Le Canada et d’autres pays ont accompli des progrès extraordinaires dans la reconnaissance des troubles mentaux et de la dépendance comme d’importants problèmes de santé publique auxquels il faut s’attaquer. Toutefois, il y a encore de nombreux hôpitaux généraux et services d’urgence au Canada où les personnes souffrant de troubles mentaux et de toxicomanie ne sont ni les bienvenues ni traitées en fonction de la morbidité et de la mortalité que ces problèmes causent à l’échelle de la population. Les spécialités de la médecine familiale et de la psychiatrie évaluent et prennent en charge la majorité des troubles mentaux et de dépendance au Canada et le font de manière minimalement coordonnée, ce qui témoigne d’une appréciation limitée de l’effet de ces problèmes sur la santé de la population. C’est chez les jeunes que les ravages de ces problèmes sont les plus apparents. Chez les 15 à 24 ans au Canada, la principale cause de décès lié à la maladie est le suicide, et ce, par une large marge. De fait, le suicide dans ce groupe d’âges représente 3,7 fois plus de décès que la deuxième cause de mortalité, soit les tumeurs malignes (Figure 1)1.
Nous espérons que certains de nos collègues qui sont familiers avec le Tableau 102-0561 de Statistique Canada, la source des données dans la Figure 1, se seront rendu compte que le tableau ne regroupe pas les causes de décès dans une catégorie appelée décès de causes reliées à la maladie. De fait, le suicide est classé comme des lésions auto-infligées (suicide) et se situe entre les accidents (blessures involontaires) et les agressions (homicide). Il est surprenant qu’une base de données fédérale ne reflète pas le fait que le suicide est presque exclusivement le résultat de troubles mentaux ou de toxicomanie et, en tant que tel, est la cause la plus fréquente de décès chez les patients souffrant de ces problèmes. Le classement de ces décès comme intentionnels démontre que l’influence des maladies mentales et de la dépendance sur les émotions, les pensées et les gestes humains n’est pas prise en compte. Nous sommes conscients que de nombreux lecteurs réitéreront l’argument que le suicide est complexe sur une base individuelle, mais ce raisonnement est aussi aisément avancé quand il s’agit de mortalité de causes cardiaques ou de décès dus à d’autres maladies. Pour insister davantage sur ce point, Statistique Canada ne classe pas les tumeurs malignes qui sont presque exclusivement observées chez les fumeurs comme des lésions auto-infligées (cancer à petites cellules des poumons).
Risques et incapacités
Les troubles mentaux et de dépendance, tout en affectant tragiquement surtout notre jeunesse, représentent un immense facteur qui contribue à la charge de morbidité au Canada, même en combinant tous les groupes d’âges. La Figure 2 démontre la contribution des « troubles mentaux et comportementaux » (une catégorie de l’Organisation mondiale de la Santé qui inclut à la fois les dépendances et les troubles mentaux communs) à l’espérance de vie corrigée en fonction d’une incapacité et aux années de vie avec une incapacité2. En incluant la mortalité, comme c’est le cas dans l’espérance de vie corrigée en fonction de l’incapacité, les troubles mentaux et comportementaux arrivent au deuxième rang après les tumeurs malignes dans leur contribution au fardeau de morbidité et au premier rang dans les causes des années de vie avec une incapacité. Cette dernière statistique est en partie attribuable à l’âge précoce de l’apparition de la plupart des troubles mentaux (15 à 24 ans) et à leur effet persistant sur les activités de la vie quotidienne lorsqu’ils ne sont pas traités de manière optimale.
Il existe un écart inquiétant entre les risques de décès et d’incapacités associés avec les troubles mentaux et la toxicomanie et l’attention que leur accorde la littérature médicale. L’approche proposée pour aider les professionnels de soins primaires à prendre en charge les problèmes psychiatriques dans la littérature médicale insiste sur la détermination de cas définis sur le plan du diagnostic3–5. Les suggestions abondent en faveur du recours à des questionnaires diagnostiques, qui intègrent un modèle biopsychosocial et d’autres approches semblables. L’efficacité de l’évaluation par les médecins de soins primaires a aussi eu tendance à reposer sur la définition des cas et l’exactitude diagnostique. Par ailleurs, de telles approches omettent de reconnaître la nature indifférenciée des présentations chez le patient dans les milieux de soins primaire et le fait que l’obtention d’un diagnostic clair puisse être retardée par les défis rencontrés pour que soient exprimés les phénomènes, de même que leur ambiguïté. Une revue de la littérature médicale révèle aussi une absence complète d’articles portant spécifiquement sur la détermination et la prise en charge des risques dans les troubles mentaux indifférenciés en soins primaires. On désigne par troubles mentaux indifférenciés ceux dont le diagnostic est incertain, dont les symptômes évoluent ou chevauchent de nombreux autres problèmes. C’est une situation à laquelle font souvent face les médecins de soins primaires.
