Pour les cliniciens de première ligne, l’un des aspects les plus difficiles des soins aux personnes atteintes de démence est l’évaluation de la sécurité au volant1–4. La conduite automobile est une tâche complexe et, avec le vieillissement, le déclin de la fonction cognitive pourrait perturber l’aptitude des patients à prendre les commandes d’un véhicule motorisé en toute sécurité. Par rapport à des témoins appariés en fonction de l’âge, les conducteurs atteints de démence présentent dans l’ensemble un risque 2,5 à 4,7 fois plus élevé d’être impliqués dans une collision5, quoique beaucoup de personnes atteintes de démence puissent conduire pendant encore plusieurs années6. Quelques révisions utiles ont donné une piste à suivre concernant la démence et la conduite automobile7–10, mais sa mise en œuvre pratique est encore un défi pour le généraliste occupé. Même si aucun test en cabinet n’est doté de scores seuils avec propriétés psychométriques validées permettant de l’utiliser seul pour déterminer en toute confiance l’aptitude d’un patient à prendre le volant dans toutes les situations11, cela ne signifie pas que les tests en cabinet sont totalement inutiles aux cliniciens de première ligne. Il faut toujours prendre des décisions en matière de sécurité au volant lors de l’évaluation des personnes pouvant présenter un déficit cognitif. Un médecin qui ne sait pas qu’une personne atteinte de démence conduit n’est pas protégé des répercussions juridiques si cette personne est responsable d’une collision. Cet article s’arrête sur une approche à l’évaluation de la sécurité au volant chez les personnes âgées chez qui le déficit cognitif est préoccupant. Comme le souligne le modèle de raisonnement clinique de la clinique de la mémoire du Centre for Family Medicine (CFFM), publié dans Le Médecin de famille canadien (http://www.cfp.ca/content/59/3/e129.full.pdf)12, cela représente l’étape 7 d’une approche structurée en soins de première ligne aux patients qui présentent des troubles de mémoire.
Description de cas
Édouard est un avocat à la retraite de 78 ans qui présente des troubles de mémoire depuis un an. Il oublie les noms et ses conversations récentes. Depuis plusieurs mois, sa conjointe a remarqué qu’il oublie de prendre ses médicaments et qu’elle a dû le lui rappeler souvent. Il a oublié de payer plusieurs factures. Il conduit la voiture, et ni lui ni sa conjointe ne sont préoccupés par sa conduite; il n’a pas eu d’accidents et n’a évité aucune collision de justesse. Il a 20 années d’études, est marié et a 2 enfants. Il consomme une quantité minimale d’alcool. Ses antécédents médicaux sont l’hypothyroïdie, la goutte et l’hyperlipidémie, pour lesquelles il prend 0,125 mg de lévothyroxine une fois par jour, 100 mg d’allopurinol une fois par jour et 20 mg d’atorvastatine une fois par jour.
Les résultats des tests de dépistage des déficits cognitifs administrés à votre bureau sont les suivants : il termine le test TMT-B (Trail Making B) en 4 minutes 7 secondes avec 0 erreur; sa capacité de terminer le TMT-A (Trail Making A) est intacte; sa capacité de copier des pentagones qui se chevauchent est intacte; et son score au MoCA (Montreal Cognitive Assessment) est de 17 sur 30 avec 0 rappel différé sur 5, il réussit le dessin d’un cube; et les aiguilles du cadran de l’horloge sont incorrectement placées.
La sécurité au volant est-elle un problème? Fautil organiser un examen pratique complet? Son médecin de première ligne doit-il déclarer son cas aux autorités du transport?
Sources d’information
L’approche décrite dans le présent article est fondée sur un programme agréé de formation en soins primaires sur les cliniques de la mémoire, élaboré par le CFFM, lequel a été décrit en détail dans Le Médecin de famille canadien13.
