Quelque part dans un coin isolé de la plage, le long du basin Minas en Nouvelle-Écosse, vous trouverez probablement le Dr Michael Cussen qui apprend par cœur un poème. Après avoir récité tout haut le poème pour lui-même et pour les vagues, à peaufiner sa mémoire et son intonation, il marchera sans doute jusqu’au Centre de santé communautaire de Hants Shore, une clinique multidisciplinaire établie en 1985 qui dessert 13 « petits hameaux ruraux » (comme les appelle Michael), sur le bras sud-ouest de la baie de Fundy.
Dans le monde de Michael, la poésie et la médecine ne sont pas si éloignées l’une de l’autre.
L’an dernier, le Dr Cussen a mémorisé Tintern Abbey par William Wordsworth. Cette année, il entreprend The Love Song of J. Alfred Prufrock, un long poème moderniste par T.S. Eliot, qui commence par une métaphore qui transforme le ciel du crépuscule en une patiente éthérisée sur une table, un poème ponctué de la stance monocorde et du refrain lyrique quelque peu obscur suivant :
Dans la pièce, les femmes vont et viennent
Parlant de Michel-Ange
Même si la vision de la médecine et de la pratique familiale de Michael Cussen est loin d’être « obscure », sa notion du bien-être est fermement ancrée dans le lyrique, dans un engagement passionné et inspiré envers les récits, la littérature et l’éducation comme éléments fondamentaux de la santé humaine.
« Il y a bien des années, j’étais assis dans un pub à Dublin. J’étais en compagnie d’un poète, devenu depuis éditeur, et nous buvions une bière. Un garçon est entré. C’était un vendeur de journaux. Nous lui avons dit que nous ne voulions pas lui acheter le journal au complet, mais nous lui avons demandé s’il pouvait nous dire quelle équipe avait gagné ce jour-là. Le garçon nous a regardés et a répondu qu’il ne le savait pas, parce qu’il ne savait pas lire. Ce fut une révélation. »
Cette révélation a entraîné Michael Cussen sur une voie où il chemine encore aujourd’hui. Un cheminement sur lequel l’alphabétisation et la clinique médicale locale sont intimement liées, un cheminement qui inclut une lettre de Sarah McLachlan au sujet de son amour pour le poème de Leonard Cohen « For Anne », un cheminement rempli d’images de sa fille qui regarde la brume matinale se lever dans cette Nouvelle-Écosse rurale alors qu’elle attend son autobus scolaire d’un jaune vibrant, un cheminement qui a mené Michael à s’asseoir avec des cercles de garçons du primaire, à leur lire des histoires mettant en vedette des pompiers et des policiers.
« L’alphabétisation est un déterminant si fondamental de la santé, fait remarquer le Dr Cussen. Je vais vous donner un exemple. Pendant des années, en Alberta, à Terre-Neuve et en Nouvelle-Écosse, là où j’ai vécu après mon arrivée d’Irlande au Canada, des patients me demandaient de les aider à remplir des formulaires. Au départ, c’était frustrant. Je croyais qu’ils me faisaient perdre mon temps. Puis, je me suis rendu compte qu’ils ne pouvaient pas lire les questions. Quand je suis arrivé en Nouvelle-Écosse, j’ai appris que le taux de décrochage au secondaire était de 50 %. Imaginez donc! »
Michael donne des exemples concrets du lien direct entre l’alphabétisation et la santé et cite de multiples occasions où il a travaillé avec des patients incapables de faire leurs tests de diabète parce qu’ils ne savaient ni lire ni écrire. Fondamentalement, ces patients ne peuvent pas exprimer leurs propres besoins en matière de santé ou potentiellement ne comprennent même pas ce qu’ils sont. « S’ils ne savent pas lire ou s’ils ne comprennent pas ce qu’ils voient sur une page, leur esprit se ferme. C’est naturel. Tout le monde doit savoir lire et écrire. Cela fait tellement une différence dans la vie des gens.»
Selon le Dr Cussen, il n’est pas productif de faire sentir mal les gens parce qu’ils ne savent pas lire ou de leur dire qu’ils devraient le savoir. Michael fait plutôt référence gentiment et profusément au texte canonique de Paulo Freire, Pedagogy of the Oppressed, ou la pédagogie des opprimés, et offre des réflexions sur le fait que les personnes et les communautés marginalisées ont les outils et le savoir nécessaires à leur propre transformation, que le travail avec les gens de la base se traduit toujours par les plus grandes révolutions. « Lorsque j’étais à la faculté de médecine à Dublin, nous avons aidé des syndicats à former un groupe d’alphabétisation. Ici, en Nouvelle-Écosse rurale, la main-d’œuvre était autrefois presque entièrement formée de cols bleus. Même eux avaient besoin de savoir lire et écrire. Mais, maintenant, c’est véritablement nécessaire. Cette connaissance fait toute une différence dans la vie des gens. »
Le Centre de santé communautaire de Hants Shore, qui est, en passant, le premier résultat que donne Google quand vous cherchez « Hants Shore », parce que la clinique est tellement vitale pour la région, préconise tout ce qui contribue à l’alphabétisation : la nourriture, la communauté, les ressources. Pour que les gens apprennent à lire et à écrire, ils ont besoin de plus qu’un crayon, du papier ou un livre. Ils ont besoin de soutien communautaire. Ils ont besoin de soins, de leaders et de défenseurs.
