Dr Michael Allan, médecin de famille actif et professeur au Département de médecine familiale de l’Université de l’Alberta, se rappelle l’élément déclencheur de son implication dans le domaine des données probantes : «C’était il y a 10 ou 12 ans et je sortais d’une réunion quand quelqu’un m’a interpelé pour me demander si ce truc des données probantes m’intéressait. »
Michael Allan était loin de se douter, en répondant d’un ton légèrement incertain et embêté « Je suppose », que sa trajectoire professionnelle allait changer et que la façon dont la médecine familiale est pratiquée et étayée dans le monde entier allait être influencée.
Non pas que le Dr Allan en tire un quelconque orgueil.
La Dre Tina Korownyk, ancienne résidente et maintenant collègue de recherche du Dr Allan, rit en se rappelant : « Dans des présentations à des conférences de recherche, on citait à la blague cette réponse du Dr Allan ». Le Dr James McCormack admet qu’une partie du travail a pour origine des « bêtes noires : nous en avons tous des choses qui nous énervent à propos de la façon dont les patients sont traités. Nous voulons les régler tout en restant honnêtes, drôles et accessibles ».
C’est pourquoi, avec James et Tina, les Drs Scott Garrison et Michael Kolber (guidés et assistés par Sharon Nickel et la Dre Adrienne Lindblad) s’assurent que l’humilité et l’humour sont au premier plan durant leurs journées de travail avec Michael Allan et ceux qui se sont fusionnés en l’équipe des Tools for Practice1. L’équipe de 7 membres, en collaboration avec une foule d’autres professionnels des soins primaires, produisent certaines des données probantes les plus influentes et accédées en grands nombres par et pour des omnipraticiens du Canada et d’ailleurs.
Nonobstant leur bonne humeur moqueuse, ce groupe a une mission extrêmement sérieuse : changer l’histoire des connaissances et des données probantes médicales dont les auteurs ont été auparavant presque exclusivement d’autres spécialistes plutôt que des médecins de soins primaires. L’équipe de Tools for Practice est maintenant à l’œuvre sous diverses modalités, allant de la baladodiffusion Best Science Medicine Podcast, l’un des plus importants au monde dans le domaine médical, jusqu’aux présentations sur vidéo et aux conférences, en passant par les demandes de subventions et un certain nombre d’articles parmi les plus cités dans des revues médicales à grand facteur d’impact sur la planète, sans compter l’implication concrète sur le terrain dans les communautés de soins primaires.
« Dans le domaine des soins primaires, les médecins de famille ne représentent que 17 % des enseignants chargés du développement professionnel continu (DPC) et que 17 % des auteurs de lignes directrices2,3 », fait remarquer le Dr Allen. Ce qui est une parodie selon Michael Kolber, qui a exercé pendant une décennie à Peace River dans le Nord albertain : « Je savais qu’on faisait fi de ma réalité, mais je ne savais pas comment remettre en question la littérature médicale, la base factuelle. J’avais besoin des outils et de la confiance nécessaires pour ce faire et c’est pourquoi je suis retourné aux études pour obtenir une maîtrise ès sciences en épidémiologie clinique ».
« Les plus importantes questions entourant la façon de traiter mes patients restaient sans réponse dans la recherche axée sur les spécialités », ajoute Scott Garrison dans sa réflexion sur ce qui l’a incité à faire un doctorat en médecine expérimentale tout en poursuivant sa pratique à Richmond, C.-B. : il vient de se joindre à l’équipe de Tools for Practice, qui est maintenant entièrement soutenue par le Collège des médecins de famille de l’Alberta. « Essayer de devenir un agent de changement était une source d’inspiration. J’adore venir travailler tous les jours. »
James McCormack, qui a obtenu son doctorat en pharmacie en 1986 et ne se prive pas de se moquer à l’occasion de la verdeur de ses collègues beaucoup plus jeunes, explique l’histoire derrière Tools for Practice : « Même à la fin des années 1980, très peu de formation médicale n’était pas financée dans une certaine mesure par l’industrie, fait-il observer. De plus, même si la plupart des ordonnances sont rédigées par des médecins de famille et remplies par des pharmaciens comme moi, vers la fin des années 1990, la majorité de la recherche sur les médicaments était financée par l’industrie et effectuée quand même par d’autres spécialistes. »
Au contraire, le contenu produit par l’équipe de Tools for Practice ne reçoit aucun soutien de l’industrie et se fonde fièrement sur les « meilleures données probantes qui soient ». Il est le fruit de médecins de famille ayant l’intention expresse d’éclairer les soins primaires, comme pourrait en attester n’importe quel membre de l’équipe.
Le Dr Korownyk précise cette notion : « La recherche nous a appris que, dans le monde et au Canada, les résultats chez les patients soignés par des médecins de famille sont aussi bons sinon meilleurs que ceux obtenus par nos autres collègues spécialistes. Nous savons que les cas que nous voyons et notre mode de pratique sont différents ».
