Une première ligne forte entraîne une meilleure santé des populations et une diminution des inégalités en matière de santé1. Elle s’appuie sur une équipe de professionnels dans laquelle le médecin de famille joue un rôle prépondérant2. Un des objectifs d’une première ligne performante consiste à fournir à chaque citoyen un médecin de famille, et ce, en raison des bénéfices de santé associés à l’habitude de consulter le même médecin ou la même clinique3,4. Or, lors de la dernière enquête du Commonwealth Fund, 22 % de la population canadienne déclarait ne pas avoir de médecin de famille; au Québec, ce pourcentage s’élevait à 28 % de la population de 18 ans et plus5.
De nombreux facteurs expliquent cette problématique. Au Québec, le ratio des médecins de famille par habitant est plus élevé que la moyenne canadienne (116 par 100 000, comparativement à 111 par 100 0006). Or, la proportion des médecins de famille offrant des services en deuxième ligne s’est accrue, passant de 33 % en 2004–2005 à 37 % en 2010–20117. On note également une différence dans la pratique des médecins de famille en fonction du nombre d’années d’expérience. En 2010–2011, les médecins de 10 années et moins d’expérience de travail qui offraient des soins de deuxième ligne étaient proportionnellement plus nombreux à le faire que les médecins de 20 années et plus d’expérience (63 % comparativement à 24 %). Les médecins plus expérimentés assurent donc la majorité de la prise en charge de la clientèle, occupant à eux seuls 69 % des activités en première ligne8. Le Québec est aussi la seule province canadienne où les médecins de famille sont soumis à des activités médicales particulières (AMP). Cette politique provinciale oblige les médecins de famille ayant 10 années et moins d’expérience à effectuer, pendant un minimum de 12 heures par semaine, une activité jugée prioritaire par la région. Le type d’activités priorisé vise principalement à répondre à la demande en établissement9.
Le genre, la rémunération, le contexte géographique dans lequel le médecin évolue et le système de valeurs du médecin sont autant de facteurs qui peuvent expliquer pourquoi les nouveaux médecins de famille font de moins en moins de prise en charge en première ligne10–13. Certains facteurs, dont le rôle des infirmières en première ligne et les modèles de rôles, gagneraient à être mieux connus. L’objectif de cette étude est d’analyser les facteurs influençant les médecins de famille récemment en pratique à faire de la prise en charge d’une clientèle en première ligne au Québec.
Afin de structurer les facteurs susceptibles d’influencer la prise en charge, un cadre conceptuel adapté des travaux de Chaudoir et coll.14 et à ceux de Borgès Da Silva10, et comportant quatre catégories de facteurs interreliés a été proposé (Figure 1).
MÉTHODES
Un devis mixte séquentiel a été utilisé, comportant une enquête sous forme de questionnaire en ligne auto-administré et des entrevues individuelles et semi-dirigées. La région administrative de la Montérégie a été sélectionnée puisqu’elle est la deuxième région la plus populeuse du Québec et offre une diversité de territoires urbains, semi-urbains et ruraux. Les participants ont été identifiés à partir d’une liste fournie par le Département régional de médecine générale (DRMG) de la Montérégie, qui répertorie tous les médecins de famille ayant un poste dans la région. Le questionnaire a été envoyé à tous ceux ayant 10 années et moins d’expérience (n = 370). Les envois ont été effectués en novembre 2013 par courriel lorsque disponible (n = 239), sinon par télécopieur (n = 58) ou par courrier postal (n = 73). Le questionnaire comportait 34 items à choix de réponses (10 minutes) et visait à caractériser la pratique du médecin ainsi qu’à documenter sa perception quant à l’influence des facteurs sur la prise en charge. La prise en charge a été définie comme le fait de suivre et de soigner à long terme en première ligne une clientèle circonscrite pour laquelle le médecin considère être le principal médecin responsable. Des analyses descriptives ont été effectuées afin d’identifier les principaux facteurs influençant la prise en charge.
L’objectif du second volet était de mieux comprendre l’influence des facteurs identifiés par l’enquête sur la prise en charge. Le guide d’entrevue portait sur le parcours professionnel et la pratique actuelle, les facteurs facilitants et les obstacles à la prise en charge ainsi que les pistes de solutions préconisées pour inciter les nouveaux médecins de famille en prise en charge. Ainsi, les entrevues ne visaient pas les médecins de famille ne faisant aucune prise en charge puisqu’une certaine expérience était souhaitée. Une diversité des participants a été recherchée (genre, années d’expérience, temps consacré à la prise en charge et milieux de prise en charge). Les entrevues ont été menées auprès de 10 médecins faisant de la prise en charge et ayant accepté, dans le questionnaire, d’être contactés. Les entrevues ont été réalisées en face à face et ont duré en moyenne 60 minutes. Les entrevues ont été enregistrées et transcrites. Les verbatim ont été codés et analysés par thèmes (NVivo 10). L’étude a été approuvée par le comité éthique du Centre de recherche de l’Hôpital Charles-Le Moyne.
RÉSULTATS
Profil des répondants
Des 370 médecins sollicités, 4 n’étaient pas admissibles (hors province, retard de début de pratique, plus de 10 années d’expérience) et 118 ont complété le questionnaire, pour un taux de réponse de 32,2 %. Les répondants ont été comparés à l’ensemble des médecins sollicités à partir des renseignements disponibles sur la liste du DRMG. Fait significatif, plus de femmes et de médecins de moins de 5 années d’expérience ont complété le questionnaire (P < ,05; Tableau 1).
Comparaison des répondants à l’enquête auprès de l’ensemble des médecins de famille sollicités
En moyenne, les répondants consacraient 40,4 % de leur temps de travail à faire de la prise en charge, avec une grande variabilité (écart-type de 31,8 %). Le quart des répondants (25,4 %) ne faisait aucune prise en charge, 7,6 % des répondants y consacraient moins du quart de leur temps et 44,9 % y consacraient plus de la moitié de leur temps.
Facteurs facilitants et obstacles à la prise en charge
Enquête
Sur les 34 items du questionnaire, 19 portaient spécifiquement sur l’influence des facteurs sur la prise en charge; les autres items référaient aux caractéristiques du médecin et de sa pratique actuelle. Pour chacun des 19 items, les répondants de l’enquête devaient indiquer leur perception de l’influence des facteurs sur le temps consacré à la prise en charge selon le choix de réponse suivant : encourage beaucoup à faire de la prise en charge, encourage un peu, aucun effet sur la prise en charge, décourage un peu, décourage beaucoup ou ne s’applique pas. Les facteurs influençant la prise en charge sont présentés dans le Tableau 2. Ils ont été classés en deux étapes. Le premier classement visait à préciser s’il s’agissait d’un obstacle à la prise en charge, c’est-à-dire les items ayant le plus de répondants découragés un peu ou beaucoup par ce facteur, ou s’il s’agissait d’un facteur facilitant, c’est-à-dire les facteurs où une majorité de répondants se sont dits encouragés (un peu ou beaucoup). Ensuite, les facteurs facilitants ont été classés par ordre décroissant d’importance, soit la somme des catégories « encourage beaucoup » et « décourage beaucoup », afin de mettre en évidence la force de l’effet, indépendamment du sens de celui-ci. Le même classement a été effectué pour les obstacles à la prise en charge.
Facteurs facilitants et obstacles à la prise en charge selon la perspective des répondants à l’enquête
Des analyses bivariées (χ2) de ces résultats ont été effectuées en fonction du sexe, du nombre d’années d’expérience et du pourcentage de temps consacré à la prise en charge. Ces résultats sont présentés dans un rapport plus détaillé15.
Entrevues individuelles
Les entrevues ont permis d’explorer davantage le rôle des principaux facteurs identifiés par l’enquête. Le profil des 10 répondants aux entrevues est présenté au Tableau 3. Le nombre d’entrevues a été fixé à l’avance, pour une question de faisabilité puisque les répondants aux entrevues étaient rémunérés à l’aide d’une banque d’heures attribuée par le DRMG pour la participation à des activités touchant la planification médicale dans la région. Avec ce nombre, nous avons observé une saturation d’information pour plusieurs facteurs à l’étude.
Principales caractéristiques des 10 participants aux entrevues
Les thèmes abordés ont été classifiés selon le cadre conceptuel. Une question ouverte sur le choix de faire de la prise en charge était d’abord posée. Ensuite, des questions plus spécifiques sur les principaux facteurs étant ressortis lors de l’enquête (si non abordés spontanément lors de la question ouverte) permettaient de mieux en comprendre l’impact. Ces informations ont également permis de trianguler les résultats de l’enquête. De nouveaux facteurs ont émergé des entrevues, dont le mentorat et l’intérêt pour une pratique hospitalière.
