La méthémoglobinémie acquise est une affection rare menaçant potentiellement le pronostic vital; elle est souvent liée, en médecine générale, aux anesthésiques topiques, à la dapsone et aux agents anti-malariques1. Comme l’illustrent les cas de 2 patients à l’Hôpital communautaire Fort Belvoir, en Virginie, observés à 3 semaines d’intervalle, les professionnels de la santé doivent maintenir un indice de suspicion élevé à l’égard de la méthémoglobinémie lorsque le tableau clinique inclut hypoxie et cyanose persistantes.
Cas 1
Une femme de 22 ans s’est présentée à l’urgence avec un saignement post-amygdalectomie. Ses signes vitaux se situaient dans les limites de la normale et incluaient une saturation en oxygène de 99 % à l’air ambiant. L’oto-rhino-laryngologiste sur appel a immédiatement évalué la patiente. Après l’application de nombreuses doses topiques non mesurées de benzocaïne à 20 % en aérosol, une cautérisation localisée a été effectuée. Une fois l’hémostasie obtenue, la patiente a été retransférée à l’urgence aux fins d’observation et de réhydratation intraveineuse.
Quarante-cinq minutes plus tard, la patiente est apparue profondément cyanotique et diaphorétique, et sa saturation en oxygène à l’air ambiant avait chuté à 89 %. Malgré le port d’un masque doté d’une valve antiretour, la patiente est demeurée hypoxique, sa saturation en oxygène oscillant autour de 88 %. Une radiographie des poumons effectuée immédiatement avec un appareil portable n’a permis de constater rien de pertinent, un électrocardiogramme était normal et la tension artérielle de même que la fréquence cardiaque étaient dans les limites de la normale. Les gaz artériels ont été mesurés promptement; le sang était de couleur chocolat, le pH de 7,38, la PCO2 de 37,2 mm Hg, le taux de bicarbonate de 24 mmol/L et la PO2 de 33,6 mm Hg. Une co-oxymétrie portable a alors été exécutée, laquelle a relevé un taux de méthémoglobine de 23 %. Du bleu de méthylène a été administré à raison de 100 mg en perfusion pendant 5 minutes, ce qui a immédiatement amélioré la saturation en oxygène de la patiente. Une deuxième co-oxymétrie a donné un taux de méthémoglobine de 12 %; une deuxième dose de bleu de méthylène a été administrée. En quelques minutes, le teint de la patiente est retourné à la normale et sa saturation en oxygène était de 100 % à l’air ambiant.
La patiente a alors été admise aux soins intensifs pour surveillance étroite avec oxymétrie pulsée en continu et vérifications en série du taux de méthémoglobine. Durant les 18 heures subséquentes, la patiente est demeurée stable sur le plan hémodynamique, avec une bonne oxygénation à l’air ambiant et un taux normal de méthémoglobine.
Cas 2
Un homme de 32 ans se présente à l’urgence après l’apparition soudaine de vertiges, de nausées et de paresthésie des membres supérieurs. Les symptômes sont apparus environ 1 heure après avoir bu de grandes quantités d’eau « au goût métallique » d’une fontaine située à l’édifice Warrior Transition Battalion, où il vit.
Ses signes vitaux initiaux étaient normaux, à l’exception d’une saturation en oxygène de 92 % à l’air ambiant, mesurée par oxymétrie pulsée. L’examen physique a révélé une acrocyanose; on lui a donc administré 2 L d’oxygène par canule nasale. Une co-oxymétrie portable a révélé un taux de méthémoglobine de 15 %. La mesure des gaz artériels a donné les résultats suivants : pH de 7,40, PCO2 de 39,9 mm Hg, taux de bicarbonate de 25 mmol/L et PO2 de 103,0 mm Hg. Les autres analyses sanguines n’ont révélé rien de remarquable et le patient a subséquemment été admis pour la nuit aux fins d’observation. Puisque les symptômes du patient avaient disparu, on n’a pas administré de bleu de méthylène et sa saturation en oxygène à l’air ambiant s’est continuellement améliorée sous oxygène2. Le lendemain matin, son taux de méthémoglobine était de 1,3 % et il était toujours asymptomatique. Une analyse subséquente de l’eau de la fontaine a révélé des taux élevés de nitrates.
