À quoi bon traiter la maladie des gens si on les renvoie aux circonstances qui les ont rendus malades1?
Il s’agit du troisième article d’une série portant sur la responsabilité sociale de la médecine familiale. Les commentaires précédents décrivaient la portée de la responsabilité sociale2 et le (micro) niveau clinique auquel les médecins de famille peuvent actualiser la responsabilité sociale envers chaque patient individuellement3. Dans le présent article, nous passons à l’échelle supérieure du mésoniveau : la communauté plus large et le contexte géographique dans lequel se situe le travail médical clinique et universitaire. Il s’agit de la mobilisation, de l’éducation, de la formation et du développement professionnel continu au niveau communautaire.
Le quatrième et dernier article de cette série examinera le niveau des politiques et de la population (macro), dans lequel les médecins de famille doivent agir en tant que promoteurs de la santé au sein du complexe environnement politique du Canada pour atteindre les meilleurs résultats en matière de santé pour tous les Canadiens.
Entre le large macroniveau et notre travail au micro-niveau auprès de chaque patient et de chaque famille se trouve celui où des communautés de médecins sont appelées à desservir des communautés de patients : le mésoniveau.
Relations: médecin-patient, médecin-communauté, médecin-société
La médecine a la tradition de s’attendre de ses praticiens qu’ils établissent et entretiennent une relation médecin-patient. C’est là où les médecins de famille se sentent le plus à l’aise et compétents. Toutefois, il est devenu difficile de le faire dans des systèmes de santé de plus en plus fragmentés et surspécialisés, caractérisés par des soins épisodiques et techniques. Parce que la médecine familiale est une discipline communautaire4, nous sommes appelés à contextualiser et à répondre à des facteurs qui font en sorte que nos patients sont ou non en santé. Cet élargissement de la portée de nos relations nous entraîne au-delà de nos patients individuels et nous mène vers les causes d’un mauvais état de santé qui interviennent à une échelle plus large.
Lors de la Conférence William Pickles de 1996, Ian McWhinney a cerné 4 différences qui distinguent les omnipraticiens des spécialistes5. L’une d’entre elles est que les généralistes voient leurs patients d’une manière organismique plutôt que mécanistique, c’est-à-dire comme étant des êtres complexes qui interagissent et sont intimement liés avec leur famille, leurs communautés et la société dans son ensemble, tous des éléments qui influent sur leur santé. Étant des médecins organismiques, il s’ensuit que nous ne devrions pas nous limiter à considérer la santé et la maladie comme des entités et des responsabilités individuelles, ni devrions-nous limiter notre rôle à n’agir que sur le plan individuel. En tant que médecins généralistes, nous avons le pouvoir, l’influence, la responsabilité professionnelle, le cadre éthique et, par conséquent, l’obligation de prendre en compte les déterminants plus larges de la santé qui touchent non seulement les individus, mais aussi les communautés et l’ensemble de la société, et d’agir pour les influencer. Des données scientifiques convaincantes prouvent d’ailleurs qu’une telle approche fait une différence6.
À titre de communautés de médecins, nous avons l’obligation d’agir ensemble pour servir nos communautés partenaires de patients, de gestionnaires du système de santé, de décideurs, d’enseignants et de chercheurs. Quoique ce soit essentiel, il ne suffit pas de simplement composer avec les patients qui nous consultent. Il faut aussi réfléchir aux influences qui nous les amènent et agir pour assurer la présence de ressources locales et régionales qui représentent les plus importantes et les meilleures expressions de nos communautés se souciant les unes des autres.
L’article précédent sur le microniveau nous interpelait pour que nous connections nos patients avec les ressources communautaires en matière d’aide au revenu, de logement, d’éducation, de remboursement des prescriptions, ainsi que d’entraide et de services sur les plans clinique et social2. Dans chacun de ces domaines, les médecins de famille peuvent influencer la qualité, l’accessibilité et l’efficacité de ces importants facteurs pour la santé et le bien-être de nos patients dans nos communautés respectives.
Comment pouvons-nous être d’efficaces promoteurs de la santé au mésoniveau? Par exemple, les médecins devraient-ils s’impliquer dans les processus d’admission de nos facultés de médecine locales pour que soient acceptés les étudiants les plus susceptibles de répondre aux besoins de nos communautés (sur les plans géographique, culturel, socioéconomique, etc.)? Devrions-nous nous engager davantage dans l’adoption d’un comportement collectif plus juste et équitable dans nos communautés (évaluer les capacités et les atouts de la communauté, miser sur les ressources et les profils de compétences locaux, participer à des groupes locaux de défense des intérêts, etc.)7? Invariablement, les médecins de famille sont témoins des tendances et des habitudes en matière de santé dans leurs communautés. Devrions-nous au moins en témoigner et attirer l’attention de nos communautés sur les problèmes locaux qui rendent malades nos patients (sources de contamination, manque de loisirs, besoin de programmes sociaux et de nutrition dans les écoles, etc.)?
Ces questions peuvent générer une liste intimidante de demandes à l’égard de notre si précieux temps. Elles peuvent engendrer un mélange bouleversant de sentiments de frustration, d’impuissance et de culpabilité si nous ne résistons pas à cette influence. Cependant, 2 facteurs peuvent adoucir la situation. D’abord, au mésoniveau, les déterminants de la santé sont particuliers au contexte et, si nous gardons les yeux ouverts, nous pouvons aisément évaluer ceux qui pourraient se prêter à des interventions. Deuxièmement, notre situation professionnelle en tant que médecins nous ouvre des portes et nous confère une influence refusée à d’autres citoyens. Ce que nous faisons peut avoir des effets réels sur la santé et le bien-être de nos patients. De plus, nos actions peuvent même faciliter certains éléments de nos soins au microniveau et, par conséquent, notre travail.
Le travail des médecins de famille au mésoniveau se situe essentiellement dans un engagement conjoint envers les systèmes de santé en fonction des besoins de la population. Les éléments constitutifs de ces systèmes sont entre nos mains au niveau de la communauté. Même si nous ne pouvons pas nous attendre à nous impliquer dans tous les enjeux de notre communauté, nous sommes bien placés pour regarder en amont les causes proximales du mauvais état de santé de nos patients. Il est bien connu que ces déterminants en amont ont de plus grandes répercussions sur la santé de nos patients que nos soins cliniques auprès de chaque patient, peu importe la grande qualité de leur prestation8. En tant que sentinelles surveillant la santé de la population dans nos collectivités locales, nous avons à la fois la possibilité et l’obligation d’influencer certains de ces déterminants en amont.
Diane, notre patiente de 40 ans, qui souffre de multiples problèmes médicaux et a récemment reçu un diagnostic de cancer du col, a été mise en contact avec des ressources locales2. C’est une chose de comprendre sa pauvreté et son analphabétisme et l’isolement qui en découle, mais c’en est une autre de permettre à la communauté de faire partie de la solution, une solution qui se penche sur les causes sous-jacentes de ses nombreuses morbidités et contribue à son rétablissement. En regardant au-delà de son cas individuel, vous réfléchissez à ce que vous, en tant que médecin citoyen influent, pourriez faire pour que la communauté soit un meilleur partenaire dans ses soins et pour bâtir une meilleure communauté, plus compatissante.
Aider Diane
Vous pourriez envisager certaines des stratégies suivantes pour aider Diane et des patients semblables:
élaborer un programme local d’intervention directe au sein de votre clinique pour offrir régulièrement des tests de Papanicolau aux citoyennes marginalisées;
suggérer à un représentant de la commission scolaire locale l’idée d’offrir aux adultes un programme d’alphabétisation;
demander à un réssident en médecine familiale dans votre pratique de faire de la recherche et de rédiger un document sur les besoins de la communauté et les forces communautaires que fait ressortir le cas de Diane;
convoquer une réunion ou créer un réseau social de professionnels de la santé de la ville afin d’examiner ce qui pourrait être fait pour mettre sur pied des groupes d’entraide, des ressources d’éducation en santé et d’autres initiatives locales en fonction des constatations faites par le résident;
reconsidérer votre hésitation à accepter des étudiants en médecine dans votre clinique surchargée, et travailler plutôt avec les pharmaciens, les travailleurs sociaux, les infirmières et les enseignants du quartier pour mettre en place une unité d’enseignement multidisciplinaire, de concert avec divers programmes de résidence et de formation en santé;
répondre par l’affirmative aux invitations des écoles secondaires à venir faire une présentation sur des sujets relatifs à la santé (p. ex. éducation sexuelle), mais proposer aussi des sujets pour élargir la discussion à propos de la justice sociale et de ce qui fait en sorte que les gens (et les communautés) sont ou non en santé.
Ayant appris du cas de Diane, vous vous rendez compte que malgré votre emploi du temps chargé, la recherche en amont de moyens de l’aider, et d’aider d’autres personnes dans la communauté procure une intense satisfaction professionnelle, comme l’exprimait Niebuhr dans son espoir d’avoir la sérénité d’accepter ce qu’il ne peut pas changer, le courage de changer ce qu’il peut et la sagesse de savoir la différence entre les 29. Concrètement, ces investissements dans l’implication communautaire ont le potentiel de contribuer à améliorer les résultats pour le patient, l’efficience et les bienfaits au microniveau des soins au patient. En tant que médecin entièrement impliqué dans votre communauté, la portée de ce que vous pouvez changer est élargie, au grand bénéfice de vos patients, de votre famille et de vous-même.