La relation à long terme avec les patients était à la base du choix de carrière d’une majorité de médecins interrogés. Ce type de suivi implique, par contre, un niveau élevé de responsabilité, pouvant représenter un fardeau sur la pratique de certains médecins.
Moi ce qui m’a vraiment attiré pendant ma résidence, c’est le rapport qui se développe avec les patients et leurs familles.
C’est très valorisant de suivre les patients puis surtout au fil des années, tu apprends à les connaître, puis de faire une prise en charge globale. … ça peut être un peu lourd aussi parfois. Le niveau de responsabilité est quand même élevé.
Plusieurs médecins interrogés appréciaient le rythme et la diversité des activités liées à la prise en charge. Selon eux, la pratique hospitalière contribuait à diversifier leurs activités et facilitait le maintien des compétences. La vaste majorité des médecins maintiendraient leur pratique à l’hôpital même en l’absence de l’obligation liée aux AMP. « Ça permet de voir un petit peu les pathologies en aigu aussi … c’est super stimulant. Mais s’ils enlevaient les AMP, je pense que je continuerais quand même. »
La collaboration avec une infirmière pour les soins aux patients était perçue comme attrayante, mais des obstacles financiers et organisationnels nuisaient à l’ajout d’infirmières.
C’est sûr que ça serait mieux d’avoir plus d’infirmières, je pourrais probablement assurer un plus grand débit. Mais ce n’est pas vraiment possible présentement comment c’est fait là, avec les ressources actuelles.
Pour plusieurs, la présence d’une équipe multidisciplinaire était un atout à leur pratique, leur permettant d’améliorer les soins, d’alléger leur travail et de partager la responsabilité liée aux clientèles plus vulnérables, particulièrement celles en santé mentale.
Notre intervenante pivot qui est super fiable, on peut référer à cette personne-là. Donc, c’est bien pour la femme qui est dans le besoin puis c’est l’fun pour nous aussi parce que tout ne croule pas sur nos épaules quand quelqu’un vit une situation difficile.
Certains médecins interrogés voyaient les tâches administratives comme inhérentes à leur pratique. Ils ont surtout mentionné la délégation (secrétaire, infirmière) de certaines tâches et l’informatisation des dossiers comme solutions à l’ampleur des tâches.
Moi, ce n’est pas vraiment quelque chose qui m’irrite. Ça fait partie de la job puis bon, je ne prends pas nécessairement du plaisir à le faire comme j’apprécie de rencontrer des patients.
Moi l’informatique, j’ai vu une grosse amélioration, tu restes moins longtemps après le bureau.
Les expériences de prise en charge lors de la résidence en médecine familiale variaient parmi les médecins, de même que l’impact de cette expérience sur leur choix.
Ça l’a pas mal confirmé mon idée que j’aimais quand même faire de la prise en charge.
Pendant ma résidence, je voyais ça comme du temps à faire dans un système qui ne concordait pas à ce que j’allais faire plus tard, puis ça n’a pas teinté mon désir. Parce que j’avais déjà ma conception de faite.
Pour améliorer l’expérience de formation, certaines pistes ont été soulevées, dont le suivi de patients sur plus de 6 mois, l’allègement des tâches administratives et une plus grande diversité de la clientèle suivie pour développer l’intérêt et le sentiment de compétence.
La perception de l’accès aux ressources spécialisées et aux plateaux techniques variait. Une connaissance adéquate des ressources de la région semblait être un préalable nécessaire. Pour plusieurs médecins, le manque d’accès aux ressources causait des sentiments d’isolement, d’impuissance ou de frustration. Selon les répondants, certains aspects de la collaboration avec les spécialistes gagneraient à être améliorés, notamment l’accessibilité aux consultations téléphoniques et la connaissance des délais d’attente. De plus, la secrétaire médicale et l’infirmière auraient un rôle à jouer pour faciliter l’accès aux laboratoires.
On est là pour aider là. Si on est là puis on a l’impression qu’on n’aide pas puis qu’on tourne en rond puis que les patients, ils seraient mieux hospitalisés pour avoir leur bilan, ça n’aide pas.
