Le registraire du Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario a déclaré en 2010 que les opioïdes étaient un élément important de notre arsenal moderne pour traiter la douleur chronique non cancéreuse1. Il a fait remarquer que des directives précises sur la prescription des opioïdes étaient nécessaires et que le National Opioid Use Guideline Group avait dirigé un projet visant l’élaboration des Lignes directrices canadiennes sur l’utilisation sécuritaire et efficace des opioïdes pour la douleur chronique non cancéreuse2. Un synopsis de ces lignes directrices a été publié dans le Journal de l’Association médicale canadienne (JAMC)3, et dans le Médecin de famille canadien4,5.
Dans ces lignes directrices, les auteurs soulignent que les bienfaits, les risques et les effets secondaires à long terme d’une thérapie aux opioïdes ne sont pas suffisamment connus et qu’il faudra davantage de recherche à ce sujet2. Dans la section sur les limitations, il est mentionné que les lignes directrices ne portent que sur une seule modalité de prise en charge de la douleur chronique non cancéreuse, soit la thérapie aux opioïdes, qu’elles ne discutent pas d’autres options ni ne proposent de conseils à leur sujet2. Même si la thérapie aux opioïdes peut être un traitement d’appoint pour la douleur chronique non cancéreuse, d’autres options thérapeutiques doivent être mises en œuvre avant de recourir aux opioïdes. Nous sommes d’avis que la prescription d’opioïdes par les médecins de famille et les autres spécialistes se substitue au manque de ressources spécialisées dans la prise en charge de la douleur dans nos collectivités, et qu’elle est le point culminant de 2 décennies de « pharmacologisation » du traitement de la douleur chronique, combinées à un marketing sans scrupule de l’industrie pharmaceutique.
Des lignes directrices visant à favoriser l’utilisation sécuritaire et efficace des opioïdes étaient nécessaires, étant donné la fréquence de leur prescription et les fortes doses prescrites au cours des 15 dernières années6. Au Canada, entre le 1er janvier 2006 et le 31 décembre 2011, l’Ontario arrivait au premier rang dans les taux d’exécution d’ordonnances d’oxycodone à forte dose et de fentanyl (756 comprimés et 112 timbres, respectivement, par 1000 habitants), tandis que le plus haut taux d’exécution d’ordonnances de morphine à fortes doses se retrouvait en Alberta (347 unités par 1000 habitants)7. C’est au Québec que le taux d’exécution d’ordonnances d’oxycodone et de morphine à fortes doses était le plus bas (98 et 53 unités, respectivement, par 1000 habitants)7. De nombreuses études de recherche documentent les conséquences indésirables de la prescription d’opioïdes, y compris la dépendance et la mort8–14, tandis qu’il n’y a pas de données convaincantes confirmant que l’utilisation d’opioïdes à long terme procure des bienfaits qui surpassent les risques15–21. Les taux de décès associés aux opioïdes se sont accrus en Ontario entre 1991 et 2010, passant de 12,2 à 41,6 décès par million, une augmentation de 242 % et, dès 2010, le nombre d’années de vie potentielle perdues attribuables aux décès liés aux opioïdes (21 927 ans) excédait le nombre attribuable aux troubles liés à la consommation d’alcool (18 465 ans) et à la pneumonie (18 987 ans)11. Aux États-Unis, le taux de décès dus à des surdoses d’opioïdes d’ordonnance a plus que quadruplé entre 1999 et 201014.
Pourquoi les opioïdes sont-ils prescrits à l’excès?
Les médecins qui prescrivent des opioïdes sontils négligents dans l’exercice de leur fonction, sans compassion et ignorants? Non. Selon notre expérience, les médecins de famille expriment une intense frustration de ne pas pouvoir prescrire actuellement des interventions thérapeutiques appropriées à leurs patients souffrant de douleurs chroniques non liées au cancer. Les patients qu’ils traitent font-ils semblant ou cherchent-ils des sensations fortes de leurs médicaments d’ordonnance? Peut-être quelques-uns, mais certainement pas la majorité. La dépendance aux opioïdes en elle-même crée-t-elle un cycle terrible de toxicomanie et d’escalade du recours aux médicaments, et nécessite-t-elle des traitements bien précis? Oui. Il est temps de cesser de se blâmer les uns les autres et de réfléchir aux raisons qui sous-tendent la prescription d’opioïdes.
