En tant que médecins de famille, nous occupons une place unique au sein du système de santé. Nous avons la possibilité d’établir des relations de longue durée avec nos patients et nous sommes fréquemment leur premier point de contact avec les services sociaux et de santé dont ils ont besoin. Nous voyons les patients dans le contexte complet de leur vie, ce qui nous permet de comprendre comment les déterminants sociaux influencent leur santé. Même si les médecins s’impliquent souvent pour comprendre leurs patients et défendre leurs intérêts, nous entrons dans une ère où une telle implication pourrait être ciblée plus efficacement et plus délibérément que jamais auparavant. Les outils et les interventions dont il est question ci-dessous pourraient au départ ressembler à la paille qui brisera le dos du médecin surchargé. En réalité, ce n’est pas le cas. Ils servent à perfectionner les habiletés et à élargir les perspectives qui auront des effets bien plus positifs sur la vie de nos patients que nos connaissances du métabolisme des lipides ou des derniers arcanes de la pharmacothérapie. Dans le présent article, nous discutons de notre capacité d’être socialement responsables au niveau clinique (microniveau) en évaluant les déterminants sociaux et en adaptant les soins en conséquence. Dans les articles subséquents, nous discuterons de ce qui peut être accompli au niveau communautaire (mésoniveau) et sur les plans des politiques et de la population (macroniveau)1.
Examinons le cas de Diane, une femme de 40 ans qui vit dans votre communauté rurale nordique et que vous suivez depuis quelques années. Vous avez récemment diagnostiqué chez elle un cancer du col1. Elle n’avait pas subi de test de Papanicolaou depuis plus de 10 ans et vous consulte rarement pour son diabète de type 2, son hypertension ou sa néphropathie chronique. Vous savez qu’elle est mère monoparentale de 2 enfants (âgés de 10 et 12 ans) parce que, si vous la voyez habituellement, c’est qu’elle vient pour eux. Vous vous demandez comment Diane en est venue à vivre dans une telle situation et si une meilleure compréhension de ses circonstances sociales pourrait vous aider à l’aider.
Principes généraux
Une anamnèse sociale rigoureuse est essentielle, mais souvent mise de côté dans le contexte de pratiques à fort achalandage et de contraintes de temps. Chaque déterminant social, une fois évalué, fournit des renseignements clés pour individualiser les soins2. Il peut être plus facile de faire cette évaluation petit à petit (au cours de la visite initiale, et des consultations épisodiques et de prévention) avec l’aide de divers membres de l’équipe de santé. Il faudrait documenter et mettre à jour les principaux renseignements sociaux dans le profil cumulatif du patient3. Cette information devrait être recueillie avec délicatesse, sans porter de jugement, pour éviter de marginaliser davantage le patient.
Pour que le patient se sente le plus à l’aise possible et pour établir avec lui un rapport, il est essentiel de fonctionner dans un cadre dénué de toute oppression4. Nous vivons dans un monde de préjugés systémiques envers des personnes ayant certaines identités (p. ex. femmes; groupes racialisés; autochtones; personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer ou en questionnement [LGBTQ]; personnes handicapées). Dans nos espaces de soins de santé, nous devons faire de notre mieux pour nous défaire de nos préjugés inconscients, être conscients de nos propres expériences de privilèges et d’oppression, et travailler à créer des environnements accueillants pour tous. Il peut être utile d’avoir des signes qui communiquent l’ouverture d’esprit (p. ex. espaces positifs pour les LGBTQ, comme dans la Figure 1)5.
Si nous faisons preuve de flexibilité, nous pouvons améliorer l’accès et établir un rapport dans le but de mieux servir ceux dont la vie sociale est complexe. Il peut être utile de détecter ceux qui ont besoin d’être vus spontanément ou qui pourraient avoir besoin de rendez-vous prolongés. Enfin, pour intervenir cliniquement dans les déterminants sociaux, il importe de connaître les principaux services et organismes sociaux dans votre communauté. Dans plusieurs provinces, il est possible d’accéder à des bases de données concernant de tels services en composant 211 ou en utilisant des sites web consultables (p. ex. 211ontario.ca ou bc211.ca).
