Les attributs d’un système de soins primaires très performant sont maintenant bien documentés dans les ouvrages scientifiques et comprennent les suivants : accès; continuité; soins en équipe complets centrés sur la personne entière; responsabilité envers la population; coordination et intégration des services; et participation du patient1–4. Nous croyons qu’il est problématique d’examiner ces attributs isolément les uns des autres. Toutefois, nous avons observé que la continuité, en particulier la continuité relationnelle, est le moins bien compris de ces attributs et c’est pourquoi elle fait l’objet de cette discussion. Dans le présent article, nous examinerons les données probantes entourant la continuité relationnelle et sa contribution aux résultats des soins. Nous discuterons aussi des raisons pour lesquelles elle est souvent négligée et les lacunes dans les soins qui peuvent en résulter. Nous présenterons des façons d’évaluer la valeur de la continuité en se fondant sur une compréhension plus solide et multidimensionnelle de la continuité relationnelle.
Qu’est-ce que la continuité?
La définition de la continuité par Reid et ses collègues5 comporte 2 éléments fondamentaux et 3 types. Les 2 éléments de base sont l’expérience des soins vécue par un patient et un professionnel, et les soins qui se poursuivent au fil du temps. Les 3 types de continuité sont la continuité informationnelle, la continuité de la prise en charge et la continuité relationnelle ou interpersonnelle5. La continuité informationnelle désigne le partage de renseignements sur des événements et des circonstances antérieurs dans le but que les soins actuels soient appropriés à la personne et à son problème5. On insiste ici sur le transfert d’information au sujet du patient et de ses soins (actuels et antérieurs) entre les soignants et entre les visites pour assurer une communication claire et cohérente dans le déroulement des soins. La continuité de la prise en charge concerne la prestation de services opportuns et complémentaires dans le contexte d’un plan conjoint de prise en charge ou de soins5 et elle est le plus vulnérable durant les transitions dans les soins6. La prise en charge de cas, la navigation dans les soins et les guides de pratique clinique sont reconnus comme des stratégies pour améliorer la continuité de la prise en charge, et l’approche est habituellement axée sur une maladie en particulier. Les données probantes nous indiquent que même si la continuité dans la prise en charge produit de meilleurs résultats dans le contexte d’une maladie précise, elle peut aussi entraîner des résultats globaux moins bons pour les patients sur le plan individuel7.
Selon Reid et ses collaborateurs, la continuité relationnelle ou interpersonnelle désigne une relation thérapeutique continue entre un patient et un ou plusieurs professionnels qui soutiennent les soins présents en les reliant au passé et à l’avenir5. McWhinney a décrit le contact longitudinal comme étant une partie seulement de la continuité relationnelle et a expliqué que la continuité relationnelle concernait aussi la relation de confiance et l’histoire partagée entre le patient et le professionnel, de même que les responsabilités et l’engagement réciproques ancrés dans la relation8. Nous croyons que ces éléments sont trop souvent négligés quand il s’agit d’étudier et de mesurer la continuité relationnelle. Nous reviendrons sur cette notion plus loin.