Diverses forces ont conduit les médecins à prescrire des opioïdes plus souvent qu’il est cliniquement nécessaire.
Manque de ressources communautaires psychologiques et sociales
La plupart des patients n’ont pas accès à l’évaluation et au traitement des facteurs qui causent ou contribuent à leurs douleurs; les services de professionnels de la santé, comme des infirmières, des physiothérapeutes, des ergothérapeutes, des psychologues et des travailleurs sociaux, ne sont pas couverts ou sont minimalement remboursés par les systèmes de santé financés par le secteur public au Canada. Ce problème est rarement discuté. Des thérapies contre la douleur fondées sur des données probantes démontrent que des soins multidisciplinaires, qui incluent les interventions de ces professionnels, peuvent aider les patients souffrant de douleurs chroniques22–26. Une approche holistique, qui intègre la prévention, le traitement actif, la réadaptation et des soins communautaires, est fortement recommandée comme traitement à privilégier22–26, mais une telle approche est rarement accessible aux médecins dans leur prise en charge de la douleur au quotidien. Burnham et ses collègues22 font remarquer combien il est difficile d’offrir des soins multidisciplinaires dans le contexte traditionnel d’une prise en charge de la douleur en clinique, sur le plan de la rémunération du médecin, de même que sur ceux de l’évaluation et du traitement des problèmes psychosociaux. Il faut financer des programmes spécifiques, et ce, au niveau communautaire. Un médecin de famille a joué un rôle de premier plan dans les efforts du programme de contrôle de la douleur chronique que décrivent ces auteurs.
Pressions sur les médecins et « pharmacologisation » du traitement de la douleur chronique
Les médecins ressentent de fortes pressions les poussant à prescrire des opioïdes comme traitement de la douleur chronique. Certaines sont bien intentionnées, comme leur désir de soulager la souffrance et leur perception, à la lumière du manque d’autres ressources que nous venons de décrire, que les opioïdes sont les outils les plus efficaces à cette fin.
Des pressions plus insidieuses viennent des fabricants de médicaments. L’implication des compagnies pharmaceutiques dans la perpétuation de la prescription d’opioïdes au cours des 2 dernières décennies est bien décrite. En 2007, la société Purdue Pharma a plaidé coupable à des accusations criminelles devant un tribunal fédéral américain d’avoir induit en erreur les médecins et les patients en affirmant, entre autres, que la consommation abusive était moins probable avec l’OxyContin qu’avec les narcotiques traditionnels. Purdue Pharma n’a pas eu à faire face aux mêmes conséquences au Canada, malgré qu’elle ait fait de fausses déclarations semblables dans notre pays27. La participation à des conférences médicales, les contributions aux cliniques de médecins et le soutien financier à la formation des médecins28 contribuent tous à alimenter l’industrie de la prescription d’opioïdes de plusieurs milliards de dollars. L’aide financière versée par des fabricants d’opioïdes à des organisations comme la Société canadienne pour le traitement de la douleur, l’American Pain Society et l’American Academy of Pain Medicine, de même qu’à des groupes de défense des patients, peut être envisagée comme du marketing déguisé sous le masque de la philanthropie.
De plus, des pressions viennent parfois des patients, en particulier ceux qui prennent déjà des opioïdes, dont plusieurs ont (sciemment ou non) une dépendance pharmacologique. Les patients peuvent ne pas être au courant des ressources à leur disposition dans la communauté ou ne pas y avoir accès. Par conséquent, ils croient que leur seul recours se trouve dans les opioïdes.
Pratiques et structure des établissements
Les hôpitaux contribuent au problème en donnant leur congé aux patients admis ou à ceux de l’urgence avec des prescriptions d’opioïdes qui doivent ensuite être renouvelées par leur médecin de famille ou d’autres médecins qui se sentent détachés du patient parce qu’ils n’ont pas rédigé l’ordonnance initiale29.