Évaluation et intervention
Identité et caractéristiques démographiques
L’identité et les caractéristiques démographiques influencent l’ensemble du vécu et de la santé d’une personne. Il faut évaluer les indicateurs tels que l’âge, la race, l’ethnicité, la religion, le statut autochtone, la langue préférée, le sexe, l’identité de genre, l’orientation sexuelle et la présence d’incapacité physique ou mentale. Ces renseignements nous permettent de fournir de meilleurs soins. Par exemple, pour un patient transgenre, demandez au patient quel est son pronom préféré (p. ex. il, elle ou ils). Il se peut que de nouveaux arrivants au Canada doivent être mis en contact avec des services d’intégration, et de soutien aux immigrants et des cours de langue. On devrait offrir des services d’interprétation professionnels aux patients avec qui il y a une barrière de langue. Pour ceux qui ont besoin d’aide sociale, de gestion de cas, de counseling ou de groupes de santé mentale, on peut faire une recommandation à des agences ciblées (p. ex. centres communautaires des LGBTQ, maisons des jeunes, groupes d’aînés).
Revenus
Les revenus sont le plus important déterminant de la santé. Il faut donc envisager de dépister les problèmes en demandant « Avez-vous de la difficulté à rejoindre les 2 bouts à la fin du mois?6 ». Si tel est le cas, évaluez et documentez les principales sources de revenus (p. ex. emploi à temps plein ou partiel, aide sociale, prestations d’invalidité du Régime des pensions du Canada, crédits d’impôt). Si nous avons une connaissance de base des régimes provinciaux, territoriaux et fédéraux de prestation de revenu, nous pouvons suggérer aux patients des programmes auxquels ils pourraient être admissibles. En Ontario, une brochure intitulée « Poverty : A Clinical Tool for Primary Care Providers7 » résume cette information. Il existe des outils semblables au Manitoba8 et en Colombie-Britannique9.
Pour que les patients puissent avoir accès aux prestations de revenu et aux crédits, assurez-vous qu’ils remplissent un formulaire d’impôt en leur recommandant une des cliniques d’impôt gratuites qui existent un peu partout au pays10. Il est utile de remplir des formulaires pour les patients afin qu’ils puissent obtenir des avantages non réclamés (p. ex. programmes provinciaux pour handicapés, Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents de travail, crédits d’impôt pour personnes handicapées) ou de rédiger des lettres pour qu’ils accèdent à des avantages discrétionnaires. La pauvreté peut nuire à la sécurité alimentaire, aux soins à la famille, au transport, aux soins aux aînés, une situation qui exige requiert une recommandation aux services appropriés (banques alimentaires, programmes de repas, centres d’aide parentale, soins à domicile).
Éducation et emploi
La documentation du niveau d’éducation des patients nous aide à adapter l’information fournie. Nous devons faire attention dans nos communications verbales et les documents que nous distribuons lorsque les patients ont une faible littératie11.
Si nous connaissons le niveau d’éducation du patient, nous pouvons mieux comprendre ses options en matière d’emploi et sa capacité de naviguer dans les services sociaux. Évaluez et documentez la situation et la précarité actuelles sur le plan de l’emploi (p. ex. travail à temps plein ou partiel, à contrat ou par quarts, retard dans la réception du salaire, sécurité au travail). Nous pourrions être les premiers à découvrir des infractions comme des salaires retenus ou des conditions de travail dangereuses. Dans de tels cas, nous pouvons encourager les patients à s’adresser à un représentant syndical ou à une clinique d’aide juridique pour obtenir des conseils. Les patients en quête d’un emploi peuvent être référés à du counseling en emploi ou à des services de rédaction de curriculum vitae et de formation.