La Figure 2 présente la synthèse des facteurs les plus importants, en intégrant les volets quantitatif et qualitatif de l’étude.
Synthèse des facteurs facilitants et des obstacles à la prise en charge d’une clientèle
DISCUSSION
Cette étude visait à analyser les facteurs pouvant inciter les jeunes médecins de famille à opter pour la prise en charge d’une clientèle. Près du tiers des répondants consacraient moins du quart de leur pratique à faire de la prise en charge. Les entrevues ont permis de mieux comprendre l’importance réelle de ces facteurs ainsi que le moment où ils jouaient leur rôle majeur, soit au moment du choix initial de faire de la prise en charge, en début de pratique ou une fois en pratique.
Certains facteurs tels que l’importance de la relation médecin-patient, le désir d’engagement à long terme et la perception de lourdeur de la responsabilité des patients semblent jouer un rôle sur le choix de faire de la prise en charge, ce qui est en accord avec les études récentes16–18. Le rôle de l’expérience de formation pour développer l’intérêt et le sentiment de compétence est reconnu dans le choix de carrière en médecine19. L’ampleur des tâches administratives est fréquemment citée comme un obstacle à la prise en charge11. Le mentorat pourrait être un attrait et faciliter le début de pratique en prise en charge20. Les AMP semblent avoir un impact modeste sur la prise en charge. D’autres études seront nécessaires pour corroborer ces résultats.
Limites de l’étude
Certaines limites peuvent teinter les résultats de la présente étude. Les répondants à l’enquête auraient pu être plus intéressés par le sujet ou avoir une perception sur la prise en charge différente des non-répondants, d’autant plus que les hommes et les médecins ayant plus de 5 ans d’expérience étaient sous-représentés dans l’échantillon. Par ailleurs, l’influence des facteurs a été mesurée sous forme de perception. Il est possible que celle-ci ait été surestimée ou sous-estimée selon le jugement du répondant. Enfin, puisqu’il s’agissait d’une étude en Montérégie, il est possible que les résultats ne reflètent pas bien la réalité des régions éloignées et isolées du Québec. Cependant, la diversité des milieux en Montérégie (ruraux, urbains et semi-urbains) nous permet de croire que plusieurs résultats de l’étude pourraient s’appliquer à l’ensemble du Québec.
Conclusion
L’étude montre qu’un meilleur soutien à la première ligne contribuerait à inciter les jeunes médecins de famille à faire de la prise en charge. La création de corridors d’accès, particulièrement en santé mentale, les incitatifs à la collaboration en équipe multidisciplinaire (incluant l’infirmière) et l’informatisation des dossiers sont tous susceptibles de rendre cette pratique attrayante. En outre, la pratique hospitalière semble très appréciée par les nouveaux médecins de famille. La question demeure de savoir si cet intérêt se maintient au cours de la carrière, ce qui nécessiterait d’envisager la contribution d’autres professionnels de la santé de première ligne pour répondre à la demande.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
Cette étude visait à analyser les facteurs pouvant influencer les jeunes médecins de famille à opter pour la prise en charge d’une clientèle. Près du tiers des répondants consacraient moins du quart de leur pratique à faire de la prise en charge. Les entrevues ont permis de mieux comprendre l’importance réelle de ces facteurs ainsi que le moment où ils jouaient un rôle important, soit au moment du choix initial de faire de la prise en charge, en début de pratique ou une fois en pratique.
Certains facteurs tels que l’importance de la relation médecin-patient, le désir d’engagement à long terme et la perception de lourdeur de la responsabilité à l’égard des patients semblent jouer un rôle sur le choix de faire de la prise en charge. Les activités médicales particulières semblent avoir un impact modeste sur la prise en charge.
L’étude montre qu’un meilleur soutien à la première ligne contribuerait à inciter les jeunes médecins de famille à faire de la prise en charge. La création de corridors d’accès, particulièrement en santé mentale, les incitatifs à la collaboration en équipe multidisciplinaire (incluant l’infirmière) et l’informatisation des dossiers sont tous susceptibles de rendre cette pratique attrayante.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
Collaborateurs
Tous les auteurs ont collaboré au survol de la littérature, à l’interprétation des données, ainsi qu’à la préparation du manuscrit avant sa soumission.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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