
Nous avons tendance à surévaluer les choses mesurables et à sous-évaluer celles impossibles à mesurer.
John Hayes
Dans un article du The New Yorker intitulé « Tell me where it hurts », le chirurgien et écrivain Atul Gawande écrit à propos de sa découverte de ce qu’il appelle les soins incrémentiels1. Il se demande quelles sont les compétences d’un médecin de soins primaires.
En observant le travail dans une clinique de soins primaires à Boston, j’ai commencé à comprendre comment l’engagement à suivre des personnes au fil du temps amène ces cliniciens à résoudre les problèmes d’une façon très différente des autres médecins qui, comme moi, dispensent surtout des soins épisodiques1.
L’article du Dr Gawande évoque immédiatement les travaux charnières de Barbara Starfield et de ses collègues2, de même que l’important éditorial par Kurt Stange et Robert Ferrer, « The Paradox of Primary Care », publié dans les Annals of Family Medicine en 20093. Ils soutiennent que l’application des lignes directrices spécifiques à une maladie montre invariablement que les cliniciens de première ligne offrent des soins de moins bonne qualité que ceux des autres spécialistes et pourtant, le paradoxe est que :
par rapport aux soins spécialisés ou aux systèmes dominés par de tels soins, les soins primaires sont associés à : 1) des soins apparemment de qualité inférieure pour des maladies spécifiques et, pourtant 2) des états de santé fonctionnels semblables, à moindres coûts, chez les personnes souffrant de maladies chroniques, et 3) une qualité supérieure, une meilleure santé, une plus grande équité et des coûts moins élevés pour les personnes et les populations dans leur ensemble3.
Stange et Ferrer analysent ensuite le paradoxe et avancent l’hypothèse qu’il n’y a pas de paradoxe, c’est-à-dire que les études étayant un moins bon rendement chez les médecins de soins primaires sont erronées, ou encore que le paradoxe s’explique par des niveaux différents d’observation, et qu’on a omis de tenir suffisamment compte des effets de l’accès aux soins et de la pertinence des soins reçus par les patients, des caractéristiques auxquelles contribuent de bons soins primaires.
Alors, comment mesurer la puissance et les effets d’une relation à long terme avec un médecin de famille?
Jusqu’à présent, nous avons essayé de mesurer des aspects relativement simples des soins de santé, mais il est beaucoup plus difficile d’évaluer l’effet de l’intégration de soins holistiques et de l’élaboration de systèmes favorisant des relations qui intègrent des connaissances pointues et de vastes connaissances pour personnaliser les soins3.
La mesure de « l’effet Starfield » et la compréhension du paradoxe des soins primaires incarnent bien l’essence des travaux du Dr George Southey et de ses collègues de l’Équipe médicale de santé familiale Dorval à Oakville, en Ontario, mis en évidence dans le récit de la page couverture (page e504) du numéro de novembre du Médecin de famille canadien4.
Leurs travaux sont uniques en ce sens qu’ils sont une tentative réfléchie de mesurer ce que nous croyions impossible à mesurer : les effets d’une relation continue sur les résultats des soins de santé, mesurés à l’aide de critères de rendement qui incluent les éléments clés des relations tels que définis par les patients eux-mêmes5.
Pour revenir à la question du Dr Gawande à propos des compétences uniques des médecins de soins primaires, la réponse se trouve, je crois, dans les propos d’une omnipraticienne.
Dans l’Harveian Oration de 20116, l’omnipraticienne britannique et ancienne présidente du Royal College of General Practitioners Iona Heath explique avec éloquence que les médecins généralistes patrouillent 2 frontières dans le monde des soins de santé. La première est la frontière entre le malaise – les symptômes qu’apportent les stress de la vie – et les maladies – ces concepts théoriques de la médecine scientifique moderne. La deuxième est la frontière entre les maladies que peuvent traiter les omnipraticiens et celles qui nécessitent un spécialiste ou une hospitalisation.
Lorsque les généralistes patrouillent bien ces 2 frontières, dit-elle, les spécialistes et les systèmes de santé fonctionnent de façon optimale et dans l’intérêt supérieur des patients. L’irréductible profil de compétences qu’ont les généralistes pour ce faire est une combinaison unique de savoir biomédical et d’expertise (la capacité de diagnostiquer et prendre en charge divers problèmes), d’engagement à l’égard des soins axés sur la relation, et de réceptivité aux besoins des patients et des communautés.
Ce profil de compétences unique explique peut-être le paradoxe des soins primaires et l’effet Starfield. C’est ce que le Dr Southey et ses collègues tentent de mesurer.
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