Assurance-médicaments d’ordonnance
La situation en matière de revenus et d’emploi influence grandement l’accès à l’assurance-médicaments. Les patients peuvent avoir une assurance au travail, être inscrits au régime public ou ne pas avoir d’assurance. Si le patient a une assurance publique, essayez de prescrire des médicaments qui figurent sur le formulaire. Si le patient n’est pas assuré, un pharmacien local ou un travailleur social peut aider à trouver des options possibles. Il est bon de prescrire les médicaments d’efficacité égale les moins chers. Certaines cliniques ont des fonds de compassion pour aider à défrayer occasionnellement les coûts élevés de médicaments et s’abstiennent de plus en plus de distribuer des échantillons, une pratique démontrée comme ayant une influence sur les habitudes de prescription des médecins12.
Logement
Il est essentiel pour le bien-être d’avoir accès à un logement sécuritaire, abordable et stable. En comprenant la situation des patients sur le plan du logement, nous avons une meilleure idée de leur santé13. Documentez si les patients louent leur logement ou en sont propriétaires, ou s’ils vivent dans une chambre, un appartement complet ou une maison. Déterminez qui et combien de personnes vivent avec eux, la sécurité de l’habitation, l’exposition à des organismes nuisibles, l’état de délabrement et la relation avec le propriétaire. Si le logement semble insalubre ou si le propriétaire semble enfreindre la loi, recommandez au patient une clinique juridique pour obtenir des conseils. Les personnes sont considérées itinérantes si elles dorment ici et là chez des amis ou la famille, vivent dans un centre pour sans-abri ou dans la rue. Pour ces patients, assurez-vous qu’ils ont les renseignements nécessaires pour accéder à des abris d’urgence et qu’ils sont en contact avec un travailleur social pour être inscrits sur une liste d’attente de logements subventionnés.
Soutiens sociaux
Le système de soutien d’un patient influence considérablement sa santé et son bien-être14. Il peut s’agir de membres de la famille, d’amis, de voisins, de gestionnaires de cas, de professionnels de la santé ou de ressources communautaires. Si les patients ont des besoins particuliers (p. ex. soins pour enfants, aide avec les activités de la vie quotidienne), vérifiez auprès d’eux si quelqu’un les aide. Évaluez les services externes qu’ils utilisent (p. ex. centres porte ouverte, groupes sociaux ou de santé mentale, banques alimentaires, programmes de désintoxication). Recommandez aux patients les services dont ils pourraient bénéficier. Un contact avec les soutiens actuels du patient pour partager des renseignements peut les aider à se présenter aux rendez-vous ou à suivre les consignes recommandées.
Besoins juridiques
Nous pourrions être les premiers à détecter des besoins de services juridiques encore sans réponse15. Si le patient a des besoins sur le plan de l’immigration ou encore des inquiétudes sérieuses à propos d’un employeur, d’un propriétaire ou d’un conjoint, référez-le, au besoin, à une clinique juridique. Avant d’évaluer le statut d’immigrant, rassurez le patient que vous ne divulguerez pas cette information. Si le patient a fait une demande de statut de réfugié ou d’aide humanitaire, une évaluation de la santé physique et mentale documentée par le médecin peut se révéler utile. Pour ceux qui font face à des accusations criminelles en cours de déjudiciarisation pour raisons de santé mentale, une lettre documentant l’état mental et les plans de prise en charge peut être d’une grande assistance.
Maladie mentale, toxicomanie et traumatisme
Même si nous évaluons souvent la santé mentale et la toxicomanie, il est essentiel de le faire de manière rigoureuse et d’inclure notamment les expériences antérieures et les antécédents familiaux. La détection de la toxicomanie nous permet d’entamer une entrevue motivationnelle sans porter de jugement et de recommander des services de réduction des dangers (p. ex. partage d’aiguilles, formation sur la naloxone) et de désintoxication en clinique externe ou en établissement. On devrait offrir aux patients souffrant de maladies mentales l’accès à du counseling et à des soins psychiatriques, au besoin. Il faudrait donner à ceux qui ont des antécédents de crises ou de tentatives de suicide le numéro de lignes téléphoniques d’aide accessibles 24 heures par jour. Ceux qui ont de graves problèmes mentaux ou des difficultés à s’organiser devraient être mis en contact avec des gestionnaires de cas dans la communauté.
Les antécédents de traumatisme sont beaucoup plus rarement évalués. Il peut s’agir de violence durant l’enfance, d’agressions physiques ou sexuelles, d’expériences de guerre ou d’incarcération. Être au fait du traumatisme peut nous aider à comprendre le contexte des maladies mentales ou physiques et des dépendances du patient, de même que sa réceptivité à subir des interventions médicales invasives comme les tests de Pap. Dans le cas d’antécédents de traumatisme, il y a lieu de référer ces patients à des services de counseling16.
Le diagnostic de cancer du col effraie Diane et elle s’inquiète de savoir qui s’occupera de ses enfants. Pour l’aider à faire face aux conséquences émotionnelles, psychologiques et pratiques de son diagnostic, vous lui recommandez un groupe d’entraide pour personnes atteintes de cancer.
Après avoir exploré davantage l’évaluation des antécédents sociaux, vous décidez de rappeler Diane à votre bureau. Vous apprenez qu’elle vit avec des revenus limités, gagnés à temps partiel comme serveuse, et n’a pas d’assurance-maladie complémentaire. Il lui est difficile de venir à ses rendez-vous en raison des coûts du transport. Sans assurance-médicaments, elle se prive souvent de ses médicaments pour le diabète et l’hypertension. Elle vit en appartement avec ses 2 enfants et une colocataire. Elle se sent parfois en danger à cause d’un voisin qui la harcèle. Sa famille vit en dehors de la ville, elle a peu d’amis et aucun d’eux n’a de petits enfants. Diane confie que son enfance a été difficile : son père buvait régulièrement et, pour la première fois, elle avoue avoir été victime d’agressions sexuelles de la part d’un proche quand elle était enfant. Elle vous explique que c’est la raison pour laquelle elle a toujours trouvé les tests de Pap difficiles. Vous lui offrez la possibilité de discuter avec vous ou la conseillère de la clinique des effets que cette expérience a eus sur sa vie.
En vous fondant sur cette anamnèse sociale, vous demandez à Diane de voir l’infirmière pour passer en revue ensemble l’outil sur la pauvreté. Compte tenu de ses revenus, Diane pourrait être admissible à de l’aide sociale et ainsi avoir droit à des indemnités pour le transport et le régime spécial, et vous la dirigez donc vers un bureau d’assistance sociale. Elle est aussi admissible à des crédits d’impôt et à d’autres avantages, et vous lui donnez des renseignements sur la clinique d’impôt gratuite dans son quartier. Vous lui suggérez aussi une clinique d’aide juridique dans son voisinage où elle pourrait obtenir de l’aide pour son problème de harcèlement. Vous lui proposez de parler au pharmacien et de faire une demande auprès du Programme de médicaments Trillium. Entretemps, vous passez en revue ses médicaments pour vous assurer qu’elle prend ceux à efficacité équivalente qui sont les moins chers. Vous la mettez en contact avec le centre local d’aide parentale où se déroulent des activités pour ses enfants et où elle a la possibilité de rencontrer d’autres mères et d’être appuyée. Lorsque Diane quitte votre clinique, elle vous dit qu’elle n’a jamais eu de médecin auparavant qui l’ait véritablement questionnée ainsi à propos de sa vie et elle vous remercie qu’il soit aussi facile de parler avec vous.
Conclusion
En évaluant les déterminants de la santé de nos patients et en intervenant au besoin, nous pourrons ainsi améliorer les résultats sur le plan de leur santé bien plus encore que nous le pourrions par des soins médicaux seulement. Même s’il n’aurait peut-être pas été possible de prévenir le cancer du col de Diane, une telle approche pourrait améliorer sa santé et celle de vos autres patients, et élargir les limites de ce que vous pouvez faire pour améliorer la santé dans le milieu clinique.
Footnotes
This article is also in English on page 287.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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