Message principal
L’aptitude à conduire dépend de multiples compétences cognitives et fonctionnelles. De nombreux facteurs entrent en jeu lorsque les cliniciens déterminent si leurs sujets de préoccupation en matière de cognition se répercutent sur l’aptitude à conduire. À ce titre, une récente revue systématique appuie les batteries de tests cognitifs plutôt que les tests individuels pour prédire le rendement au volant14, et d’autres études en sont venues à la même conclusion15–18. À la clinique de la mémoire du CFFM19 et dans le cadre de son programme de formation13, lequel a permis de mettre sur pied 100 autres cliniques de la mémoire en Ontario, on tient compte de plusieurs observations spécifiques tirées de l’anamnèse corroborée et des tests cognitifs pour décider si on doit recommander le patient à un examen pratique complet et aviser les autorités provinciales du transport. Ces observations concernent entre autres une déficience du fonctionnement quotidien due à des troubles cognitifs, et les résultats aux tests cognitifs administrés en cabinet. Dans notre programme, les tests cognitifs recommandés sont : MoCA20, TMT-A et TMT-B21, et copier 2 pentagones qui se chevauchent22. Plus le médecin observe des résultats préoccupants, ou plus ces derniers sont sévères, plus il peut être sûr que le patient est inapte à prendre le volant. Cette approche à plusieurs volets veille à ce que les résultats des tests cognitifs soient interprétés dans un contexte clinique et qu’aucun test à lui seul ne soit mal utilisé pour évaluer la sécurité au volant. Les examens pratiques complets, basés sur le rendement, demeurent la méthode la plus fiable pour déterminer si un conducteur est toujours apte à conduire, quoique dans la plupart des provinces, les frais élevés que doivent débourser les personnes âgées pour ces examens complets soient un très grand obstacle pour nombreuses d’entre elles, et que les examens pratiques ne soient pas offerts dans toutes les régions rurales. En conséquence, ils ne constituent pas une option équitable et réaliste pour tous les conducteurs âgés.
Anamnèse corroborée.
L’évaluation de l’aptitude à conduire commence par une anamnèse minutieusement corroborée visant à obtenir un rapport exact des préoccupations des membres de la famille, ainsi que la documentation sur les collisions ou les collisions évitées de justesse jusque-là. Cette anamnèse corroborée ressort d’une discussion avec la famille sur tous les problèmes médicaux et la sécurité, avec la permission préalable du patient. Les membres de la famille doivent être interviewés seuls, ce qui leur permet de divulguer sans retenue leurs préoccupations liées à la conduite automobile. Les antécédents de collisions dans les 2 années précédentes sont un fort prédicteur des collisions futures16. Lorsque les membres de la famille soulèvent des préoccupations liées à la sécurité au volant, ils ont souvent raison et il faut absolument en tenir compte23, quoique l’absence de préoccupation ne reflète pas toujours un risque faible. Les conducteurs atteints de démence et leur famille pourraient ne pas être conscients du déclin de l’aptitude à conduire ou pourraient minimiser les préoccupations, peut-être en raison d’une partialité personnelle24,25. L’anamnèse corroborée peut aussi contribuer à déterminer l’intensité du déficit fonctionnel dans les activités de base et instrumentales de la vie quotidienne en raison de troubles cognitifs9,26 (Tableau 110), comme indicateur de la sévérité de la démence. Le consensus entre les lignes directrices nationales veut que les personnes atteintes de démence modérée à sévère soient inaptes à conduire; dans les lignes directrices de l’Association médicale canadienne26, la démence modérée à sévère est définie par une perte nouvelle de la capacité à effectuer au moins 2 activités instrumentales de la vie quotidienne ou toute activité de base de la vie quotidienne, en raison de troubles cognitifs.
Tests cognitifs.
Plusieurs lignes directrices internationales ont recommandé le TMT-B pour évaluer l’aptitude à conduire. Le TMT-B mesure la vitesse du traitement de l’information produisant une réponse motrice, la fonction exécutive et la souplesse cognitive pour transférer l’attention d’une série de stimuli à une autre. Une revue systématique a conclu à un seuil de 3 minutes pour répondre au TMT-B ou au moins 3 erreurs11 — la règle de 3 ou 3 (Tableau 2)10. Le TMT-A27, une tâche qui mesure la vitesse du traitement de l’information produisant une réponse motrice, serait aussi utile pour différencier les conducteurs âgés aptes à conduire de ceux qui sont potentiellement dangereux. Une étude récente a montré que l’incapacité à faire les tests Trail Making dans un délai raisonnable (c.-à-d. le TMT-A en > 48 secondes, le TMT-B en > 108 secondes) pourrait indiquer qu’il faut évaluer l’aptitude à conduire plus en profondeur28. On peut accéder aux tests TMT-A et TMT-B à www.health-care.uiowa.edu/igec/tools/cognitive/trailMaking.pdf ou à www.rgpeo.com/media/53150/trails%20a%20and%20b.pdf.
Les lignes directrices ont recommandé d’administrer d’autres tests cognitifs, comme le mini-examen de l’état mental (MMSE) et le test de l’horloge. Les scores au MMSE n’ont pas montré pouvoir prédire le risque lié à la conduite16,17 ni les collisions16 chez les conducteurs. Cependant, la difficulté à copier les pentagones qui se chevauchent dans le MMSE, mais pas le score au MMSE en soi, a été liée à la suspension du permis de conduire chez les personnes âgées29. Ainsi, une méta-analyse de tests neuropsychologiques a laissé croire que les compétences visuospatiales seraient les plus pertinentes à l’aptitude à conduire6. Le test de l’horloge a aussi démontré pouvoir prédire les résultats dans un simulateur de conduite30. Malheureusement, les méthodes complexes utilisées en recherche pour noter le test de l’horloge sont rarement utilisées en première ligne, là où on a habituellement recours à la démarche gestalte qui dichotomise les résultats en bons ou mauvais. Des recherches plus poussées sont nécessaires pour élaborer des méthodes de notation applicables dans la pratique clinique surchargée qui soient corrélées au risque de collision. Une étude17 récente a montré que, chez les personnes âgées qui présentent un déficit cognitif, le score MoCA20 aurait une meilleure valeur prédictive que le MMSE en matière de conduite. Dans cette étude, un score MoCA de 18 ou moins chez les personnes qui présentent un déficit cognitif était associé à une plus grande probabilité d’échec à l’examen pratique, bien que sa capacité de prévision ne soit pas suffisante pour recommander le test comme seul instrument pour identifier les conducteurs inaptes à conduire17.
La Figure 1 résume les éléments de l’anamnèse corroborée et des tests cognitifs qui pourraient aider les médecins à décider s’ils doivent recommander le patient à un examen pratique et déclarer le cas aux autorités du transport, conformément aux exigences provinciales26. Plus le médecin observe des résultats préoccupants, ou plus ces derniers sont sévères, plus il doit s’inquiéter que le patient présente un risque élevé d’être impliqué dans une collision. Il pourrait être justifié de déclarer le cas aux autorités du transport, ou de discuter de l’examen pratique complet comme la façon la plus juste de déterminer l’aptitude à conduire. Il faut noter que d’autres facteurs que la cognition pourraient influer sur l’aptitude d’une personne âgée à conduire et il faut tenir compte de ces facteurs lors de l’évaluation des conducteurs âgés. Ces facteurs sont les limites physiques, une déficience visuelle, une consommation excessive d’alcool et d’autres comorbidités; ces facteurs sont décrits en détail ailleurs8,26.
Communication et suivi.
Dans la plupart des provinces canadiennes, les médecins ont l’obligation légale de déclarer toute observation médicale qui pourrait nuire à l’aptitude à conduire. Même dans les provinces où les déclarations sont discrétionnaires, les lignes directrices canadiennes26 recommandent aux médecins de prêcher par excès de prudence et de signaler aux autorités du transport tout conducteur potentiellement inapte à conduire aux fins d’investigation plus poussée et de prévention de blessures ou de décès potentiellement évitables du patient, du soignant ou d’une personne innocente. Cette déclaration aux autorités du transport peut par contre compromettre la relation entre le médecin et le patient31,32, et les cliniciens de première ligne la montrent du doigt comme un obstacle important aux soins2,4. Lorsqu’on parle à une personne atteinte de démence et à sa famille des préoccupations quant à l’aptitude à conduire, on n’insistera jamais trop sur l’importance d’agir avec tact. La démence est une maladie évolutive terminale associée à la honte, au rejet, à l’isolement social et à la perte de contrôle33. Les discussions sur la conduite automobile sont émotionnelles, car l’aptitude à conduire est liée à l’indépendance et à l’identité personnelle34. La suspension du permis de conduire a été associée à l’isolement social35 et a presque doublé le risque de dépression36. Il est essentiel d’appliquer une approche axée sur la personne37, qui tient compte du point de vue et des besoins de la personne et qui examine les solutions de rechange en matière de transport pouvant aider la personne à demeurer mobile et fonctionnelle sur le plan social.
Pour les personnes atteintes de démence légère toujours aptes à prendre le volant, les lignes directrices recommandent d’évaluer régulièrement l’aptitude à conduire, soit tous les 6 à 9 mois26. Idéalement, dans tous les cas de personnes ayant reçu un diagnostic de démence, il faut aborder le besoin éventuel de suspendre le permis de conduire peu après le diagnostic. Une communication qui s’étire sur une longue période permet à la personne âgée de réfléchir au processus d’arrêt de la conduite et de prévoir des solutions de rechange en matière de transport34. La trousse à outils sur la conduite automobile et la démence pour les patients et les soignants en anglais (http://www.rgpeo.com/media/30698/dementia%20toolkit%20french%20jul%2009.pdf) et la trousse à outils sur la conduite automobile et la démence à l’intention des professionnels de la santé (http://www.rgpeo.com/media/30698/dementia%20toolkit%20french%20jul%2009.pdf) contiennent des ressources pour faciliter les discussions et la planification38,39. Les médecins de première ligne ont une position privilégiée pour avoir des conversations marquées de tact et de confiance avec leurs patients âgés sur les préoccupations relatives à l’aptitude à conduire et le besoin de passer à d’autres formes de transport34.
