Aucune disposition dans notre Constitution ne devrait être plus chère à l’homme que celle qui protège les droits de la conscience contre les entreprises de l’autorité civile.
Thomas Jefferson
Des discussions concernant l’autonomie des médecins lors des assemblées annuelles de l’Association médicale canadienne (AMC) en 2014 et 2015 ont mis en évidence un problème émergent d’une importance cruciale : la question litigieuse de la liberté de conscience dans la pratique clinique. En 2014, les délégués au Conseil général de l’AMC ont adopté une résolution, qu’a entérinée le Conseil d’administration, à l’appui du droit de tous les médecins, compte tenu des limites des lois en vigueur, de suivre leur conscience en ce qui a trait à la prestation de l’aide médicale à mourir. Le sentiment ressenti majoritairement par les personnes présentes était que les médecins devraient préserver leur droit de choisir lorsqu’il s’agit de questions de conscience en lien avec les interventions en fin de vie. Le soutien aux médecins qui refusent de s’engager dans des soins contraires à leurs convictions a été réaffirmé en 2015. Par ailleurs, le registraire d’un collège provincial de médecins et chirurgiens aurait, selon ce qui a été rapporté, un point de vue différent selon lequel les droits des patients ont préséance sur nos droits et les besoins des patients l’emportent sur les nôtres1. Les souhaits personnels des médecins ont-ils beaucoup d’influence dans la société canadienne où la profession est de plus en plus considérée comme un groupe de fournisseurs de services financés par le public? Les collèges des médecins et chirurgiens devraient-il avoir le pouvoir d’interdire le droit de pratique à des médecins compétents qui refusent d’aller à l’encontre de leur conscience? Que dire de la liberté de conscience dans une gamme d’autres situations médicales épineuses qui n’ont rien à voir avec le suicide médicalement assisté?
L’enjeu de la liberté de conscience retient l’attention des spécialistes de la bioéthique, mais de nombreux cliniciens débordés ne sont pas tenus au fait des défis en cause et des débats en cours. Les différends au sujet du droit de la conscience sont d’une importance primordiale pour les médecins, étant donné que certains organismes de réglementation de la médecine, éthiciens professionnels et spécialistes du droit, souvent bien éloignés de la pratique médicale clinique, tentent rapidement de restreindre la liberté de conscience des médecins sous prétexte de protéger l’autonomie des patients et les droits de la personne. Je présente ici certains éléments à prendre en considération dans les réflexions sur les implications d’aller à l’encontre de sa conscience en médecine clinique.
Impérialisme réglementaire en médecine
Il se présente de nombreuses situations difficiles et imprévues dans le vaste champ de la pratique clinique et des spécialités médicales (Tableau 1)2–8. Des médecins de tous azimuts sont de plus en plus confrontés à des scénarios cliniques compliqués qui exigent une prise de décision éthique difficile. Si un médecin n’est pas d’accord avec la demande d’un patient ou avec ce que dictent les décideurs, une confrontation éthique peut survenir—une situation qui peut causer beaucoup de stress aux médecins. En tant que communauté médicale, sommes-nous déterminés à préserver la liberté de conscience des médecins ou sommes-nous prêts à ce que d’autres prédéterminent notre comportement?
Exemples de situations cliniques pouvant causer des tensions sur le plan de l’éthique ou un refus par acquit de conscience
La majorité de la profession convient que les médecins ne devraient jamais faire ce qu’ils croient être moralement mal, quoi qu’en disent de présumés experts9. Pourtant, certains gouvernements, des commissions des droits de la personne et des responsables de la réglementation de la médecine ont commencé à se demander si le refus de participer à une intervention médicale légale pourrait être inacceptable. Certains éthiciens estiment que les médecins qui refusent, par acquit de conscience, d’exécuter des procédures légales offrent des services médicaux incomplets et ne s’acquittent pas de leurs obligations de soigner leurs patients10. La Commission ontarienne des droits de la personne est d’avis que les médecins devraient « laisser au vestiaire » leurs opinions personnelles lorsqu’ils fournissent des soins médicaux, même si ces points de vue sont des convictions morales sincères11. De plus, certains professionnels du droit prétendent que les médecins qui croient avoir droit de subordonner le désir de bien-être de leurs patients pour servir leur propre moralité ou conscience personnelle ne devraient pas exercer la médecine clinique12. Le fait d’aller à « l’encontre du courant » en raison d’une conviction éthique ou par acquit de conscience est souvent qualifié de « manque de professionnalisme » et dénigré comme s’il s’agissait de servir ses propres intérêts au lieu de fournir des soins optimaux.