En ce qui concerne les résultats, les données scientifiques font valoir que la longitudinalité en tant que caractéristique de la continuité relationnelle a des effets réels, en particulier pour ceux qui souffrent de problèmes chroniques. Dans une révision systématique de la documentation concernant les résultats de la continuité en soins primaires entre 1966 et 2002, Cabana et Jee ont observé qu’une continuité soutenue des soins entre un médecin et un patient était associée à une amélioration dans la qualité des soins, à une diminution des hospitalisations et du recours à l’urgence, et à une augmentation des services de soins préventifs reçus9. Des données probantes plus récentes corroborent ces constatations : la longitudinalité a été associée à une meilleure utilisation des ressources en santé, notamment les services spécialisés, de laboratoire et de diagnostic; à de meilleurs soins préventifs et proactifs; à des soins complets centrés sur la personne dans son entier; et à une plus grande observance des traitements médicaux10–17. Certains ont prétendu que la valeur de cette continuité se perd avec le temps chez de nombreux patients en soins primaires, notamment ceux qui veulent seulement voir le médecin, être examinés et avoir une solution à leurs problèmes immédiats (et peu fréquents) en temps opportun. Nous pourrions répliquer en faisant observer que c’est notre système médical qui a alimenté de telles attentes du public, car nous avons montré à la population qu’elle pouvait s’attendre à ce que les soins primaires aient pour seul but de régler les problèmes médicaux à court terme. Par conséquent, la remise en question de la valeur d’une chose à propos de laquelle nous avons dit au public qu’elle n’était pas valable représente un argument plutôt circulaire dont le résultat est prévisible. Nous soutenons que si une relation en soins primaires prolongée peut contribuer à prévenir la complexité des problèmes médicaux, il vaut alors la peine de l’explorer et de la mesurer. En outre, la prétention que la continuité n’a pas d’utilité, comme certains le suggèrent en se fondant sur la prémisse que cette différence ne s’applique qu’aux malades chroniques, semble en contradiction avec l’observation qu’environ 16 millions de Canadiens vivent avec 1 ou plusieurs problèmes chroniques18, que 80 % des visites à un médecin de soins primaires sont reliées à une maladie chronique et que plus des 2 tiers de tous les coûts médicaux sont attribuables à des maladies chroniques19.
Clarté conceptuelle, données probantes et mesure
En dépit des données probantes étayant la valeur de la continuité des soins dans le temps et même si le fardeau de la maladie est maintenant constitué surtout de maladies chroniques, nous n’avons pas observé beaucoup d’insistance sur l’amélioration de la continuité relationnelle au Canada. Nous proposons diverses raisons reliées entre elles pour expliquer cette réalité : un manque de clarté conceptuelle; des difficultés sur le plan de la mesure; et l’interprétation ou la mésinterprétation de la continuité relationnelle qui la fait sembler contradictoire aux soins en équipe ou à un bon accès aux soins primaires. Il faut dire aussi que la plupart des études sur la continuité et sa valeur sont transversales et corrélationnelles, ne nous révélant rien à propos des causes ou de la force des associations au fil du temps. Les données probantes actuelles reposent aussi fortement sur la mesure de la longitudinalité (comme il est mentionné plus tôt), et les données utilisées sont typiquement de nature administrative. Dans notre propre organisation de soins primaires, nous mesurons aussi la longitudinalité, mais nous avons ajouté l’élément de cohérence (à différents niveaux) dans les paramètres. Cette approche permet de déterminer avec assez de précision le nombre de fois où un patient demande des soins de différents professionnels, dans divers secteurs de notre organisation. Nous saisissons et mesurons les différences dans les résultats en tant que fonction de la longitudinalité et de la cohérence avec un seul professionnel, une seule équipe, la pratique de soins primaires dans son ensemble et au sein d’un réseau de pratiques. Ce paramètre inclut les cas de déflexion à l’urgence pour un problème sensible en soins ambulatoires ou encore en pratique familiale20,21, et nous permet d’associer cette mesure de la continuité avec les résultats systémiques comme l’hospitalisation ou le recours à l’urgence. La mesure annuelle de ce paramètre pendant quelques années nous a permis de mieux comprendre comment les patients utilisent le système de santé, et d’adopter des pratiques et des processus pour mieux répondre à ces demandes de soins en première ligne, ce qui s’est traduit par une réduction des déflexions. Nous avons également observé des améliorations dans le dépistage conforme aux guides de pratique pour les patients dont les degrés de continuité avec leur médecin de famille sont les plus élevés. Par exemple, il est plus probable que ces patients reçoivent un dépistage du cancer colorectal ou du sein, ou encore des vaccins contre le pneumocoque et la grippe.