Les recherches futures doivent se pencher sur le difficile domaine de l’évaluation de la sécurité au volant chez les personnes atteintes d’un déficit cognitif léger40, de même que sur la mise au point d’une batterie de tests pouvant facilement être administrés en cabinet, dotés de scores valides et utilisables, et pouvant fidèlement dépister les problèmes de sécurité au volant chez les personnes atteintes d’un déficit cognitif14. D’ici là, les cliniciens doivent continuer de tenir compte de nombreux facteurs lorsqu’ils déterminent si leurs sujets de préoccupation en matière de cognition se répercutent sur l’aptitude à conduire, et soupeser la nécessité de respecter l’autonomie individuelle tout en maintenant la sécurité du public et celle du patient.
Résolution du cas
Après l’application du modèle de raisonnement clinique de la clinique de la mémoire du CFFM12, un diagnostic de maladie d’Alzheimer probable est posé. Les considérations en matière d’aptitude à conduire sont la lenteur avec laquelle Édouard a terminé le test TMT-B, son incapacité à tracer l’horloge correctement et l’identification d’un déficit fonctionnel en raison de troubles cognitifs dans 2 activités instrumentales de la vie quotidienne (gestion des médicaments et paiement des factures). À la lumière de ces considérations, l’aptitude à conduire est remise en question. On recommande un examen pratique complet comme la façon la plus juste de déterminer l’aptitude à conduire, et on conseille à Édouard de ne pas prendre le volant jusqu’à ce que l’examen pratique ait confirmé son aptitude à conduire. On discute aussi de l’option de se défaire de son permis de conduire et des possibilités de transport local. On fait parvenir aux autorités provinciales du transport un avis signalant que des préoccupations ont fait surface quant à l’aptitude du patient à conduire et qu’un examen pratique complet a été recommandé pour déterminer l’aptitude à conduire.
Conclusion
L’un des aspects les plus difficiles des soins aux personnes atteintes de démence est l’évaluation de la sécurité au volant. Puisque l’aptitude à conduire dépend de multiples compétences cognitives et fonctionnelles, de nombreux facteurs entrent en jeu lorsque les cliniciens déterminent si leurs sujets de préoccupation en matière de cognition se répercutent sur l’aptitude des personnes âgées à conduire. Il est essentiel d’agir avec tact au cours des conversations sur les préoccupations relatives aux aptitudes à conduire, en tenant compte du besoin de la personne de demeurer mobile et fonctionnelle sur le plan social tout en maintenant la sécurité du public et du patient.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
L’évaluation de la sécurité au volant chez les patients qui présentent une atteinte cognitive est un défi de taille en soins de première ligne. Les examens pratiques (sur la route) demeurent la façon la plus précise de déterminer si une personne est apte à conduire, mais ces examens sont excessivement coûteux et ne sont pas offerts dans toutes les régions. Le présent article s’intéresse à une approche pratique pour l’évaluation en cabinet de la sécurité au volant chez les patients âgés qui présentent des troubles cognitifs.
Il n’existe pas de test unique à faire en cabinet pouvant fidèlement déterminer si un patient qui présente un déficit cognitif est en mesure de prendre le volant. Les données laissent croire à une plus grande utilité des batteries de tests cognitifs plutôt que des tests individuels. Le programme agréé de formation de la clinique de la mémoire du Centre for Family Medicine tient compte d’observations spécifiques tirées de l’anamnèse corroborée et des tests cognitifs pour évaluer la sécurité au volant.
Cette approche à plusieurs volets veille à ce que les résultats des tests cognitifs soient interprétés dans un contexte clinique et à ce qu’aucun test à lui seul ne soit mal utilisé pour évaluer la sécurité au volant.
Footnotes
Cet article donne droit à des crédits d’autoapprentissage certifiés Mainpro+. Pour obtenir des crédits, rendez-vous sur www.cfp.ca et cliquez sur le lien Mainpro+.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2017 issue on page 27.
Collaborateurs
Les 2 auteurs ont contribué à la revue et à l’interprétation de la littérature ainsi qu’à la préparation du manuscrit aux fins de soumission.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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