Évaluation des risques par rapport à la précision du diagnostic
Il est extrêmement difficile de préciser le diagnostic dans un cas de trouble mental ou de dépendance étant donné le chevauchement des symptômes, la nature relativement non structurée de l’anamnèse, les effets négatifs du stigmatisme que ressentent les patients signalant des phénomènes psychiatriques et l’absence d’investigations objectives pour aider les médecins à inclure ou à exclure différents diagnostics possibles, sans compter la présence de comorbidités médicales. Les évaluations psychiatriques sont principalement subjectives, reposent sur peu de mesures objectives et sont susceptibles de faire l’objet d’erreurs cognitives et de biais. D’importants aspects du problème du patient concernant les risques, la déficience fonctionnelle et les symptômes de détresse pourraient passer inaperçus au moment où le clinicien est en quête d’un diagnostic. Cette préoccupation de poser en premier un diagnostic peut être problématique et contribuer paradoxalement à la fréquence d’événements indésirables évitables, si elle détourne l’attention de certains aspects de la présentation clinique qui exigent une prise en charge urgente, indépendante du diagnostic.
L’approche non diagnostique la plus courante pour évaluer les patients repose surtout sur le modèle biopsychosocial de George L. Engel6. Même si elle élargit la perspective du clinicien au-delà des critères diagnostiques, l’approche biopsychosociale incite les médecins à prendre en compte les antécédents du problème immédiat. Le modèle biopsychosocial peut être utile pour faciliter une réflexion exhaustive à propos de nos patients, mais elle présuppose une absence ou le règlement de préoccupations urgentes, comme les risques ou une déficience fonctionnelle exigeant une attention sans délai. De plus, comme d’autres formes d’évaluation, ce modèle a tendance à concentrer l’attention du clinicien sur l’histoire du patient et la nécessité de la comprendre. Pour être bien clairs, il ne s’agit pas ici de critiques du modèle biopsychosocial; celui-ci n’a tout simplement pas été conçu pour mettre les risques en évidence, évaluer la déficience fonctionnelle ou répondre aux besoins urgents du patient.
Absence d’une approche théorique
En face de cas indifférenciés laissant présager des troubles mentaux, il n’existe pas d’approche théorique pour aider les cliniciens à réfléchir aux risques. Avant tout, il y a un manque alarmant d’attention accordée dans les ouvrages spécialisés à la détermination des risques associés aux troubles mentaux ou à la dépendance et aux stratégies à l’appui des professionnels de soins primaires pour définir ces risques. Les ouvrages et la majorité des activités de développement professionnel continu attirent l’attention des médecins de soins primaires sur le diagnostic. Malheureusement, il n’est pas suffisant ni même nécessaire de concentrer son attention sur le diagnostic, contrairement aux recommandations des spécialités axées sur un organe, comme la cardiologie, dans lesquelles les risques sont plus étroitement reliés au diagnostic exact. Par exemple, le suicide est un risque non spécifique associé à de nombreux troubles mentaux et à la toxicomanie, comme le sont les accidents de la route, la négligence dans les soins aux enfants et ainsi de suite. De fait, les médecins débutants en santé mentale et ceux qui ne voient pas suffisamment de cas pour mettre en pratique leurs compétences en santé mentale et approfondir leurs connaissances peuvent avoir besoin d’une attention qui les rend susceptibles d’omettre des risques parce qu’ils se concentrent principalement sur le diagnostic. Il est possible que nous ne saisissions pas la possibilité de déterminer les risques et de les prendre en charge en soins primaires, et d’exploiter pleinement l’opportunité de réduire les risques à l’échelle de la population en n’orientant pas adéquatement le réseau des soins primaires de notre système de santé.
Nous n’insinuons pas qu’il n’existe aucun outil d’évaluation précis pour des risques spécifiques comme le suicide, mais l’évaluation d’un risque spécifique est différente d’un processus exhaustif pour reconnaître l’ensemble complet des risques que présente un patient. Il faut d’abord déterminer les risques avant de pouvoir les évaluer. L’analogie la plus ressemblante est l’investigation initiale complète utilisée dans les centres modernes de traumatologie. Afin d’éviter l’erreur cognitive de la fixation, l’investigation première des blessures potentiellement mortelles n’arrête pas quand la première blessure est trouvée. La recherche des blessures se poursuit plutôt jusqu’à ce que le corps ait été examiné au complet. Nous affirmons qu’il est nécessaire d’élaborer une approche à l’intention des médecins de soins primaires pour une détermination des risques généraux dans la prise en charge des troubles mentaux et de la toxicomanie qui précède l’amorce d’une évaluation plus en profondeur des risques spécifiques. Dépourvus d’une telle approche, les médecins seront susceptibles de fixer leur attention sur un seul risque et d’omettre d’autres risques.
Conclusion
Nous croyons que la médecine clinique a besoin d’une approche pour déterminer les risques dans les cas de troubles mentaux et de dépendance. Une telle approche ne peut pas reposer sur les diagnostics pour être efficace de manière optimale en milieu de soins primaire et dans les services d’urgence où les cas se présentent de manière indifférenciée. En collaboration avec d’autres, nous décrivons une approche possible dans le présent numéro (page 983)7. C’est la première fois qu’une approche de la détermination des risques est formellement décrite dans la littérature médicale en anglais. Nous espérons qu’elle offrira aux médecins de soins primaires un cadre pour évaluer les risques et répondre aux besoins urgents de leurs patients qui présentent des troubles mentaux et de dépendance.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the December 2016 issue on page 958.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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