Le labrador blond du Dr Daniel Boudreau a beaucoup aboyé la nuit dernière. Dan en a déduit que l’intrus, quel qu’il fût, aura été tenu à l’écart.
Au réveil le lendemain, il était évident que les jappements n’avaient pas servi à grand-chose. Toutes les pommes Honeycrisp de la Nouvelle-Écosse étaient disparues. Dévorées à même ses pommiers par les chevreuils. En une seule nuit.
Cette expérience prouve bien que, parfois, quand nous pensons un problème réglé, il ne l’est pas. Qu’importe combien nous avons aboyé.
« Nous sommes dans ce grand système, fait remarquer Dan, un médecin de famille qui exerce la médecine d’urgence à Halifax, en Nouvelle-Écosse, où il enseigne aussi à la Faculté de médecine de l’Université Dalhousie, ayant une passion particulière pour l’apprentissage de la médecine par le service. Nous y sommes tous ensemble. »
Le Dr Boudreau réfléchit à un enjeu d’importance nationale : le débat entourant la privatisation des soins de santé au Canada. Ce débat a connu un point culminant dans les actualités en septembre dernier, lorsqu’une contestation constitutionnelle par le Dr Brian Day, propriétaire du Cambie Surgery Centre à but lucratif à Vancouver, en Colombie-Britannique, a officiellement été entamée devant les tribunaux. L’argument du Dr Day invoque que la loi provinciale sur la santé, qui limite la prestation des services médicalement nécessaires en vue d’un profit, enfreint la Charte canadienne des droits et libertés.
Vous pouvez vous imaginer ce qu’un médecin engagé dans une réflexion collective sur l’ensemble du système pense de la contestation du Dr Day devant les tribunaux.
De concert avec plus de 20 autres médecins d’un océan à l’autre, Dan siège au conseil d’administration de Médecins canadiens pour le régime public. Cette organisation se concentre sur le renforcement du système universel de santé canadien financé par l’État. Par opposition à l’établissement d’un régime à but lucratif. Étant le directeur de la région de l’Atlantique, Dan sait qu’il y a des problèmes dans le système public de santé. Il est le premier à reconnaître les issues parfois fatales et tragiques des listes d’attente trop longues, les fardeaux avec lesquels trop d’établissements de santé sont aux prises par manque de personnel et insuffisance de fonds. Cependant, les Médecins canadiens pour le régime public ont pour but de plaider en faveur d’innovations en prévention et en services thérapeutiques et de l’amélioration de l’accès, de la qualité, de l’équité et de la viabilité.
« C’est beaucoup plus complexe que ce qu’on peut s’imaginer, explique Dan. À l’heure actuelle, une bonne part des conversations ne portent que sur un seul enjeu. Les listes d’attente existent et elles sont déplorables. Mais, elles sont symptomatiques d’un plus grand problème qui n’est pas prêt de disparaître avec les services privés. Une plate-forme à but lucratif est fondamentalement motivée par la nécessité de réaliser des profits, plutôt que d’offrir les meilleurs soins possible. Si nous laissons ce génie sortir de sa bouteille [assurance privée pour des services couverts par l’assurance-maladie, surfacturation], nous ne pourrons pas le blâmer de réaliser sa raison d’être, c’est-à-dire faire des profits, potentiellement au détriment des résultats sur le plan de la santé. Nous n’avons pas besoin d’ouvrir la porte à un système à 2 vitesses pour que ceux qui ne sont pas capables d’obtenir une assurance privée ou ne peuvent pas payer de leur poche soient laissés pour compte. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un meilleur régime d’assurance-santé. »
Selon le Dr Boudreau, des soins de santé à but lucratif sont une solution peu judicieuse pour un certain nombre de raisons. D’abord, un système privé exigera des ressources : des infirmières, des travailleurs sociaux, des ergothérapeutes, des médecins et bien d’autres encore qui travaillent présentement dans le régime public seront recrutés par le système privé, laissant le régime public encore plus dépourvu de professionnels qu’il ne l’est déjà.
« Nous avons seulement un certain nombre de ressources humaines à notre disposition. Un régime à but lucratif s’accaparerait du temps des professionnels au détriment du système public. » Du point de vue de Dan, la deuxième raison pour laquelle les soins à but lucratif sont mal avisés, c’est qu’en plus d’être motivés par les profits, ils demeurent « axés sur une maladie et ne se préoccupent jamais de prévention ou des déterminants sociaux de la santé. La pauvreté n’engendre pas de profits. Les soins aux personnes marginalisées ou les raisons sous-jacentes de leur marginalisation ne seront probablement pas un sujet d’intérêt pour le privé ».
