Scénario clinique fréquent
Kevin, un homme de 64 ans, travaille à temps plein et prend des médicaments pour un diabète de type 2, une hypercholestérolémie, de la dépression et de l’hypertension. Lors du diagnostic initial de diabète, son médecin de famille d’alors avait demandé une consultation pour Kevin avec un endocrinologue que le patient continue de voir chaque année. Durant l’examen médical périodique, la Dre Lee remarque que le taux d’hémoglobine glyquée (HbA1c) de Kevin est supérieur au seuil recommandé dans les guides de pratique clinique. Elle insiste sur l’importance des modifications au mode de vie et propose un médicament hypoglycémiant additionnel. Kevin a déjà dû s’absenter du travail en raison de ses douleurs lombaires et de son arthrite. Il s’inquiète des interactions possibles d’un nouveau médicament avec sa médication actuelle, qui pourraient le forcer à prendre encore plus de congés de maladie. Ils prennent ensemble la décision de se concentrer sur l’atténuation de la douleur. Lorsque Kevin voit son endocrinologue à son rendez-vous annuel, ce dernier constate le niveau élevé de HbA1c et demande à Kevin pourquoi la Dre Lee n’a pas amorcé un médicament additionnel comme le recommandent les lignes directrices. Plutôt que de consulter la Dre Lee, l’endocrinologue décide de prescrire un nouveau médicament et prend des rendez-vous de suivi aux 3 mois avec Kevin jusqu’à ce que son taux de HbA1c corresponde au seuil recommandé.
Une bonne prise en charge des maladies chroniques exige une collaboration intraprofessionnelle efficace entre les médecins de famille et d’autres spécialistes1,2. Toutefois, les préjugés, le manque de confiance et de respect, de même que les opinions divergentes à propos des soins aux patients nuisent à l’établissement et au maintien des relations collégiales requises pour une collaboration efficace entre médecins3–7. S’il existe des déclarations consensuelles définissant les compétences essentielles permettant de faciliter l’enseignement et l’apprentissage de l’intraprofessionnalisme2, des travaux additionnels sont nécessaires pour promouvoir des modèles de collaboration intraprofessionnelle entre médecins dans la pratique, qui valorisent de telles relations et l’expertise unique qu’apportent les médecins de famille5,8.
L’analyse critique du discours
Nous suggérons l’idée que, peut-être, des théories issues des sciences sociales, comme l’analyse critique du discours (ACD), pourraient offrir un angle intéressant et novateur pour explorer les problèmes dans la collaboration intraprofessionnelle entre médecins et engendrer l’élaboration de nouveaux modèles. Déjà, de telles approches en sciences sociales se sont révélées utiles pour examiner les pouvoirs et les hiérarchies en cause dans les rencontres patient-médecin, et pour inciter au passage de rencontres orientées par le médecin à des rencontres centrées sur le patient, sa responsabilisation et sa satisfaction9. De même, l’identification des enjeux entourant les pouvoirs, les hiérarchies professionnelles et les conflits qui font obstacle à l’esprit des soins interprofessionnels a joué un rôle dans le façonnement de modèles plus efficaces de soins primaires en équipe10.
Jusqu’à présent, les approches en sciences sociales telles que l’ACD, qui se penchent sur les questions de pouvoirs et d’iniquités qui pourraient autrement passer inaperçues, n’ont pas été utilisées pour comprendre les défis que pose la collaboration intraprofessionnelle entre médecins. L’analyse critique du discours examine l’utilisation du langage pour comprendre les limites de ce qui peut ou non être dit à propos d’un sujet et des rôles que peuvent ou non exercer les personnes11. En faisant la lumière sur les origines historiquement repérables des manières dominantes de penser, de parler et d’écrire concernant un sujet, et sur la marginalisation des autres façons de savoir, l’ACD pourrait mettre en évidence la façon dont sont créées et maintenues les relations et les hiérarchies de pouvoirs entre les médecins de famille et les autres spécialistes. Une fois que les problèmes « antérieurement invisibles » sont rendus visibles, les « problèmes nouvellement visibles peuvent alors faire l’objet d’études » à partir desquelles de « nouvelles solutions visibles » peuvent être mises en œuvre12.
Les problèmes nouvellement visibles
Nous allons maintenant démontrer comment l’ACD peut servir à examiner les problèmes dans la collaboration intraprofessionnelle entre médecins, tels que décrits dans le scénario clinique du patient souffrant de diabète. D’abord, l’ACD rend visible le fait que les médecins de famille et les autres spécialistes peuvent avoir des convictions et des priorités différentes concernant la prestation de soins de grande qualité pour le diabète. Par exemple, l’endocrinologue de Kevin considère le taux élevé de HbA1c comme un indice de soins inadéquats justifiant la nécessité de prescrire un médicament additionnel, sans porter autant d’attention aux autres problèmes de santé. Le médecin de famille de Kevin croit plus important d’aider Kevin à faire un juste équilibre dans sa vie avec le diabète dans le contexte de la réponse à ses préoccupations plus urgentes au sujet de ses douleurs lombaires et de son arthrite; elle insiste sur l’importance d’en venir à une décision partagée. En mettant en lumière l’existence de multiples « vérités » à propos des soins aux diabétiques, l’ACD engendre de nouvelles questions de recherche importantes au sujet de la collaboration intraprofessionnelle entre médecins. Par exemple, dans quelle mesure les opinions sur les soins pour le diabète sont-elles différentes entre les médecins de famille et les autres spécialistes? Jusqu’à quel point les opinions divergentes sur les soins aux diabétiques influencent-elles la relation entre les médecins de famille et les spécialistes du diabète et, par conséquent, la collaboration?
En deuxième lieu, l’ACD met en évidence la mesure dans laquelle les guides de pratique clinique sur le diabète établissent les modalités entourant la collaboration intraprofessionnelle entre médecins. Par exemple, dans le présent scénario, le taux élevé de HbA1c incite l’endocrinologue à assumer un rôle plus direct dans les soins, affectant possiblement la relation entre Kevin et son médecin de famille. Les biomarqueurs du diabète (glycémie, pression artérielle, cholestérolémie) influencent directement le processus de demande de consultation; les biomarqueurs supérieurs aux seuils signalent le moment où un médecin de famille enverrait un patient à un centre d’éducation sur le diabète ou à un spécialiste de cette maladie13, tandis que des biomarqueurs égaux ou inférieurs aux seuils recommandés dans les lignes directrices indiqueraient le moment où un spécialiste du diabète transférerait les soins à nouveau à un médecin de famille14. En revanche, les ouvrages spécialisés sur les demandes de consultation dans les cas de diabète ne discutent pas de l’importance des rôles des médecins pour favoriser la prise de décisions partagées ou aider le patient à faire un juste équilibre entre le diabète et d’autres problèmes. En rendant visible comment des voix, des rôles et des expertises sont légitimés (et d’autres marginalisés) dans les lignes directrices sur le diabète, de nouvelles questions de recherche peuvent alors être soulevées sur les façons de promouvoir les rôles et l’expertise des médecins de famille. Par exemple, quelle est l’expertise unique des médecins de famille dans la prise en charge du diabète? Comment l’expertise des médecins de famille pourrait-elle servir à améliorer les actuels modèles de demande de consultation? Dans quelles circonstances les spécialistes du diabète devraient-ils demander des conseils aux médecins de famille?
Troisièmement, sans doute l’aspect le plus important, l’ACD met en lumière le potentiel qu’ont les guides de pratique clinique non seulement d’établir la façon dont les médecins de famille et d’autres spécialistes devraient collaborer, mais de les établir d’une manière qui renforce un écart de pouvoirs. Dans le scénario, la décision prise par l’endocrinologue de Kevin de voir son patient plus souvent évoque une remise en question de la capacité de la Dre Lee de soigner Kevin. En dépit de préoccupations bien documentées au sujet des soins fondés sur des lignes directrices (p. ex. manque de contenu axé sur le patient dans les lignes directrices15, absence d’une représentation des soins primaires dans les comités chargés des guides de pratique16 et omission de tenir compte des personnes plus âgées ou ayant des comorbidités17), les médecins de famille continuent d’être jugés en fonction de leur conformité aux lignes directrices18. Par conséquent, les médecins de famille sont considérés, bien qu’involontairement, comme un problème pour lequel d’autres spécialistes sont considérés comme faisant partie de la solution, soit directement par l’intermédiaire de modèles de consultation ou de soins partagés, ou indirectement par la formation continue ou une autre forme de partage des connaissances13. Ainsi, en rendant visibles les effets involontaires des lignes directrices, l’ACD aide à soulever d’importantes questions de recherche sur les rôles, les identités et les étendues des pratiques des médecins de famille. Par exemple, dans quelle mesure une demande de consultation pour un patient jugé « non contrôlé » renforce-t-elle une relation hiérarchique entre les médecins de famille et les spécialistes du diabète? Quels sont les effets négatifs des lignes directrices sur les rôles des médecins de famille et leurs relations avec les patients? Dans quelle mesure la collaboration est-elle affectée?
Dre Beaulieu affirme qu’il faut « inventer » de nouveaux modèles de collaboration entre les médecins de famille et les autres spécialistes19. Nous proposons l’idée que les théories et les méthodologies issues des sciences sociales telles que l’ACD, déjà utilisée pour démêler les problèmes rencontrés dans les relations patient-médecin et la collaboration interprofessionnelle, sont susceptibles de rendre visible la façon dont l’expertise des médecins de famille a été marginalisée et sous-évaluée dans les modes actuels de collaboration intraprofessionnelle entre médecins. L’analyse critique du discours peut procurer de précieux paramètres pour enseigner la collaboration et faire de la recherche sur ses aspects encore inexplorés, notamment la façon dont les guides de pratique et d’autres outils d’aide à la décision reflètent certaines convictions à propos de la santé au détriment d’autres convictions, la création et le renforcement involontaires d’une dynamique des pouvoirs entre les médecins de famille et les autres spécialistes, de même que l’influence négative de la relation hiérarchique qui en découle sur la collaboration efficace. Ce n’est que lorsque ces problèmes, antérieurement cachés, dans la collaboration intraprofessionnelle entre médecins auront été identifiés que leur nature modifiable deviendra apparente et que la découverte subséquente des solutions appropriées sera possible.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the September 2016 issue on page 701.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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