Même si nous pensons qu’il s’agit d’une approche plus rigoureuse de la mesure, nous ne croyons quand même pas que la mesure de la longitudinalité et de la cohérence (ou de « l’attachement ») représente le portrait complet de la mesure de la continuité relationnelle. Dans l’étude approfondie de Greenhalgh et Heath22 sur la mesure de la qualité des relations thérapeutiques, ils décrivent des conditions préalables mesurables qui augmentent la probabilité de l’établissement d’une relation thérapeutique, y compris la nécessité d’une période de temps suffisante pour la consultation et la possibilité pour les patients de demander leur professionnel préféré. De la même façon, nous suggérons qu’il se pourrait très bien que la longitudinalité et la cohérence soient les conditions structurelles préalables qui rendent probable l’établissement de la continuité relationnelle. Par conséquent, nous les considérons comme des mesures nécessaires, mais insuffisantes, de la continuité relationnelle. Dans la même ligne de pensée, l’élément fondamental de la continuité relationnelle décrit par Reid et ses collaborateurs5 comme étant « l’expérience des soins » est le plus souvent réduit à des mesures de la satisfaction du patient6. Nous soutenons que cette mesure rétrospective à dimension unique ne saisit pas la nature construite conjointement de la relation entre les professionnels et les patients. Nous faisons valoir que les dimensions de la continuité relationnelle sont mal comprises et, par conséquent, nous ne nous en tenons qu’à ce que nous pouvons mesurer : les visites d’un patient à un professionnel en particulier avec le temps et la satisfaction du patient.
Soins en équipe, accès et continuité relationnelle
L’hypothèse voulant qu’il vaille la peine de soutenir une relation entre un médecin principal de soins primaires et un patient au fil du temps est corroborée par des données probantes, mais elle est souvent confrontée à au moins 2 autres questions subséquentes : n’est-ce pas un retour au « médecin de campagne » et ne seraitelle donc plus possible si nous voulons maintenir un bon accès aux soins primaires? N’est-ce pas intenable à une époque de soins en équipe, et même irrespectueux envers les contributions d’autres professionnels que le médecin? Il est évident qu’un médecin de soins primaires ne peut pas être disponible tout le temps; il est même impossible pour une seule personne de fournir tous les soins nécessaires, surtout pour les patients atteints de problèmes chroniques complexes23. Cependant, si on accepte que la continuité relationnelle contribue de manière importante aux soins primaires complets, on pourrait alors poser des questions différentes : comment, dans le contexte actuel, une relation continue entre un médecin de soins primaires et un patient peut-elle être préservée tout en protégeant l’accès aux soins? En ce qui a trait aux questions entourant les soins en équipe, les données probantes démontrent que le médecin pourrait ne pas être le professionnel le plus approprié pour prendre en charge des soins complexes. Par exemple, il a été démontré que la prise en charge de soins complexes sous la direction d’une infirmière autorisée dont la formation est plus poussée24 ou par une infirmière praticienne25 peut obtenir des résultats supérieurs à des coûts équivalents ou inférieurs pour le système de santé26. Par conséquent, les questions qu’il faut se poser devraient avoir moins trait à la façon dont la continuité avec un professionnel principal pourrait influencer l’équipe et concerner davantage son influence sur les soins. Les résultats s’améliorentils si la continuité est préservée avec un professionnel principal dans le contexte d’une équipe constante de professionnels qui se partagent la responsabilité d’offrir de bons soins globaux? Comment mesurons-nous la continuité relationnelle de manière à saisir les contributions de tous les membres de l’équipe, y compris le patient?
Où aller à partir d’ici?
Il est nécessaire d’explorer la valeur de la continuité relationnelle dans de futures études de recherche, éclairées par une meilleure définition et une mesure plus précise de tous les attributs de ce concept. Il faut obtenir les points de vue du patient et de sa famille quant à l’utilité de la continuité relationnelle, surtout en ce qui a trait à son importance dans l’atteinte par les patients de leurs objectifs en matière de santé et en particulier dans les cas de maladies chroniques. La continuité relationnelle doit aussi être explorée dans le contexte de sa valeur potentielle pour ceux qui n’ont habituellement pas accès aux soins primaires. Une relation de confiance avec le temps aiderait-elle à prévenir la complexité de maladies chez des personnes autrement en santé? Nous faisons valoir que c’est au moins plausible, mais qu’à l’heure actuelle, il s’agit largement d’une question empirique à laquelle il faudrait répondre.
