Hélène, une femme de 48 ans, souffre de douleur chronique due à la fibromyalgie et de nature postopératoire. Des opioïdes lui sont prescrits pour la douleur depuis un certain nombre d’années. Hélène travaille à temps plein et se conforme à toutes les recommandations de son médecin de famille. Elle fait régulièrement de l’activité physique et a participé à un programme de prise en charge autonome de la douleur chronique. Elle a avoué en toute franchise à son médecin de famille qu’elle fume de petites quantités de cannabis pour l’aider à dormir, mais son comportement n’a rien d’inquiétant. Toutefois, elle ne s’est pas présentée à son dernier rendez-vous avec son médecin en raison de la mort subite et imprévisible de sa mère. Maintenant, elle n’a plus d’ordonnance pour ses médicaments. Elle se présente à l’urgence pour demander un renouvellement et elle est réprimandée par l’urgentologue qui lui donne une prescription pour quelques jours et lui dit de consulter son propre médecin.
À sa sortie de l’urgence, Hélène entend une conversation entre un membre du personnel et le médecin : « Encore une toxicomane en quête de drogues qui engorge le système. » Lorsque Hélène voit son médecin de famille, elle lui fait part de la honte qu’elle a ressentie lors de cette visite.
Les médecins de famille sont des généralistes qui soignent toutes sortes de patients ayant des maladies complexes et différents vécus. Hélène compte parmi les plus de 20 % de Canadiens qui vivent avec une maladie chronique. Dans son cas, il s’agit de la douleur chronique, un problème qui, sans amputation, cicatrice ou preuve évidente observée à l’imagerie, demeure essentiellement invisible. La douleur chronique frustre la dualité corps-esprit et est fondamentalement de nature subjective1. L’imagerie a rarement une corrélation avec les plaintes physiques qu’expriment les patients de douleur généralisée, de sensations altérées de brûlure ou de coup de poignard. Les patients souffrant de douleurs chroniques vivent aussi des difficultés émotionnelles : la moitié d’entre eux sont déprimés et le tiers ont des pensées suicidaires2–4.
Des patients comme Hélène, qui vivent avec la douleur, ont raconté avoir été traités comme s’ils étaient dépendants des médicaments antidouleur ou moralement faibles. Certains médecins de famille ont exclu de leur clinique des patients atteints de douleur chronique ou ont refusé de prolonger des prescriptions d’opioïdes à des patients qu’ils ont « hérités ». Des lignes directrices canadiennes mises à jour recommandent de diminuer la dose en équivalent morphine d’opioïdes5, ce qui peut inciter les prescripteurs à réduire rapidement ou à discontinuer ces médicaments sans tenir compte des risques et des bienfaits pour le patient. Une confiance mal placée peut entraîner des préjudices et nuire à la relation médecin-patient, et même faire en sorte que les professionnels aient le sentiment d’avoir été « dupés » par des patients « sournois »6–8.
Les personnes qui vivent avec la maladie chronique ne sont pas les seules à être stigmatisées dans les milieux de la santé; des patients souffrant de divers problèmes médicaux ou de maladies mentales, ceux qui sont incarcérés ou qui consomment des drogues, les réfugiés ou les immigrants, et même les patients dont le diabète est mal contrôlé peuvent être victimes de stigmatisation.
Il est fréquent que des personnes ayant certains problèmes médicaux, personnalités, comportements ou situations socioéconomiques se sentent stigmatisées par le système de santé. Le dictionnaire Oxford définit un stigmate comme suit en anglais : une marque étampée sur un esclave, un criminel, etc., ou une imputation attribuée à la réputation d’une personne; une entache à la bonne réputation d’une personne9. Nielsen désigne par stigmate un attribut socialement discrédité qui cause le rejet ou la discrimination, et il énonce les éléments de la stigmatisation comme étant l’étiquetage, les stéréotypes, l’exclusion, la perte de statut et la discrimination10.
Le présent article vise à discuter du rôle « caché », pourtant généralisé, de la stigmatisation dans le système de santé et de la façon dont celle-ci pose un obstacle à des soins de grande qualité, causant potentiellement des iniquités en santé11. Nous explorerons aussi comment la stigmatisation est abordée dans le cursus en soins de santé et nous exposerons la nécessité que la formation aide à surmonter la propension naturelle humaine à rejeter et à marginaliser ce qui pourrait être menaçant, mal compris ou contraire à ses propres convictions1.
La stigmatisation dans les soins aux patients
Les patients souffrant de problèmes pulmonaires associés au tabagisme comptent parmi les principaux groupes de patients victimes de stigmatisation. Les patients atteints de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) se reconnaissent à leurs changements corporels visibles (souvent décrits familièrement dans les tournées hospitalières comme les « pompes roses » ou les « ballons bleus »), de même qu’à leur utilisation d’inhalateurs ou d’oxygène portatif. Parce que le tabagisme est la principale cause de nombreux problèmes pulmonaires, le patient pourrait être tenu responsable de sa situation et l’on pourrait avoir l’impression que la maladie est de sa faute. Une étude auprès de patients souffrant de BPCO a révélé qu’ils se sentaient exilés du monde des gens en santé, parce qu’ils se blâmaient eux-mêmes et en raison de la stigmatisation par la société de la MPCO comme étant une maladie auto-infligée12.
La stigmatisation peut abaisser l’estime de soi des patients et réduire leurs soutiens sociaux, entraînant ainsi leur isolement. Les personnes affectées peuvent se sentir coupables et éviter de se prévaloir des services de santé. Même si elles consultent, leurs soins pourraient être affectés par le comportement stigmatisant des professionnels de la santé. Notre omission de fournir une thérapie de remplacement de la nicotine durant une hospitalisation pour une BPCO est une manifestation évidente de la stigmatisation en action. La situation socioéconomique des patients peut aussi entraîner la stigmatisation dans le système de santé. Il y a une association entre la gravité des maladies et les faibles revenus des ménages13. Les patients dont les ressources financières sont limitées ont plus d’hospitalisations et plus d’exacerbations14. La plupart des patients souffrant de BPCO sont des personnes plus âgées15, ce qui ajoute le stigmate additionnel du vieillissement. Ainsi s’ajoute un autre degré de complexité pour le professionnel de la santé, qui doit être conscient de la façon dont ces stigmates superposés peuvent nuire à la fois aux soins et à l’expérience du patient.
Les patients souffrant d’un cancer des poumons peuvent se sentir blâmés tant par les membres du public que par l’équipe de santé parce qu’ils étaient fumeurs et « auraient dû le savoir »16. Le soutien financier à la recherche sur le cancer du poumon a été limité en raison des liens de la maladie avec la cigarette17. Certains patients ont raconté qu’ils hésitaient à demander une aide financière en raison de leur sentiment de culpabilité. Les hommes surtout ont dit se sentir dévalués de ne pas être le stéréotype de l’homme fort lorsqu’ils admettent leur maladie17. Avec la chimiothérapie et ses séquelles visibles comme l’alopécie et la perte de poids, autant les hommes que les femmes signalent ne pas se sentir bien dans leur peau à cause de ces changements physiques18.
La stigmatisation dans la formation médicale
Où les médecins (et les autres professionnels de la santé) acquièrent-ils des comportements de stigmatisation? Les apprenants font l’expérience du cursus tant explicitement qu’implicitement. Le cursus formel est explicite, tandis qu’on désigne souvent le cursus implicite par l’expression cursus caché. Comme le décrivent Hafferty et Franks, le cursus caché concerne davantage la réplique de la culture de la médecine que l’enseignement du savoir et des techniques19. Alors que le cursus formel est conçu pour éviter les partis pris et la stigmatisation, le cursus caché peut refléter un contenu contraire à celui du cursus formel.
