En 2015, lorsqu’on m’a approchée initialement pour interviewer des médecins de famille de tous les coins du Canada et rédiger des récits à leur propos pour la page couverture du Médecin de famille canadien, je vous assure que les mots ci-dessus ne me venaient certes pas à l’esprit.
Et je ne me considère pas comme la plus naïve des personnes d’avoir accepté ce mandat : j’enseigne et je fais de la recherche tant pour les programmes prédoctoral que postdoctoral de la Faculté de médecine de l’Université du Nord de la Colombie-Britannique, surtout au centre régionalisé de l’Université situé le plus au nord, à Prince George. J’ai écrit un livre sur les aidants, dont plusieurs étaient médecins de famille, dans les régions rurales et nordiques de la Colombie-Britannique. On me décrit comme une scientifique axée sur l’activisme, une auteure créative et une chercheure qui s’intéresse à la justice sociale et à l’iniquité en santé.
Pourtant.
Pourtant, je n’aurais réellement pas associé la pratique familiale au Canada avec des expressions comme recherche en prison ou guerriers et santé des hommes ou poésie et Cirque du Soleil.
C’est peut-être attribuable à ma propre inexpérience, à ma propre « chambre d’écho » (comme on l’appelle de plus en plus) dans laquelle les préjugés de confirmation sont constamment renforcés. Les contraintes disciplinaires en silo et myopes.
Mais, d’autre part, lorsque je questionne des gens – je parle ici de personnes totalement au hasard, à côté desquelles je suis assise dans un avion ou à un potlatch, avec qui je converse à une séance de lecture de poésies, à côté desquelles j’attends en ligne à la banque ou que je rencontre durant une promenade d’orientation dans un parc national, parce que, oui je suis ce genre de personne qui parle à de parfaits étrangers – à propos de la discipline de la médecine en général ou plus précisément de la spécialité de la pratique familiale, je suis peu surprise de l’ampleur de la naïveté et de la confusion.
Je dis « peu surprise » parce qu’avant de travailler dans une faculté de médecine, étant donné que j’avais un doctorat en géographie culturelle et historique de l’Université Queen’s à Kingston, en Ontario, je n’avais jamais entendu le mot précepteur. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui distingue un stagiaire d’un résident. Je n’aurais pas pu vous expliquer les GRANDES différences entre les soins primaires et les soins tertiaires ou en quoi le Collège des médecins et chirurgiens du Canada était, bien, comme vous le savez, différent des autres collèges (qui représentent qui et font quoi?? me serais-je demandé). Les médecins de famille peuvent-ils être urgentologues? Pourraient-ils se spécialiser en oncologie? La recherche fait-elle partie de leur pratique? Je n’en sais rien. Attendez… de toute façon, que veut dire spécialisation…?
Il est possible que certains d’entre vous, vous vous demandiez pourquoi diable j’exerce ce rôle et qui a bien pu m’engager. Il est aussi possible que certains d’entre vous remettiez en question la décision de me recruter comme rédactrice des récits de la page couverture du Médecin de famille canadien.
Si je partage avec vous ces vérités à mon propos, c’est pour mettre en évidence un important problème au Canada : un manque généralisé de compréhension du système médical dans son ensemble et une naïveté très précise à propos de la pratique familiale chez de nombreuses (nombreuses!) personnes. Un plus grand problème, toutefois, se situe dans le fait que, parmi les « initiés » (professionnels de la santé de toutes les disciplines), j’aie observé une sorte de hiérarchie selon laquelle la pratique familiale est subtilement (et parfois moins subtilement) considérée comme le cousin de deuxième classe des autres spécialités… comme la chirurgie.
Je suis convaincue que la naïveté publique générale à propos de la pratique familiale est, au moins en partie, attribuable à ceux qui, quoique ce soit imperceptiblement, au sein de la formation médicale, de la professionnalisation et même dans la pratique clinique, dénigrent la discipline.
Par exemple, la semaine dernière, le même jour, j’ai entendu 2 choses intéressantes. D’abord, ma mère m’a appelée pour me dire que l’une de ses proches amies n’avait pas de médecin de famille et me demander si je savais combien il était difficile d’avoir une consultation avec un spécialiste si on n’a pas de médecin de famille, si je connaissais l’importance des médecins de famille dans l’ensemble du système médical au pays. Je l’ai assurée que je le savais. Fait intéressant, ma mère, une femme bien éduquée, ne comprenait pas réellement l’importance primordiale de la pratique familiale dans le fonctionnement d’un système de santé au pays. Puis, un de mes étudiants de deuxième année au niveau prédoctoral m’a mentionné en passant que le message insinuant que la pratique familiale est faite pour ceux qui ne sont pas « réellement motivés » ou n’ont pas « ce qu’il faut » pour se spécialiser commençait à circuler. Soupir. Remarquez comment, dans ce « cursus caché », mon étudiant apprend déjà à penser que la pratique familiale n’est pas une spécialité, qu’une carrière en médecine familiale est une sorte d’échappatoire. J’ai raconté à mon étudiant l’appel de ma mère. Puis j’ai rappelé ma mère pour lui parler des fantastiques nouvelles générations de médecins de famille qui, je le sais, obtiennent maintenant leur diplôme dans notre pays.