Conclusion
Il faut acquérir une bonne compréhension de la continuité relationnelle, et nous croyons que cette compréhension doit aller au-delà du point de vue centré sur le professionnel de ce qu’est une connexion fiable entre un patient, une équipe ou une pratique au fil du temps. Cela dépasse les notions de satisfaction du patient. La continuité relationnelle, selon nous, est construite conjointement entre les patients et les professionnels des soins primaires (et leurs équipes), et concerne l’adoption d’une responsabilité partagée visant à comprendre le patient, à communiquer avec lui et à répondre à ses besoins de manière coordonnée, non seulement en soins primaires mais dans l’ensemble du système. Nous soutenons que lorsqu’elle est ainsi comprise, la continuité relationnelle forme le fondement de la continuité informationnelle et de la prise en charge. Nous faisons valoir que la contribution de la continuité relationnelle est le mieux saisie par des mesures qui nous donnent une idée de la réussite qu’obtiennent les médecins et l’équipe de soins primaires pour assurer que le système gravite autour du patient afin de lui offrir des soins continus, accessibles, centrés sur la personne et complets. Sans ces dimensions, toute mesure de la continuité relationnelle perd son sens.
Notes
Façons de contribuer à améliorer la continuité relationnelle dans les soins primaires
S’engager envers une population de patients. Commencez avec les patients que vous voyez déjà et prenez les mesures voulues pour établir une affiliation mutuelle dans le contexte d’une relation continue axée sur des soins complets centrés sur la personne.
Comprendre les besoins de votre population de patients. Créez des registres pour faire le suivi des maladies chroniques, des facteurs de risque et des activités de prévention ou de prise en charge. Misez sur ce que vous savez à propos du patient et faites le lien entre les renseignements recueillis à la dernière visite, les activités courantes et les plans futurs. Apprenez à connaître vos patients et attendez-vous à ce qu’ils soient des membres responsables de l’équipe; comprenez leurs préférences et offrez des soins dans le contexte de la famille et la communauté. Envisagez la relation comme étant continue et essentielle aux soins n’importe où dans le système; utilisez les systèmes d’information pour ce faire, faites le suivi de la demande de soins pouvant émaner de votre population de patients, anticipezla et planifiez en conséquence
Bâtir une équipe pour la population de patients dont vous avez la responsabilité. L’équipe doit connaître la population et comprendre ses besoins qui évoluent avec le temps. Les membres de l’équipe doivent être visibles, connus des patients et connaître clairement leurs rôles et responsabilités
Être digne d’affiliation. Organisez la façon dont vous prodiguez les soins de manière à être responsable, accessible, proactif, et adapté aux besoins et aux préférences de la population de patients. Engagez-vous à partager la responsabilité des soins, le développement de l’équipe, l’amélioration continue et la mesure de la qualité à l’aide de stratégies éprouvées. Ajoutez des paramètres en fonction de leur pertinence pour la population. Faites preuve de proactivité dans la prise en charge des besoins des patients et recherchez des possibilités de fournir des soins préventifs. Mettez à profit la technologie pour connecter avec vos patients de manières qui leur conviennent (p. ex. téléphone, messages textes, courriels, sites web) et utilisez la technologie comme moyen de communiquer ou de partager des données de suivi.
Faire un juste équilibre entre l’accès et la continuité relationnelle. Les membres de l’équipe doivent s’engager à soutenir la principale relation patient-professionnel, et aider le patient à consulter un membre approprié de l’équipe en temps opportun. Pour ce faire, le transfert des soins entre professionnels doit se faire en « douceur » et le moins souvent possible.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the February 2016 issue on page 116.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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