Les « cliniques de la douleur » qui offrent des traitements comme des injections, de la physiothérapie, des soins psychologiques et infirmiers existent déjà, mais les soignants dans ces cliniques ne sont pas tous régis par des normes30. Au Canada, ce personnel peut varier d’un seul médecin de famille ayant peu de formation postdoctorale à un groupe d’anesthésistes qui administrent principalement des injections ou font des blocages nerveux, en passant par des groupes rémunérés par les fabricants mêmes d’opioïdes.
Comment renverser la vapeur?
Il faut diverses stratégies pour réduire la prescription d’opioïdes et des dommages inhérents tout en améliorant les soins aux patients souffrant de douleur chronique.
La douleur chronique coûte plus cher que le cancer, les cardiopathies et le VIH combinés. Selon les estimations, les coûts directs en soins de santé pour le Canada se situent à plus de 6 milliards $ par année, et les coûts liés à la productivité en raison de pertes d’emploi et de jours de congé de maladie seraient de 37 milliards $ par année31,32. Les ressources devraient être redistribuées de manière à ce que les médecins de famille et les autres spécialistes puissent demander une consultation pour leurs patients à des services ou des établissements qui offrent du soutien en travail social, en psychologie, en physiothérapie, en ergothérapie, en ergonomie et en activités physiques. Nous croyons que ces services seraient probablement plus productifs dans les milieux de médecine familiale que dans des établissements autonomes de contrôle de la douleur. Des programmes multidisciplinaires spécifiques se sont avérés efficaces pour améliorer les résultats selon la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé chez des patients souffrant de douleur au bas du dos, de fibromyalgie et de douleur chronique33; faciliter le retour au travail des patients souffrant de lombalgies34; et augmenter l’autoefficacité et réduire les scores totaux au Questionnaire d’impact de la fibromyalgie et la douleur, à 3 mois et à 1 an35.
Les médecins devraient travailler en collaboration avec d’autres professionnels de la santé expérimentés en contrôle de la douleur. Cette tendance commence à se matérialiser. Les pharmaciens, de nouveaux venus au sein de certaines pratiques de médecine familiale en Ontario, peuvent offrir une perspective unique sur les opioïdes. Selon notre expérience, il est possible de procéder à des réductions considérables des doses d’opioïdes grâce à une combinaison d’éducation, de réévaluation de la douleur et d’interventions en travail social sur place. Si un essai de réduction de la dose n’a que peu ou pas d’effets sur le contrôle de la douleur, il est souvent accompagné d’une atténuation des effets indésirables des opioïdes qui peuvent nuire dramatiquement à la qualité de vie.
L’influence de l’industrie pharmaceutique sur la prescription d’opioïdes est immense, mais insuffisamment reconnue. Il a été recommandé que Santé Canada règlemente le marketing des médicaments susceptibles d’être utilisés abusivement et de nuire à la santé en surveillant de manière proactive les prétentions publicitaires et en interdisant certaines pratiques (p. ex. les visites de représentants de compagnies dans les cliniques médicales, la commandite de l’éducation et de la formation des professionnels de la santé)27.
Des programmes de surveillance des médicaments d’ordonnance accessibles à la fois aux pharmaciens et aux prescripteurs pourraient contribuer à une prescription plus appropriée des opioïdes, puisque les prescripteurs auraient plus d’information à leur portée. Ils seraient mieux placés pour identifier les patients susceptibles d’avoir une dépendance ou d’utiliser abusivement les médicaments et pour offrir du soutien aux patients qui ont besoin d’aide pour régler leur problème de dépendance (et assurer que de grandes quantités de ces médicaments ne se retrouvent pas dans la communauté). Les États-Unis et le Royaume-Uni se sont dotés de programmes pour limiter l’usage abusif des opioïdes (p. ex. des programmes de surveillance des médicaments d’ordonnance, une stratégie d’atténuation du risque et d’éducation produite par la Food and Drug Administration et le système ePACT qui permet aux utilisateurs autorisés d’accéder électroniquement aux données sur les ordonnances36). En Ontario, la Loi sur la sécurité et la sensibilisation en matière de stupéfiants a été mise en œuvre en novembre 2011. Le Système de surveillance des stupéfiants (SSS) représente un élément important de cette loi et saisit des renseignements sur le prescripteur, le pharmacien et le patient dans le cas de tous les narcotiques et autres médicaments à usage contrôlé dont les prescriptions sont exécutées en Ontario. Le SSS a été créé pour fournir aux décideurs provinciaux les outils leur permettant d’identifier des prescriptions possiblement inappropriées des médicaments surveillés. Une récente évaluation fait valoir que ce programme a permis de réduire la prescription injustifiée d’opioïdes37. Cette réduction s’est produite alors que le SSS fournissait principalement de l’information aux pharmaciens. Si les données étaient aussi accessibles aux prescripteurs, le programme pourrait avoir des répercussions bénéfiques plus considérables, car il permettrait d’éviter dès le départ que des ordonnances soient rédigées dans les cas où elles sont inappropriées. Si cette solution ne règle pas le manque de ressources disponibles et l’inaccessibilité à d’autres traitements pour les patients souffrant de problèmes chroniques douloureux, elle s’attaque au moins à un aspect du problème.
Il faut faire plus de recherche pour établir les caractéristiques des populations de patients qui bénéficieraient de traitements à long terme aux opioïdes.
Il faut plus de possibilités de formation qui intègrent les principes du contrôle de la douleur dans les nombreuses disciplines de la médecine concernées, notamment la rhumatologie, la neurologie, la chirurgie orthopédique et la cardiologie, et ce, dans la formation prédoctorale et postdoctorale. Il est utile d’axer l’enseignement spécifique à la douleur dans le contexte de blocs de formation précis, mais la douleur est un symptôme trop commun pour restreindre cet enseignement à un seul moment particulier du cursus.
Il faudrait élaborer des lignes directrices générales sur la prise en charge de la douleur chronique non cancéreuse. Elles pourraient servir à normaliser les traitements et à atteindre l’objectif de promouvoir les traitements multidisciplinaires.
Conclusion
Les médecins veulent traiter leurs patients souffrant de douleur chronique de manière éthique et efficace, mais les obstacles à des soins de grande qualité sont nombreux. Le manque de ressources sur les plans psychologique et social dans nos communautés de même que les pressions internes et externes exercées sur les médecins nuisent au traitement de ces patients et contribuent à une prescription excessive d’opioïdes par des médecins bien intentionnés, et la dépendance devient un fardeau additionnel pour les patients et la société11.
Une pièce fondamentale du casse-tête des opioïdes est de comprendre comment nous en sommes venus à une telle situation. Même s’il importe de dépister le potentiel de dépendance de nos patients2 et de conclure des ententes sur la consommation des opioïdes, il est tout aussi important de répondre aux besoins sociétaux et au manque de ressources offertes pour aider ceux qui souffrent de douleur chronique non cancéreuse. Les médecins, leurs organisations professionnelles, les collèges et les associations de médecins devraient revendiquer un meilleur accès aux ressources pour le contrôle de la douleur chronique si nous voulons réduire les prescriptions d’opioïdes et les préjudices qui s’ensuivent. Il est nécessaire d’entamer un nouveau dialogue concernant le traitement de la douleur chronique. Plutôt que de se limiter à verser des indemnités pour invalidité et à promulguer des lignes directrices, il est temps que les régimes d’assurance-maladie investissent et organisent des interventions efficaces et créatrices en matière de douleur chronique. Les patients qui souffrent méritent de meilleurs traitements, plus sécuritaires et plus complets.
Remerciements
Nous remercions Gloria Baker, agente de recherche auprès de la Division de la médecine physique et réadaptation du Département de médecine de l’Université d’Ottawa, pour sa précieuse révision de cet article.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the June 2016 issue on page 465.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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