Comment les professionnels de la santé devraient-ils réagir dans des situations polarisantes13? Certains font valoir que c’est aux médecins que revient la responsabilité de préserver la norme de soins—cet algorithme éthéré qui définit ce que la communauté des cliniciens juge supposément approprié et la grille selon laquelle est évalué le rendement d’un médecin. Les prises de position au sujet de la norme de soins sont de plus en plus répandues et semblent dicter ce qui est attendu des médecins dans des situations cliniques. Cette approche comporte des désavantages considérables.
La norme de soins a souvent pour origine les guides de pratique clinique. Malheureusement, la plupart de ces guides sont influencés, et de beaucoup, par des intérêts commerciaux14–19. Ces constatations ont remis en question la crédibilité des processus actuels d’élaboration des guides et de la norme, car de nombreux conflits d’intérêts flagrants ont été mis en évidence dans les ouvrages scientifiques15,19–21.
Les impératifs de la norme de soins sont souvent désuets en raison de la lenteur de la transposition des connaissances22–25 et des longs intervalles entre les révisions des lignes directrices26. Les connaissances peuvent changer rapidement et les dogmes deviennent vite dogmatiquement incorrects. Par conséquent, les médecins qui se tiennent au fait des plus récentes publications de recherche, assistent à des conférences et adoptent des pratiques conformes aux études actuelles peuvent être considérés « en dehors de la boîte » et en dissonance avec les points de vue des guides de pratique démodés qui tirent de l’arrière par rapport aux nouvelles découvertes.
Contrairement aux questions scientifiques, la plupart des questions éthiques font appel à un jugement subjectif et leur solution ne se trouve pas par une recherche empirique. En conséquence, s’il est impossible de déterminer objectivement que l’un ou l’autre de 2 pôles est juste, les tenants des 2 côtés de l’argument doivent concéder qu’il y a au moins une certaine possibilité que leurs opposants puissent avoir raison27. Dans une société pluraliste sans vision commune de ce qui est bien ou bon, l’application d’une norme de soins dogmatique à des questions d’éthique subjectives peut être arbitraire et partiale, et constituer un outil pour faire respecter les impératifs réglementaires des décideurs. En tant que telles, les lignes directrices de la norme de soins pourraient ne pas être appropriées pour juger de manière crédible les actes liés à des questions d’éthique en médecine clinique.
La question se pose alors pour savoir si les médecins compétents devraient avoir la liberté de faire ce qu’ils croient être juste et d’agir selon ce qu’ils croient être dans l’intérêt supérieur des patients, ou encore s’ils doivent être confinés à ce que les régulateurs en autorité jugent approprié.
Eléments à considérer à la croisée des chemins
La tendance émergente à restreindre le droit des médecins de choisir dans des situations cliniques soulève de nombreuses questions qui méritent réflexion.
Durant toute l’histoire de la médecine, les progrès louangés en médecine se sont généralement produits parce que des médecins consciencieux ont courageusement dévié du statu quo. Le nouveau professionnalisme écrasera-t-il l’iconoclasme, exigera-t-il la conformité ou une disposition à faire ce qu’on considère moralement mal ou irrespectueux de l’éthique afin de pouvoir faire partie de la communauté médicale et y demeurer?
Une politique qui force des professionnels de la santé à agir à l’encontre de leur propre jugement convertira les médecins en serviteurs technologiques compétents au lieu de professionnels qui évaluent et prennent en charge chaque patient selon leur propre sagesse et leur jugement. Cette transition concorde-t-elle avec notre mandat en tant que professionnels de la santé?
Il est allégué que le maintien d’une « conscience professionnelle » distincte, ayant préséance sur la « conscience personnelle » dans des situations professionnelles, permettra aux médecins anticonformistes de participer pleinement à la pratique professionnelle tout en adhérant à leurs convictions personnelles. Cette conscience professionnelle permettrait aux médecins de se conformer à la norme de soins, tout en préservant leur code moral personnel dans leur vie privée. Si certains acceptent la notion de « flexibilité morale » et du divorce entre leurs valeurs personnelles et leur comportement professionnel, d’autres maintiennent qu’une moralité changeante se traduit par une inaptitude morale et que le maintien de valeurs contradictoires modifiables selon les circonstances défie la définition même de la conscience. Une personne peut-elle légitimement « ne pas commettre de malfaisance » tout en faisant ce qu’elle croit sincèrement être un préjudice?