Recherche de la littérature
Une recherche des publications scientifiques à l’aide des mots clés anglais methemoglobinemia et co-oximetry a été effectuée dans les banques de données PubMed et MEDLINE. De nombreuses études potentiellement pertinentes ont été examinées aux fins de considération pour inclusion. On a également effectué une recherche des références d’articles choisis. Les critères d’inclusion comprenaient, sans s’y limiter, les articles publiés dans les 10 années précédentes traitant de la méthémoglobinémie acquise et de la méthémoglobinémie liée aux anesthésiques locaux ou aux agents environnementaux.
Discussion
Physiopathologie
La méthémoglobine est une altération de la conformation de l’hémoglobine où l’état ferreux (Fe2+) est oxydé en état ferrique (Fe3+). L’hème ferrique de la méthémoglobine est incapable de se lier à l’oxygène, ce qui altère la structure. De plus, l’affinité de l’oxygène pour la molécule est accrue, causant un déplacement vers la gauche de la courbe de dissociation de l’oxygène, ce qui perturbe la livraison d’oxygène aux tissus3. La méthémoglobinémie est soit congénitale, soit acquise. La méthémoglobinémie congénitale est causée par une carence de l’enzyme du cytochrome b5 réductase, laquelle réduit la méthémoglobine en hémoglobine, maintenant le taux de méthémoglobine à l’état d’équilibre en deçà de 1,0 %. Cependant, chez les personnes dont le taux du cytochrome b5 réductase est normal, l’exposition à des agents oxydants pourrait stimuler la production de méthémoglobine au point où la réduction enzymatique ne peut compenser cette hausse aiguë.
Signes et symptômes
Les patients dont la concentration de méthémoglobine est élevée pourraient présenter au départ des symptômes légers, tels que dyspnée, mal de tête, léthargie et fatigue. Cependant, lorsque le taux de méthémoglobine s’accroît, une profonde cyanose pourrait apparaître et les symptômes pourraient évoluer vers une détresse respiratoire, un état mental altéré, des crises convulsives, des dysrythmies et le décès4. Les patients qui présentent des comorbidités, telles que l’anémie ou la présence d’autres espèces anormales d’hémoglobine (p. ex. drépanocytose), une maladie cardiovasculaire, une maladie pulmonaire ou un sepsis pourraient manifester des symptômes modérés à graves malgré des concentrations beaucoup plus faibles de méthémoglobine1. Les nourrissons (< 6 mois) seraient particulièrement susceptibles à la méthémoglobinémie dans le contexte de gastro-entérite et de déshydratation en raison de la faible production d’acide gastrique, un grand nombre de bactéries éliminant le nitrite et la facilité relative d’oxydation de l’hémoglobine fœtale5.
Pathogenèse et diagnostic
La méthémoglobinémie est le plus souvent causée par l’exposition à des substances exogènes oxydantes. Bien que de nombreuses substances aient été montrées du doigt, les anesthésiques topiques, la dapsone et les agents anti-malariques sont les plus courantes1. La méthémoglobinémie a aussi été diagnostiquée chez des patients qui avaient été exposés à divers agents environnementaux (p. ex. composés contenant de l’azote) et dans certaines affections médicales comme le sepsis1,6.
Il existe maintenant des méthodes non invasives pour estimer les concentrations de méthémoglobine. Lorsqu’elles dépassent 20 %, le sang prend une teinte chocolat7,8. Un test quantitatif économique, une échelle colorimétrique du sang, a été mis au point par Shihana et coll. et peut s’utiliser au chevet du patient8. Cette échelle colorimétrique permet aux cliniciens d’estimer le taux de méthémoglobine en fonction de la couleur du sang. Des oxymètres pulsés pouvant estimer le taux de méthémoglobine, connus sous le nom de co-oxymètres, ont aussi été mis au point. Les anciens modèles de co-oxymètres étaient inexacts chez les patients dont la saturation en oxygène était inférieure à 95 %; les nouveaux modèles utilisés chez les humains se sont toutefois révélés efficaces en présence de saturations aussi faibles que 74 % 9. Lorsqu’on les compare aux analyses des gaz artériels, le critère standard, les résultats des co-oxymètres ont montré pouvoir détecter de façon précise les taux de méthémoglobine de 15 % ou moins10,11. Vu leur précision à des taux faibles, les co-oxymètres sont des outils de dépistage utiles, mais plus d’études sont nécessaires pour valider ces appareils à des taux de méthémoglobine de plus de 15 %.
Prise en charge
Le traitement primaire de la méthémoglobinémie consiste à éliminer l’agent incitant lorsque cela est possible. Le bleu de méthylène est généralement le traitement de première intention dans les cas modérés à graves, et il doit être perfusé chez les patients asymptomatiques dont le taux de méthémoglobine est supérieur à 30 % et chez les patients symptomatiques dont le taux est supérieur à 20 %1. L’observation par la surveillance en série du taux de méthémoglobine serait raisonnable chez les patients asymptomatiques dont le taux de méthémoglobine est en deçà de 20 % 12. Les patients dont le taux de méthémoglobine ne se normalise pas après la perfusion de bleu de méthylène pourraient nécessiter une transfusion d’échange1,5. En raison du risque de méthémoglobinémie de rebond chez les patients qui reçoivent du bleu de méthylène, il est recommandé de placer le patient sous surveillance étroite pendant jusqu’à 24 heures11,13. La prudence est de mise lorsque le bleu de méthylène est administré, car les fortes doses (> 7 mg/kg) peuvent paradoxalement intensifier la production de méthémoglobine14.
Conclusion
Comme l’illustrent ces rapports de cas, la méthémoglobinémie en soins primaires est une réelle possibilité, surtout lors de l’emploi systématique d’anesthésiques topiques. Il faut maintenir un indice de suspicion élevé dans les cas d’hypoxie ou de cyanose qui sont réfractaires à l’oxygénothérapie. Par chance, le diagnostic a été rapidement envisagé dans les deux cas et ces patients se sont complètement rétablis.
Bien que la co-oxymétrie puisse contribuer à poser un diagnostic immédiat, la couleur du sang en soi (sang chocolat) pourrait être le seul « outil diagnostique » disponible en région éloignée ou dans les contextes où les ressources sont limitées. Le traitement dépend grandement du degré de méthémoglobinémie et de la présence ou non de symptômes. Le bleu de méthylène demeure le traitement de première intention. Vu la possibilité de méthémoglobinémie de rebond, le suivi étroit en pratique générale est recommandé.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
La méthémoglobinémie en soins primaires est une réelle possibilité, surtout lors de l’emploi systématique d’anesthésiques topiques. Il faut maintenir un indice de suspicion élevé dans les cas d’hypoxie ou de cyanose qui sont réfractaires à l’oxygénothérapie.
Bien que la co-oxymétrie puisse aider à poser un diagnostic immédiat, la couleur du sang en soi (sang chocolat) pourrait être le seul « outil diagnostique » disponible en région éloignée ou dans les contextes où les ressources sont limitées.
Le traitement dépend grandement du degré de méthémoglobinémie et de la présence ou non de symptômes. Le bleu de méthylène demeure le traitement de première intention. Vu la possibilité de méthémoglobinémie de rebond, le suivi étroit en pratique générale est recommandé.
Footnotes
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the February 2016 issue on page 140.
Intérêts concurrents
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