« Au début, nous avions l’aide d’une enseignante à la retraite qui faisait du tutorat individuel. Elle a transformé ce simple programme en une organisation d’alphabétisation très spécialisée. C’est devenu le Hants Learning Network, une immense organisation. Nous avons mis sur pied un centre de la petite enfance pour impliquer les enfants dans l’apprentissage permanent. Nous avons soutenu le premier programme de petits déjeuners dans les écoles. Au milieu des années 1990, j’ai commencé à faire des visites dans les écoles. Une fois par semaine. Une heure par semaine. Je voulais travailler avec les garçons. J’avais observé ma fille quand je l’amenais à la librairie. Elle trouvait toujours un tas de livres à acheter. Ce n’était pas le cas de mon fils. Je voulais trouver une approche différente avec les garçons des milieux ruraux. Je m’asseyais donc avec environ 20 garçons et j’interviewais un homme, que ce soit un pilote, un policier, un pompier. Puis je demandais à ces hommes s’ils avaient besoin de lire pour faire le travail et, bien sûr, tous répondaient oui! Ensuite, nous lisions tous ensemble une histoire. J’essayais d’intéresser les garçons à la lecture d’une façon différente. Je les mettais presque au défi de lire. »
Le travail du Dr Michael Cussen auprès des programmes de tutorat et de récits dans les écoles primaires a pris beaucoup d’ampleur. Un mot à la fois, un monde romanesque complet de bonne santé a commencé à se répandre dans les villages de la vallée de la rivière Avon en Nouvelle-Écosse rurale. « Les gens nous accueillaient dans leur cuisine. Nous leur demandions ce qu’ils voulaient savoir et nous nous assurions qu’ils obtiennent tous leurs renseignements dans un langage d’un niveau de 7e année. Les gens voulaient savoir comment lire un thermomètre lorsque leur enfant était malade. »
Les gens demandaient aussi à connaître des choses encore plus importantes que le thermomètre : des femmes de Hants Shore ont exprimé le besoin de comprendre comment survivre à la violence sexuelle durant l’enfance. Elles avaient besoin de matériel à lire, à partager, pour apprendre. C’est alors que le Centre de santé communautaire de Hants Shore est intervenu et a appuyé environ 8 à 10 femmes qui ont produit des ressources et animé des groupes de discussions. Les gens demandaient des renseignements sur la santé cardiaque. Le Dr Cussen et le centre se sont associés avec une université à Halifax, mais seulement après avoir obtenu l’assurance que tous les comités de recherche qui travailleraient dans la région seraient présidés par un expert local et conseillés par la communauté. Michael Cussen est sérieux, très sérieux d’ailleurs, à propos de la Pedagogy of the Oppressed, la pédagogie des opprimés de Freire.
Le Centre de santé communautaire administre maintenant une bourse pour financer un étudiant de la région rurale. Michael a vu des gens se hisser aux échelons supérieurs de carrières spécialisées au-dessus de la vague de préjugés contre le milieu rural. Il se souvient d’une personne à qui on avait dit de ne pas « viser trop haut », mais un membre de sa famille siégeait au conseil d’administration du Centre de santé communautaire de Hants Shore.
« On en voit souvent, affirme le Dr Cussen. Des préjugés contre les gens des milieux ruraux. » Mais où est la justice poétique dans le cas de l’étudiante à qui on avait dit de ne pas viser trop? Elle connaît un grand succès dans l’exercice de sa profession.
C’est comme si la vie du Dr Cussen et sa passion pour l’alphabétisation et la santé de la Nouvelle-Écosse rurale étaient tirées directement d’un verset du poème qu’il essaie actuellement de mémoriser et qui se lirait en français :
Et viendra bien le temps
De se demander «Oserai-je? » et « Oserai-je? »
La réponse est oui, bien sûr. Osez et soyez poétique.

PHOTOS
Photo d’arrière-plan aux pages e200–1, Le bassin Minas en Nouvelle-Écosse.
Photos des pages e202–3, dans le sens des aiguilles d’une montre, à partir d’en haut à gauche Le Dr Cussen lit un livre à (de gauche à droite) William, Shoshanna, Ava, Peyton, Bryce, Dustin et Brielle à la garderie Bo-Peeps du Centre communautaire de Hants Shore. Le Dr Cussen apprend par cœur un poème sur la plage qui borde le bassin Minas. Du matériel pédagogique au Centre communautaire de Hants Shore et Shorelines, un recueil de poèmes s’inspirant de la vie sur l’eau. Le Dr Cussen en compagnie de Joanne Fields (au centre), animatrice du programme destiné aux aînés au Centre Burlington Hall, et de Jean Crawford (à droite), coordonnatrice de l’engagement communautaire pour le centre de santé.
PHOTOGRAPHE Johanna Matthews, Valley, N.-É.
Footnotes
Le Dr Cussen est médecin de famille au Centre de santé communautaire de Hants Shore à West Hants, N.-é.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the March 2017 issue on page 228.
Le Projet de la page couverture Les visages de la médecine familiale a évolué pour passer du profil individuel de médecins de famille au Canada à un portrait de médecins et de communautés des diverses régions du pays aux prises avec des iniquités et des défis omniprésents dans la société. Nous espérons qu’avec le temps, cette collection de pages couvertures et de récits nous aidera à améliorer nos relations avec nos patients dans nos propres communautés.
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