La proposition d’obliger les médecins de soins primaires à demander une consultation pour des interventions qu’ils jugent odieuses a suscité beaucoup de controverse. Les médecins respectueux de l’éthique demandent une consultation à d’autres collègues s’ils croient que ces derniers procéderont à des interventions pour améliorer le bien-être d’un patient. Référer sciemment un patient à un collègue qui, selon toute vraisemblance, agira d’une façon que nous jugeons destructive ou contraire à l’éthique serait de faire abstraction de l’objectif fondamental de la consultation et de se faire le complice du préjudice. Par exemple, plus de 80 % des médecins de soins palliatifs s’opposent à l’aide médicale à mourir et ne veulent pas y participer28. Une politique de demande de consultation obligatoire forcera ces spécialistes des soins en fin de vie à référer leurs patients à un autre qui exécutera la demande du patient et le patient. Quel effet cette politique pourrait-elle avoir sur le moral et sur l’effectif déjà restreint des médecins en soins palliatifs?
Que dire des médecins qui ont prêté le Serment d’Hippocrate, le fondement de l’éthique médicale depuis les tout débuts de l’histoire de la médecine occidentale? Ces médecins ont juré de ne jamais commettre de mal et de protéger la vie, de la conception jusqu’à la mort naturelle. Dans le serment, ils ont aussi juré ce qui suit : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion»29. Certains ordres de réglementation seraient-ils sur le point de forcer explicitement des médecins à briser leur serment? Quelle est la valeur d’un serment si les responsables de la réglementation forcent leurs membres à l’enfreindre? En outre, les conseils donnés aux patients de consulter un autre médecin ne sont-ils pas un moyen de « suggérer la façon de faire » et d’ainsi trahir ce serment fondamental?
L’intrusion potentielle d’organismes non médicaux, comme les commissions des droits de la personne, dans les décisions de pratique clinique suscite la confusion. De telles commissions sont supposément responsables de protéger la diversité, d’assurer le respect des droits de la personne et de combattre la discrimination. La politique d’obliger des médecins respectueux de l’éthique à faire ce qu’ils croient être mal ou contraire à l’éthique démontre une intolérance suprême à l’égard des points de vue et des choix divergents, précisément à un moment où, au Canada, ces commissions demandent plus de tolérance, font la promotion du libre choix et proclament le respect de la diversité. Une telle intolérance par les commissions envers des médecins consciencieux n’est-elle pas de la discrimination fondée sur l’orientation éthique?
Les commissions des droits de la personne prétendent-elles avoir la perspicacité clinique ainsi que la connaissance de la science et de la recherche médicales nécessaires pour se faire, avec autorité, les arbitres dans des questions compliquées, reliées aux complexités et aux nuances qui existent dans les interactions et les relations entre médecins et patients? Les médecins auront-ils le droit d’exprimer leurs opinions sincères aux patients seulement s’ils disent les « bonnes » choses selon la grille des commissions et jouiront-ils de la liberté de dispenser des soins seulement dans la mesure où ils choisissent la façon clinique de procéder approuvée par ces commissions?
Selon le Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario, la discrimination est un acte, une décision ou une communication qui résulte en un traitement injuste d’une personne ou d’un groupe, soit en imposant un fardeau ou en refusant un droit, un privilège ou une possibilité dont jouissent les autres30. La Charte canadienne des droits et libertés stipule explicitement que tous les citoyens canadiens jouissent de la liberté de conscience31. Une politique générale de refus de la liberté de conscience s’appliquant aux médecins n’est-elle pas un affront à la Charte et une discrimination flagrante (selon la définition du Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario) contre un grand groupe de médecins? Une politique qui force des professionnels sincères et soucieux d’autrui à poser des actes qu’ils jugent néfastes ou contraires au bien et au professionnalisme n’est-elle pas l’imposition d’un lourd fardeau?
En 2013, le Collège des médecins du Québec publiait un avertissement aux médecins leur disant d’arrêter de faire des tests de la virginité32, malgré la demande des patients. Le président du Collège a qualifié les tests de virginité « d’outrageux, répugnants, inappropriés et inacceptables »32. De plus, les médecins consciencieux qui refusaient systématiquement d’acquiescer à de telles demandes d’actes légaux étaient considérés courageux et honorables. Alors, la conscience estelle « juste » si les collèges sont d’accord et « mauvaise » quand les collèges en jugent autrement? Une telle incohérence ne laisse-t-elle pas entendre que le nœud de la question ne se situe pas réellement dans les « droits des patients » ni dans la « conscience »?