Dan offre une analogie à ceux qui pensent que la privatisation du système de santé est la solution aux défis avec lesquels le système actuel est aux prises. « Pensez au processus de réanimation. Bien oui, le système public a besoin d’être réanimé. Mais, nous devons suivre les A, B, C et D (voies aériennes, respiration, circulation et défibrillation). Si nous commençons par le D et nous n’avons pas réglé le A ou le B, nous savons que la réanimation échouera probablement. Dans un modèle axé sur la maladie et en ne nous préoccupant pas de ce qui nous rend malades en premier lieu, nous nous concentrons sur les mauvaises cibles du processus. Nous devons d’abord insister sur les A et B, qui sont les déterminants sociaux et les soins de prévention, ce que ne fera pas un régime à but lucratif. Dans une solution à 2 étapes, nous restons centrés seulement sur les dernières étapes du processus. Et ce sont en définitive ces mauvais éléments qui font grimper les coûts dans le système et accroître la mauvaise santé. »
Pour recentrer notre façon de voir la médecine, une part importante de la démarche se situe dans la formation des professionnels médicaux, en particulier des futurs médecins, à propos de la prévention et des déterminants sociaux de la santé. « En tant que personne privilégiée, il m’est difficile de comprendre entièrement beaucoup des difficultés auxquelles mes patients font face. Collectivement, les médecins sont parfois handicapés par l’arrogance. Un si grand nombre d’entre nous venons de familles favorisées, ce qui complique notre appréciation des problèmes qui affligent certains de nos patients. Jusqu’à ce qu’il y ait plus de diversité chez les gens de la profession, il sera difficile de reconnaître ces défis structuraux ou d’agir pour les surmonter. »
Le Dr Boudreau a des solutions à proposer : du travail avec des groupes communautaires dévoués envers les populations marginalisées afin d’offrir des possibilités concrètes et expérientielles d’apprentissage à l’intention des étudiants en médecine et des résidents. « Il y a au Community Food Centre de Dartmouth-Nord une infirmière, une cuisinière, un jardin et un programme de saine alimentation. En tant que médecin à l’urgence, je transige avec les résultats en fin de compte. Dans un quartier comme Dartmouth-Nord, il s’agit de s’attaquer aux problèmes en amont et de prévenir les maladies. Ouvrons les yeux des étudiants de manière à ce qu’ils voient les grands enjeux et qu’ils plaident pour la justice sociale. »
Peut-être que la passion de Dan pour la justice sociale et un régime public de santé est un exemple de la pomme qui n’est pas tombée loin de l’arbre : après tout, il a grandi sur l’île Madame, une petite enclave rurale au Cap Breton, en Nouvelle-Écosse. Un endroit où les histoires entourant la période précédant le système de santé universel abondent, l’époque où les médecins ruraux devaient charger aux assureurs des gens riches pour compenser le manque à gagner pour les nombreuses personnes défavorisées qu’ils soignaient, des gens qui n’avaient pas d’assurances. Le temps où les médecins allaient de porte en porte pour apporter de la nourriture, parce que les soins de santé, c’était aussi ce geste.
« Comme à cette époque, conclut Dan, nous devons défendre les intérêts de nos communautés. Nous devons veiller les uns sur les autres. »
PHOTO À GAUCHE : Le Dr Dan Boudreau avec Tom, son chien « plus ou moins » de garde, évaluant un des pommiers.
PHOTO À DROITE : Le Dr Boudreau avec des étudiants du Programme d’apprentissage par le service de l’Université Dalhousie : (de gauche à droite) Hamid Abdihalim, le Dr Boudreau, Tiffany Richards, Sarah Peddle (directrice du Programme), James Kiberd et Jordan Boudreau.
PHOTO D’ARRIÈRE-PLAN : Lawrencetown Beach à East Lawrencetown, N.-É.
PHOTOGRAPHE Johanna Matthews, Valley, N.-É.
PHOTOS : Des bénévoles au Community Food Centre de Dartmouth-Nord, N.-É., font la récolte dans le jardin communautaire pour offrir à prix abordables des légumes frais au marché et servent des repas ponctuels au centre.
PHOTOGRAPHE Photos du Community Food Centre de dartmouth-Nord par Snickerdoodle Photography
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the December 2016 issue on page 1000.
Le Dr Boudreau est professeur adjoint de médecine d’urgence et codirecteur du corps professoral du Programme d’apprentissage par le service du Bureau de la santé mondiale de l’Université Dalhousie, en Nouvelle-Écosse.
Le Projet de la page couverture Les visages de la médecine familiale a évolué pour passer du profil individuel de médecins de famille au Canada à un portrait de médecins et de communautés des diverses régions du pays aux prises avec certaines des iniquités et des défis omniprésents dans la société. Nous espérons qu’avec le temps, cette collection de pages couvertures et de récits nous aidera à améliorer nos relations avec nos patients dans nos propres communautés.
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