« Les gens nous demandent quel impact auront nos travaux, ajoute le Dr Kolber. Nous exerçons tous la médecine clinique et nous sommes à l’écoute de nos patients. Nous entendons donc les questions qui se posent sur le terrain. Nous devons réellement nous rendre compte de la puissance de nos questions [en tant que médecins de famille] dans la recherche. »
Alors, quelles sont donc les questions soulevées, les questions engendrées aux premières lignes de la pratique? Quelles sont les données probantes recueillies, publiées et disséminées?
L’équipe de Tools for Practice a entrepris des révisions critiques de la validité de l’expertise médicale et des conseils donnés durant des émissions télévisées populaires comme Dr Oz4. Cet article est devenu viral à un point tel qu’il est arrivé au quatrième rang des articles du BMJ les plus discutés de l’histoire de la revue. La question provenait de Tina Korownyk qui se demandait pourquoi un certain nombre de patients achetaient et commençaient à utiliser des suppléments médicaux dont les bienfaits n’étaient clairement pas appuyés par des données probantes. C’était parce qu’ils en avaient entendu parler à la télévision, avaitelle appris. L’équipe s’est aussi penchée sur « la prescription rationnelle » en menant une enquête sur les coûts réels des prescriptions. Ce travail a essuyé « certaines critiques, dit Michael Kolber en riant. Une personne pensait même que nous étions financés par l’industrie des [médicaments] génériques, mais ce n’était pas le cas. Nous ne devons pas trop nous en faire avec la critique ».
« Nous essayons de ne pas avoir plus de 2 groupes en colère à la fois contre nous », explique Michael Allan, lui aussi en riant. Puis il poursuit : « Notre équipe a récemment abordé les lignes directrices sur les lipides et entrepris une révision exhaustive de la littérature médicale. Nous savions que nos lignes directrices5 seraient différentes des guides de pratique canadiens antérieurs en étant davantage fondées sur des données probantes et peut-être plus rationnelles pour les soins primaires ».
« La plupart des lignes directrices sont juste trop dogmatiques », résume James McCormack.
« Comme beaucoup de données probantes, de nombreuses lignes directrices sont produites par des spécialistes et le savoir des médecins de famille s’y retrouve dilué. Nous nous faisons dicter ce qu’il faut faire, mais nous ne pouvons pas poser nos propres questions, ajoute Michael Kolber. Mon questionnement clinique a débuté durant ma résidence alors que j’examinais les données probantes sur les tests de Pap pour des femmes ayant subi une hystérectomie ou l’efficacité des pansements oculaires pour une abrasion cornéenne. Un petit peu de travail et d’efforts ont changé la pratique clinique dans ma communauté. »
En dépit de ses nombreux succès, l’équipe de Tools for Practice ne fait, en réalité, que commencer et ce, parce qu’il y a toujours plus de questions à soulever, toujours plus de données probantes à recueillir, toujours plus d’intérêt à susciter chez les médecins de famille et toujours plus de moyens de transmettre les messages.
En juin, sous la direction par Scott Garrison de la collaboration Pragmatic Trials Collaborative6, l’équipe s’est vu octroyer une subvention à l’innovation de l’Alberta (Alberta Innovates) pour compléter ce qui est appelé l’étude BedMed. Au cours des 3 prochaines années, avec la collaboration de plus de 350 médecins de famille et 8700 patients, l’équipe cherche à répliquer une étude effectuée en 2010 en Espagne. Cette étude faisait valoir une réduction de 60 % de la mortalité et de la morbidité chez les patients qui prenaient leurs médicaments antihypertenseurs au coucher plutôt que le matin comme c’est la coutume.
Selon Scott, les résultats pourraient en vérité changer la « donne ».
Il ne faut pas penser pour autant que tout est pris trop au sérieux. James travaille encore ardemment à réécrire les paroles de chansons populaires en les remplaçant, par exemple, par des données probantes concernant l’alimentation sur la musique de Hotel California, de manière à ce que les professionnels de la santé puissent fredonner les faits importants7.
Et Michael Allan raconte en riant qu’il répond toujours aux rares critiques qui lui disent ne pas croire à la médecine fondée sur des données probantes et que seules l’expérience et l’intuition comptent : « Ce n’est pas grave, les données probantes croient en vous. Puis je poursuis ma passion de dire au monde entier que la médecine familiale doit prendre en charge sa propre maison. Nous avons bel et bien des questions à poser. Nous pouvons examiner les données probantes. Nous pouvons les interpréter. Nous pouvons faire la recherche ».
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the September 2016 issue on page 744.
Le Dr Allan est professeur et directeur de la médecine fondée sur des données probantes au Département de médecine familiale de l’Université de l’Alberta, médecin de famille actif et directeur du Programme des données probantes et du DPC du Collège des médecins de famille de l’Alberta. Il a fait plus de 200 présentations sur invitation et publié plus de 100 articles. Il est marié et heureux en ménage depuis plus de 20 ans, a 2 adolescentes (souvent charmantes) et 1 gros chien pataud.
Le Projet de la page couverture Les visages de la médecine familiale a évolué pour passer du profil individuel de médecins de famille au Canada à un portrait de médecins et de communautés des diverses régions du pays aux prises avec certaines des iniquités et des défis omniprésents dans la société. Nous espérons qu’avec le temps, cette collection de pages couvertures et de récits nous aidera à améliorer nos relations avec nos patients dans nos propres communautés.
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