Des communautés adaptatives
À titre de véritables omnipraticiens généralistes, les médecins de famille assument une responsabilité sociale envers leurs communautés et c’est pourquoi McWhinney disait que les médecins de famille devraient vivre au sein des communautés qu’ils desservent5. Des communautés de tailles différentes et ayant des besoins distincts nécessitent des médecins qui sont individuellement et collectivement capables de s’adapter pour répondre à ces besoins. Dans les régions rurales, des services qui, dans d’autres circonstances, seraient fournis par des spécialistes à fort volume (p. ex. intervention chirurgicale, obstétrique interventionnelle, anesthésie) reposent sur des généralistes ruraux ayant des compétences ciblées qui permettent des soins optimaux grâce à la prestation sécuritaire de ces services si nécessaires, plus sécuritaires et plus sains que ce serait le cas en leur absence. L’acquisition de telles habiletés est une réponse au mésoniveau aux besoins communautaires.
Par ailleurs, une communauté peut changer avec le temps et, parallèlement, le profil de compétences collectives des médecins doit aussi évoluer. Par exemple, l’hôpital communautaire axé sur les ressources où l’un des auteurs (R.W.) a pratiqué pendant 16 ans pouvait compter plus de 100 accouchements par année, mais n’offre maintenant aucun accouchement électif en raison des changements dramatiques dans la démographie de la communauté. Même dans les grandes villes, les quartiers, les technologies, les maladies et l’état de santé connaissent des changements, et une cohorte de généralistes bien formés est essentielle si l’on veut répondre aux besoins en évolution, ce qui est l’essence de la responsabilité sociale. Au mésoniveau, les médecins spécialistes et généralistes, même dans un environnement urbain complexe, doivent travailler ensemble pour adapter intentionnellement leurs institutions et leurs capacités collectives en fonction des priorités de leurs communautés en matière de santé, qu’il s’agisse de celles des quartiers les plus défavorisés ou de celles des fonctions citoyennes des villes et des villages dans leur ensemble.
La conséquence évidente de cette réalité est que l’éducation et les systèmes de santé doivent continuellement produire le nombre nécessaire de généralistes et de spécialistes selon un juste équilibre pour fournir les soins requis, et notre implication dans l’éducation et la formation des futurs médecins est donc précieuse.
Au-delà de nos cliniques
L’appel à l’action socialement responsable exige que nous regardions au-delà du monde de nos cliniques pour tenir compte des communautés dans lesquelles elles se trouvent. Il exige que nous soignions chacun de nos patients tout en nous acquittant de nos obligations de regarder « en amont » pour cerner les déterminants sociaux plus larges qui contribuent aux maladies de nos patients et tenter de les régler. Plus loin encore, il sollicite des médecins de famille qu’ils composent avec les déterminants locaux d’une manière qui influencera la santé de tous les patients et, au macroniveau, de la société elle-même.
La guérison prend différentes formes à chacun des niveaux-micro, méso et macro-mais les caractéristiques communes de nos obligations et de nos approches font le pont entre ces niveaux. Notre point d’entrée, la maladie d’un patient en particulier, nous permet de retracer ses causes possibles et oriente nos interventions thérapeutiques au-delà du simple niveau individuel (micro) traditionnel des soins.
Conclusion
Grâce à leurs relations durables avec les patients, les médecins de famille ont le privilège d’avoir un siège au premier rang du spectacle de la vie humaine. Notre engagement constant à desservir les patients individuellement est une description nécessaire mais insuffisante de notre travail. Notre statut de témoins des maladies et des souffrances et notre compréhension de leurs causes, du point de vue moléculaire à celui de la communauté complète en passant par celui de l’individu, devraient nous motiver à nous servir de notre situation privilégiée et des pouvoirs qui s’y rattachent pour agir et aider nos patients à tous les 3 niveaux. Pour avoir le plus assurément des effets positifs sur la santé à la fois des patients et des populations, nous devons nous impliquer, quand se présentent des possibilités, avec les nombreuses communautés qui touchent directement cette santé, notamment les communautés de la gestion des établissements, de l’enseignement, de la recherche, de la gouvernance professionnelle, et du développement culturel et économique. Notre principe directeur est celui de la justice sociale, étant donné que le plus grand déterminant à lui seul de la santé se situe dans l’iniquité omniprésente dans la société que nous desservons10. Le niveau communautaire de la responsabilité sociale est là où tout se joue le plus puissamment. C’est aussi le niveau où des médecins de famille compétents et engagés peuvent exercer l’influence la plus efficace et la plus satisfaisante qui soit.
Footnotes
This article is also in English on page 538.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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