Par contre, un problème persiste (d’après mon expérience) selon lequel la plupart des gens pensent qu’un médecin est un médecin est un médecin. De plus, ils ne pensent pas au « docteur » en tant qu’enseignant, chercheur, promoteur de la santé, artiste, activiste en justice sociale ou innovateur, ce que sont tant de médecins (surtout de famille) au Canada!
Rien n’aurait pu mieux me le faire comprendre que de rédiger les récits de la page couverture du Médecin de famille canadien depuis les 2 dernières années.
Bien des gens avec qui j’ai parlé dans ma vie non professionnelle au quotidien voient aussi le « docteur » comme une personne en blouse blanche, dans un bureau, qu’ils vont consulter lorsqu’ils sont malades (et non, ils ne savent pas vraiment la différence entre un résident de deuxième année, un stagiaire en troisième année de formation ou le médecin traitant… après tout, ils portent presque tous le sarrau blanc, donc ne sont-ils pas simplement un « docteur »?). Ceci veut dire que les gens ne considèrent pas le « docteur » comme une personne qui travaille globalement pour le mieux-être. De manière holistique, avec des familles entières, des collectivités entières. Sur des projets et des idées qui n’exigent pas de porter la blouse blanche.
Or, je le répète, bon nombre des remarquables médecins de famille que j’ai interviewés au cours des 2 dernières années m’ont démontré clairement que c’est effectivement ce qu’ils font. Ce sont des personnes dans leurs communautés qui luttent contre la contamination à l’arsenic, qui dirigent des groupes de défense des intérêts des patients, qui effectuent de la recherche sur la réduction des médicaments d’ordonnance administrés ou qui préconisent la télésanté pour les collectivités autochtones éloignées. Elles maintiennent qu’il faut plus de recherche par les médecins de famille eux-mêmes, champions de la responsabilité écologique et de la santé planétaire.
Il aurait évidemment été intéressant d’interviewer un plus grand nombre encore de médecins de famille de descendance non européenne, d’en apprendre sur la pratique familiale au Nunavut ou de dialoguer avec de très jeunes médecins de famille qui vont sans doute tracer de toutes nouvelles voies pour la pratique au Canada.
Mais la plus grande leçon que j’aie apprise au cours des 2 dernières années en est une que je me plais toujours à me rappeler. Les récits changent notre compréhension de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. Les récits transforment. Les récits sont de puissants moyens de transmettre les idées et les idéaux de notre époque qui importent le plus.
Je crois que les histoires des médecins de famille du Canada ont le pouvoir de transformer la façon dont les Canadiens comprennent le système médical, de comprendre les médecins, de comprendre la santé et le mieux-être. Il faut simplement raconter ces histoires.
Je crois que ces récits ont le pouvoir de transformer la façon dont les étudiants en médecine au niveau prédoctoral se comprennent eux-mêmes et comprennent leurs choix d’avenir. Je crois que des personnes comme ma mère écouteraient ces histoires.
Je crois que chaque médecin de famille au pays a une histoire à raconter. Pour ma part, je continuerai à être impressionnée et étonnée par chaque histoire minutieusement conçue et vécue dans le monde dans le but de faire une différence, d’apporter des changements, d’inspirer et de guérir.
PHOTO D’ARRIÈRE PLAN À GAUCHE Une rivière en Colombie-Britannique (PHOTOGRAPHE Cathie Ferguson).
PHOTO EN HAUT Mme de Leeuw (PHOTOGRAPHE Sonya Kruger).
PHOTOS (dans le sens des aiguilles à partir du haut à gauche) Un établissement correctionnel en Colombie-Britannique (PHOTOGRAPHE Cathie Ferguson). Sarah Bilodeau-Fressange sur le trapèze de soie dans un spectacle du Cirque du Monde du Cirque du Soleil, qui vise à favoriser le développement personnel et social d’enfants et de jeunes à risque (PHOTOGRAPHE Andrée Lanthier). Photo d’un iceberg prise à Twillingate, T.-N., faisant face à l’île New World où la communauté est aux prises avec des eaux souterraines contaminées (PHOTOGRAPHE Ned Pratt). Une cérémonie de purification lors d’une retraite du Club des DUDES, un programme communautaire de promotion de la santé destiné surtout aux hommes autochtones du quartier du centre-est de Vancouver, C.-B. (PHOTOGRAPHE Jeff Topham). Un quartier à faible revenu de Toronto, Ont., où les médecins prescrivent contre la pauvreté (PHOTOGRAPHE Laura Bombier). Esther Moscovitch, patiente en soins palliatifs à Montréal, Qué, où des médecins de famille s’attaquent aux effets environnementaux des hôpitaux (PHOTOGRAPHE Andrée Lanthier).
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the December 2017 issue on page 954.
Le Projet de la page couverture Les visages de la médecine familiale a évolué pour passer du profil individuel de médecins de famille au Canada à un portrait de médecins et de communautés des diverses régions du pays aux prises avec des iniquités et des défis omniprésents dans la société. Nous espérons qu’avec le temps, cette collection de pages couvertures et de récits nous aura aidés à améliorer nos relations avec nos patients dans nos propres communautés.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada