Vous rappelez-vous le moment, en début de carrière, lorsqu’on vous a décerné un prix?
Ce sentiment de joyeuse fierté lorsque votre nom a été prononcé devant vos pairs? Lorsqu’on vous a rendu hommage pour un accomplissement spécial, lorsque vous avez ressenti ces papillons de joie?
Un peu comme vous, la Dre Lisa Monkman se rappelle aussi avoir reçu un prix. Celui dont elle se souvient le plus clairement lui avait été remis à l’Université du Manitoba, à Winnipeg, en tant qu’étudiante en médecine au niveau prédoctoral.
Toutefois, peut-être un peu au contraire de vous, son souvenir n’est pas la bouffée de fierté ni les frémissements de joie.
Elle se souvient plutôt du commentaire lancé par un étudiant qui se trouvait dans le rang juste derrière elle. Des propos du genre « Comme si elle a besoin d’un AUTRE prix. Les Autochtones les reçoivent tous, sans compter que leurs études sont payées de toute façon, alors pourquoi lui donner plus d’argent? ».
La Dre Monkman se rappelle l’étudiante à ses côtés, prenant sa part et rétorquant à son collègue derrière une réplique se voulant une défense : « Vas-TU travailler dans de toutes petites réserves comme Lisa? Nous avons besoin de plus de médecins qui vont s’occuper des patients autochtones dans les régions rurales. Tu devrais la soutenir plutôt que la critiquer. »
La Dre Monkman n’est plus à la faculté de médecine depuis un certain temps déjà.
Elle a remporté de nombreux autres prix. L’incident est depuis longtemps derrière elle.
Lorsqu’elle n’est pas en route pour travailler dans la petite collectivité de la Première Nation de Brokenhead au Manitoba, elle pratique au sein d’une équipe de médecine centrée sur les Autochtones, sans être rémunérée à l’acte, au centre-ville de Winnipeg. Elle était membre fondatrice de l’Association des Médecins Indigènes du Canada, dont elle est maintenant directrice au conseil d’administration. Elle jongle avec toutes ces activités et celles de mère et de membre de la Faculté de médecine de l’Université du Manitoba. Son conjoint, déjà député à l’Assemblée législative du Manitoba, en plus d’être une icône de la littérature et du journalisme canadiens, vient d’annoncer qu’il brigue le poste de chef du NPD au Manitoba. C’est une décision que Wab Kinew associe étroitement avec son union et son partenariat de toute une vie avec la Dre Monkman.
Autrement dit, Lisa est une médecin de famille très performante, catalysant le changement à tous les niveaux imaginables, que ce soit dans sa famille ou ses pratiques cliniques, chez ses patients et leurs collectivités, ou dans la province du Manitoba et le pays tout entier.
Pourtant, les circonstances entourant ce prix qui lui avait été décerné il y a bien des années, combinées à son enfance en tant qu’Anishinaabe avec 6 autres frères et sœurs plus jeunes, dans les quartiers défavorisés de Winnipeg, et à une mère se démenant pour obtenir un diplôme de premier cycle tout en assurant leur subsistance, continuent de contextualiser presque tout ce qu’elle entreprend.
« Le Canada est fondé sur des lois racistes et colonialistes, pense la Dre Monkman. Les peuples autochtones vivent avec des lois axées sur la race. Il existe des divisions entre les personnes qui vivent dans les réserves et hors réserve. Nous vivons avec d’énormes disparités. »
Elle fait remarquer que « les gens comprennent invariablement mal les Autochtones. Les étudiants en médecine indigènes ne sont pas encore à l’abri. Je pense à ce prix que j’ai reçu. Oui. Ce que cet étudiant disait était complètement faux. J’ai travaillé à temps plein et à temps partiel depuis l’âge de 12 ans. Mon père était non inscrit. Ma mère était mon inspiration. Elle croyait à l’éducation et au dur labeur. Nous n’avons rien eu gratuitement. Les Autochtones n’ont rien gratuitement. J’ai toujours été bonne en mathématiques et en sciences. Alors, cet étudiant faisait preuve de racisme. Mais, l’autre élément auquel je pense maintenant, c’est la façon dont ma collègue a pris ma défense. C’est comme si j’étais confinée à travailler seulement en milieu rural, à travailler seulement avec des Autochtones, à travailler seulement dans les réserves. Pourquoi les étudiants en médecine indigènes sont-ils si souvent confinés ainsi? »
C’est une question obsédante de savoir comment et pourquoi les médecins autochtones, ou les Autochtones en général, sont imaginés et confinés ainsi dans l’esprit de tant de Canadiens coloniaux non indigènes.
Selon la Dre Monkman, c’est une question qui doit être affrontée directement par et pour les peuples indigènes : « La colonisation, le racisme, l’oppression : ces facteurs entrent en jeu à l’échelle de la population. Certains Autochtones réussiront dans la vie, mais il y a des milliers d’entre eux dont le plein potentiel ne se réalise jamais. Le changement doit se produire sur les plans personnel et communautaire. Il doit donc y avoir une formation obligatoire dans les facultés de médecine concernant les collectivités indigènes et leur histoire. Cette formation doit être élaborée et présentée par des Autochtones. Vous ne pouvez pas “imaginer” les expériences des Indigènes. Vous devez avoir vécu notre réalité, notre histoire. »
Comme c’est le cas de bien des Autochtones au Canada, la réalité et l’histoire de la Dre Monkman sont débordantes d’humour, de résilience, de ténacité, de force et de quotidien normal. Son fils joue au hockey. Sa communauté est Dog Creek, dans la région manitobaine d’Interlake. Elle rit quand elle mentionne sa belle-mère qui aime bien le « folklore ». Lisa adore enseigner le yoga et joue du tambour. Elle a grandi à Winnipeg et se souvient d’une communauté culturellement diversifiée et tissée serrée. Elle ne s’est jamais considérée comme étant pauvre : « la pauvreté est souvent relative. Nous étions heureux et bien traités. Jamais, je n’avais “moins que” mon entourage. Nous étions toujours confortables. Et ma mère travaillait toujours, interminablement, pour se dépasser. Durant ses cours pour devenir enseignante, elle allaitait un bébé. Son éthique du travail était un exemple puissant. Je n’ai jamais pensé que devenir médecin relevait de l’impossible. »
Pourtant, à l’instar de nombreux Autochtones au Canada, la réalité et l’histoire de Lisa n’avaient pas assez de mentors indigènes de professions comme la médecine, le droit ou la politique. Et, dans sa formation médicale, il n’y avait pas assez de collègues indigènes ni de cursus axé sur les Autochtones. « Durant la résidence, j’étais si exténuée. Il manquait tant d’équilibre et d’espace pour le bonheur personnel. Je crois que, pour devenir médecin, vous devez à la base avoir indéniablement foi en vous-même, aborder les problèmes avec courage et humilité et croire que vous allez les surmonter et que là où vous allez est mieux que d’où vous venez. La réalité, c’est que tant d’Autochtones ont eu ce sentiment d’érosion d’eux-mêmes à cause de la colonisation et du racisme. C’est comme un traumatisme cérébral. Il faudra d’immenses réseaux de soutien formés d’autres Indigènes, de personnes chères. Nos visions autochtones du monde demeurent sous-représentées. Personne en dehors de la communauté ne trouvera le “remède ” pour nous. Nous savons ce dont nous avons besoin pour notre propre santé et notre bien-être. »
La Dre Monkman fait partie du remède qu’elle envisage par et pour les Indigènes. Elle est, en quelque sorte, plus que la médecine qu’elle exerce : elle est, elle-même, une sorte de médecine contre les maux du colonialisme et du racisme anti-autochtone au Canada et ailleurs. Ce n’est pas toujours facile mais, comme elle le fait remarquer : « en tant que médecins, nous sommes très bien placés pour redonner. Vous pouvez donner de vous-même, en n’oubliant jamais que les choses véritablement précieuses méritent qu’on se batte, valent le combat »
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the June 2017 issue on page 468.
La Dre Monkman est médecin de famille anishinaabe qui a de l’expérience tant en milieu rural qu’urbain. Elle travaille actuellement à la clinique médicale du centre-ville ACCESS où elle dispense des soins primaires aux résidents des quartiers défavorisés et aux sans-abri de Winnipeg. Elle a récemment fondé une clinique d’action sociale à Swan River, au Manitoba, qui se spécialise en médecine des dépendances en réponse à des flambées locales d’infections au VIH et d’hépatite C en raison de l’usage de drogues intraveineuses. Elle se déplace une fois par semaine pour visiter la Nation des Ojibwés de Brokenhead et établir une clinique médicale en partenariat avec l’Unité médicale du Nord et les membres de la collectivité des Ojibwés de Brokenhead. Elle est fondatrice et membre du conseil d’administration de l’Association des Médecins Indigènes du Canada et consacre son temps libre à la poursuite de la santé et du bien-être sous diverses formes. Elle est instructrice certifiée en yoga et ancien membre des groupes de joueurs de tambours Nay-a-No et Neebin Noodin. Présentement, elle donne bénévolement de son temps au sein de différents comités consultatifs. Elle travaille avec Returning to Spirit, une organisation qui se consacre à la guérison des séquelles des pensionnats; le comité d’administration de Mercury Disability Management; le comité organisateur du 5e, 6e et 7e Congrès international sur la santé des enfants autochtones; et le comité consultatif sur la santé des Autochtones de la Société canadienne de pédiatrie. La Dre Monkman espère un jour parfaire ses études pour obtenir une maîtrise en santé publique et demeure engagée à servir la communauté autochtone au Manitoba.
Le Projet de la page couverture Les visages de la médecine familiale a évolué pour passer du profil individuel de médecins de famille au Canada à un portrait de médecins et de communautés des diverses régions du pays aux prises avec des iniquités et des défis omniprésents dans la société. Nous espérons qu’avec le temps, cette collection de pages couvertures et de récits nous aidera à améliorer nos relations avec nos patients dans nos propres communautés.
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