Certains font valoir qu’un refus conscient fondé sur la science est honorable, mais s’il se base sur la moralité ou la conscience, il est inacceptable. Webster et Bayliss décrivent le résidu moral comme étant le sentiment que chacun de nous porte en soi de temps à autre dans nos vies lorsque, face à une détresse morale, nous nous sommes sérieusement compromis ou nous nous sommes laissé compromettre33. On a défini le préjudice moral comme étant les conséquences de commettre un acte qui transgresse des convictions ou des attentes éthiques profondément ancrées, d’omettre de l’empêcher, d’en être témoin ou d’en avoir pris connaissance34. La prise en compte du traumatisme personnel qui peut être causé à des personnes obligées d’agir à l’encontre de leur conscience morale est une partie importante de cette discussion. Souhaitons-nous exercer notre profession dans un milieu qui inflige un traumatisme moral aux médecins?
L’idée de refuser le droit de conscience aux médecins a principalement pour origine des groupes comme des éthiciens et des avocats bien éloignés de la médecine clinique. Une telle intrusion anti-choix fait preuve d’un manque de respect pour la compétence, les habiletés et l’intégrité des professionnels de la santé, et a le potentiel d’influencer négativement la motivation des médecins et la relation médecin-patient. La communauté médicale est-elle prête à accepter une telle imposition malvenue de valeurs?
Le refus de la liberté de conscience exige la juxtaposition paradoxale du meilleur jugement clinique d’un médecin et du rejet de ce jugement si les patients ou les responsables de la réglementation ne sont pas d’accord. Que fera cette incohérence aux soins cliniques et à la motivation de la profession?
Étant donné que les patients préservent la liberté de choisir leurs médecins, ils préféreront et choisiront probablement les médecins qui feront de leur mieux pour eux en tout temps, qu’importe ce que les décideurs jugent approprié. Qu’arrivera-t-il à la confiance du patient et à la relation médecin-patient si les patients se rendent compte que leurs médecins doivent se plier à des exigences réglementaires? Comment les soins aux patients seront-ils affectés si des dogmes autoritaires euthanasient la conscience de médecins respectueux de l’éthique et les forcent à agir à l’encontre de leur propre conscience?
Enfin, l’éthique n’est pas un enjeu noir ou blanc et il persiste toujours un certain degré d’incertitude27. Les opinions évoluent en réponse aux nouvelles recherches, aux nouvelles pensées, aux nouvelles attitudes et aux nouvelles expériences. Certaines choses considérées viles il y a quelques années sont maintenant encensées; certaines choses acceptables il y a quelques années sont maintenant considérées viles. Le travail en éthique est dynamique et continu. Compte tenu du degré d’incertitude présent dans les situations éthiques nuancées, les responsables de la réglementation, les commissions des droits de la personne, les experts du droit ou les politiciens ont-ils un acumen transcendant absolu pour déterminer et juger ce qui est juste en définitive dans des situations cliniques difficiles?
En conclusion
On dit que la réglementation de la profession médicale se fait dans l’intérêt du public. Il est essentiel que les médecins se soumettent à une réglementation intelligente afin de garantir la compétence médicale et d’empêcher et punir les infractions au comportement professionnel et éthique. C’est là la marque distinctive de la prestation de soins de santé crédibles. Une politique de décideurs qui force les professionnels de la médecine à larguer leur boussole morale, à défier leur propre conscience, à commettre ce qu’ils croient contraire à l’éthique ou nuisible, et à abandonner les valeurs et les normes de toute leur vie pour participer à des soins qu’ils jugent destructeurs ou inadmissibles est une tout autre question.
Comme l’a reconnu il y a longtemps Hippocrate, auteur du serment qui porte son nom et père de la médecine scientifique occidentale, la personnalité et les vertus de chaque médecin son essentielles à des soins de santé de grande qualité35. Il est crucial d’éviter de préjudicier l’intégrité éthique des médecins dotés de principes. Obliger les médecins à faire ce qu’ils croient être moralement mal ou répréhensible est la recette pour briser leur caractère et entraîne des conséquences considérables sur les plans individuel et sociétal36. Tandis qu’approche le rouleau compresseur pour subordonner la liberté et l’autonomie individuelles30, les médecins devraient examiner sérieusement les implications de l’abdication de la sacrosainte relation médecin-patient au profit des maîtres de la politique et de la réglementation.
Compte tenu de la pandémie négligée et grandissante de maladies chroniques38,39, de la déplorable pénurie de soins palliatifs pour ceux qui souffrent39 et du manque d’accès constant à des soins primaires de base pour de nombreuses personnes40, les ordres de médecins devraient peut-être consacrer leur énergie à accomplir leur mandat de « protéger le public », plutôt que de dépenser du temps et des ressources à intimider des médecins crédibles qui agissent en toute bonne conscience au service de leurs patients.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the April 2016 issue on page 293.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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