tellement inspirant pour nous tous. Lorsque je parle de ce projet aux étudiants en médecine, je leur dis que le but est de rencontrer certaines personnes qu’autrement, ils n’auraient jamais vues, réellement vues », ajoute Richard.
Julie et Richard résument leur travail ensemble, presque simultanément, en synchronisation presque parfaite entre eux : « C’est une question d’équilibrer les attentes et d’amener du bonheur dans la vie des gens », disent-ils comme s’ils étaient au téléprompteur, leurs voix s’harmonisant entre elles comme une danse de haute voltige.
PHOTO À GAUCHE : Spectacle lors de la conférence de l’Association canadienne des médecins d’urgence en 2016 avec (rangée arrière, de gauche à droite) Alexandre Seim, Laura Benestan, Lysiane Morissette, Méganne Fleet, Richard Fleet, Jonathan Ducharme, Sarah Bilodeau-Fressange, Pierre Laviolette, Maxime Plamondon-Boulianne, Nicholas Dupont, (rangée avant, de gauche à droite) Ève Pouliot-Mathieu, Claudia Laurin, Julie Théberge et Maude Amyot.
PHOTOS À DROITE : (En haut) Le Dr Richard Fleet et Julie Théberge regardent une pratique par Sarah Bilodeau-Fressange sur le trapèze de soie. (En bas, de gauche à droite) Frédéric Bruneau et Jean-François Racine en compagnie du Dr Fleet durant les préparatifs pour le spectacle; Maude Amyot revêt son masque de clown pour le spectacle.
PHOTOS : (En haut à gauche) Jonathan Ducharme se préparant au spectacle, et un moment tiré du spectacle avec (de gauche à droite) Pierre Laviolette, Éric Leblanc, Méganne Fleet, Anne-Marie Dumontier, Maude Amyot, Annie Veillette, Laura Benestan, Sarah Bilodeau-Fressange, Jonathan Ducharme, Nathalie Morissette et Ève Pouliot-Mathieu.
PHOTOGRAPHE Andrée Lanthier, Longueuil, Que
Remerciements
Le Dr Fleet et Mme Théberge remercient M. Gaétan morency (directeur du Grand Théâtre de Québec), ancien vice-président de la Citoyenneté mondiale pour le Cirque du Soleil, d’avoir eu l’idée originale derrière cette collaboration. Ils remercient aussi les Dres Cheryl Levitt, Francine Lemire et Marie-Dominique Beaulieu d’avoir facilité l’activité du Cirque du Monde au Forum en médecine familiale. Depuis 2012, le Dr Fleet, Mme Théberge et le Cirque du Monde ont participé à 3 assemblées scientifiques : Société canadienne de recherche en santé rurale (Lévis au Québec, 2012); Forum en médecine familiale (Québec au Québec, 2014); et Association canadienne des médecins d’urgence (ville de Québec, 2016). Les jeunes du Cirque du Monde présentent habituellement un spectacle de 10 minutes, accompagné d’une allocution par des conférenciers du Cirque du Soleil et de l’École nationale de cirque portant sur la créativité et la responsabilité sociale. Les photographies dans ce numéro ont été prises lors de la conférence de l’Association canadienne des médecins d’urgence en 2016. Le Dr Fleet et Mme Théberge remercient Mme Vera Klein, présidente-directrice générale de l’Association canadienne des médecins d’urgence, et Mme April Taylor de Taylor and Associates d’avoir rendu cette activité possible.
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the November 2016 issue on page 922.
Le Projet de la page couverture Les visages de la médecine familiale a évolué pour passer du profil individuel de médecins de famille au Canada à un portrait de médecins et de communautés des diverses régions du pays aux prises avec certaines des iniquités et des défis omniprésents dans la société. Nous espérons qu’avec le temps, cette collection de pages couvertures et de récits nous aidera à améliorer nos relations avec nos patients dans nos propres communautés.
Le Dr Fleet est médecin de famille, médecin d’urgence et psychologue clinicien de la santé, professeur adjoint au Département de médecine familiale et d’urgence à l’Université Laval à Québec, au Québec, titulaire de la Chaire de recherche en médecine d’urgence à l’Université Laval et à l’Hôpital Hôtel-Dieu de Lévis. Il fait partie du groupe de recherche sur le rendement au cirque à l’École nationale de cirque de Montréal. Mme Théberge est coordonnatrice et travailleuse sociale au Centre résidentiel et communautaire Jacques-Cartier pour le projet de cirque social du Cirque du monde à Québec, artiste en arts visuels et chanteuse dans le groupe de grunge post-punk-électro Headache24. Pour plus de renseignements sur le Cirque du Monde, visitez le www.cirquedusoleil.com/fr/about/global-citizenship/social-circus/cirque-du-monde.aspx. Pour visionner le spectacle que Richard et Julie ont organisé au Forum en médecine familiale de 2014, visitez le fmf.cfpc.ca/fr/2014/11/le-bonheur-est-le-meilleur-remede.
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Référence
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