Les apprenants voient encore de la stigmatisation dans les attitudes des médecins et d’autres professionnels envers des patients. Des étudiants en médecine canadiens ont reconnu l’existence de stéréotypes négatifs à l’égard des autochtones canadiens dans les facultés de médecine20. D’autres groupes sont victimes de stigmatisation de la part des apprenants. Seulement 26 % des étudiants en médecine qui ont répondu à un sondage ont signalé qu’ils pourraient avoir une vie pleinement satisfaisante s’ils avaient une incapacité cognitive grave21. De même, des stéréotypes défavorables ont été signalés en ce qui concerne les patients obèses22, qui ont une maladie mentale23,24, qui sont plus âgés25, ou qui consomment des drogues26. Les apprenants rapportent que les valeurs préconisées par les établissements sont différentes de celles démontrées par leurs modèles à imiter, et que les caractéristiques des patients comme l’obésité, la toxicomanie, la maladie mentale et la pauvreté sont perçues par les enseignants en médecine comme étant le fait de choix personnels plutôt qu’attribuables à d’autres facteurs contributifs et étiologiques27.
Les efforts pour contrer la stigmatisation telle que perçue et vécue par les étudiants en médecine ont pris diverses formes, allant de séances de formation de durée variable23,24,26 à une seule activité menée à l’extérieur du milieu clinique22. Quoiqu’il soit admirable et nécessaire de lutter contre la stigmatisation dans le cursus formel, les effets du cursus caché doivent être spécifiquement pris en compte. Nos apprenants peuvent voir la rupture entre les valeurs stipulées par l’établissement dans le cursus formel et le comportement des modèles à suivre comme une expression du cursus caché. Si nous ne confrontons pas ces préjugés cachés, la stigmatisation se perpétuera jusque dans la prochaine génération de médecins.
Pour lutter contre la stigmatisation, nous devons cibler à la fois le cursus formel et informel pendant tout le continuum de l’apprentissage, de la formation médicale prédoctorale jusqu’au développement professionnel continu. Même si le cursus formel est largement structuré pour atténuer la stigmatisation au moyen de séances d’enseignement à cet effet, les séances de perfectionnement professoral devront mieux faire comprendre le cursus caché et ses effets néfastes sur l’apprentissage des étudiants. Les médecins en pratique active devraient être fortement sensibilisés à l’importance de minimiser la stigmatisation tant du point de vue de leur enseignement aux étudiants en médecine que dans leur pratique au quotidien.
Conclusion
Le processus de la stigmatisation débute habituellement avec le diagnostic d’une maladie, mais les circonstances d’un patient représentent aussi un facteur contributif d’une grande influence. Nous devons poser un diagnostic pour produire un plan thérapeutique et faciliter une communication exacte au sein du système de santé. Toutefois, les étiquettes entraînent souvent des stéréotypes négatifs, comme la croyance que la maladie est attribuable au patient, ou que la maladie pourrait être infectieuse ou dangereuse. La stigmatisation peut aussi mener à la discrimination et faire en sorte que, d’une part, le patient ressente une perte de statut, un rejet et une exclusion, et qu’il évite les interactions sociales, et que d’autre part, les autres fassent preuve de comportements hostiles envers lui et refusent de l’aider28. Souffrant d’une maladie stigmatisée, un patient pourrait hésiter à consulter ou à suivre un traitement28. Il peut être plus incapacitant et difficile de surmonter un problème stigmatisé que la maladie chronique elle-même29.
En tant que médecins de famille, nous sommes bien au courant de situations comme celle d’Hélène, parce que nous soignons de nombreuses personnes vivant des circonstances difficiles semblables. Les solutions pour lutter contre la stigmatisation au sein du système de santé sont multifactorielles et vont bien au-delà de la portée de ce court commentaire. Par ailleurs, il importe que nous soyons sensibilisés à l’existence de la stigmatisation, tant dans les soins aux patients que dans la formation médicale. La profession médicale doit réfléchir honnêtement à la façon dont nous pouvons minimiser la stigmatisation dans les soins aux patients et la formation médicale. En encourageant une plus grande compassion et une acceptation sans porter de jugement sur nos patients en tant que personnes vivant avec des maladies chroniques et ayant besoin de notre aide, nous pourrons en arriver à une moins grande stigmatisation dans les milieux cliniques et de formation. Ce changement comportemental et culturel aura indubitablement un effet positif sur la satisfaction des patients et des professionnels, et pourrait même conduire à des améliorations considérables dans les résultats en matière de santé.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 906.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada