Les patients des médecins de famille canadiens utilisent fréquemment des produits de santé naturels tels que des plantes médicinales, des vitamines, des minéraux et d’autres suppléments1. Bien que bon nombre de ces produits soient inoffensifs, outre leurs coûts, ils peuvent parfois interagir avec des médicaments d’ordonnance et causer d’autres préjudices2. Dans le cas des médicaments homologués, il faut publier les risques et les interactions médicamenteuses possibles, alors que ce n’est pas le cas pour de nombreux produits de santé naturels3.
Une revue systématique a décrit 80 herbes et plantes médicinales qui avaient des interactions cliniquement importantes avec des médicaments d’ordonnance et en vente libre4. Les médicaments ayant une activité antiplaquettaire ou anticoagulante, comme la warfarine et l’acide acétylsalicylique, interagissaient avec plus de 30 produits à base d’herbes et de plantes. Dans une autre revue systématique, il a été démontré que les agents antiplaquettaires et anticoagulants étaient les médicaments les plus souvent en cause dans les interactions avec des herbes médicinales5. Il importe de comprendre les interactions avec la warfarine, parce qu’elle a une étroite marge thérapeutique. Des saignements peuvent rapidement survenir lorsque son effet est augmenté, tandis que s’il est diminué, le patient est prédisposé à la formation de caillots sanguins. Les femmes plus âgées, en particulier, font partie du groupe à risque élevé d’interactions indésirables mettant en cause des produits de santé naturels3.
Nous présentons le cas clinique d’une femme plus âgée qui prenait de la warfarine et a subi une élévation critique de son rapport normalisé international (INR), possiblement associée à un supplément de vitamines.
Cas
Mme A., âgée de 89 ans, prend de la warfarine et est venue le 19 décembre 2013 pour la mesure habituelle de son IRN, qui se situait à plus de 10,0, soit une élévation critique. La mesure de l’INR a été répétée le même jour et dépassait encore 10,0. Son dernier INR, mesuré le 10 décembre 2013, était de 3,5. La patiente ne montrait aucun signe clinique ou symptôme d’une anticoagulation anormale. Ce résultat critique était la première variation substantielle dans les antécédents de la patiente depuis qu’elle avait commencé à prendre de la warfarine, en 2009, en raison d’un nouveau diagnostic de fibrillation auriculaire.
Au nombre des antécédents médicaux pertinents de cette patiente figuraient la fibrillation auriculaire, une hypertension contrôlée et des chutes occasionnelles au cours des dernières années. Au moment de l’élévation de son INR, ses médicaments incluaient la warfarine (3 mg/j), 2 comprimés de multivitamines 2 fois par jour et de l’hydrochlorothiazide (25 mg/j) amorcé en 2005. Elle prenait aussi 1000 UI de vitamine D et 500 mg de vitamine C, des suppléments qu’elle utilisait couramment depuis 2005.
Le 13 décembre 2013, elle avait commencé à prendre la multivitamine Vitalux Healthy Eyes, suivant les conseils de son ophtalmologiste, pour la prévention de la dégénérescence maculaire liée à l’âge. La patiente a d’abord pris 1 comprimé 2 fois par jour, puis a graduellement augmenté la dose, selon les conseils donnés, à 2 comprimés 2 fois par jour. Elle a signalé s’être conformée diligemment à cette posologie, de même qu’à une dose de 3 mg de warfarine par jour. Elle n’a rapporté aucun changement dans son alimentation, aucune consommation d’alcool, de tabac ou d’acétaminophène, ni de changements récents dans ses médicaments, mis à part l’ajout de la multivitamine. La patiente a été transférée à l’hôpital et traitée avec 5 mg de vitamine K par voie orale. On lui a conseillé de discontinuer immédiatement la multivitamine et la warfarine. Un jour plus tard, l’INR de la patiente avait chuté à 6,2 (18 décembre 2013) et le 20 décembre 2013, il était revenu à 1,7 (Tableau 1). Elle a recommencé à prendre de la warfarine sans incident, et son INR demeure dans la norme thérapeutique avec 3 mg de warfarine par jour.
Mesures de l’INR de la patiente
Discussion
Les agents anticoagulants et antiplaquettaires comptent parmi les sources les plus nombreuses et cliniquement importantes d’effets indésirables associés à des produits de santé naturels. Il est particulièrement reconnu que la warfarine interagit avec une longue liste de produits et de médicaments de médecine naturelle, causant des incidents indésirables et même dangereux pour la vie, comme des saignements importants dus à une élévation de l’INR et à des incidents thromboemboliques issus d’une baisse de l’INR4,5.
Vitalux Healthy Eyes est une multivitamine à base de produits de santé naturels, formulée en se fondant sur l’étude AREDS (Age-Related Eye Disease Study) et les essais AREDS2. Elle est recommandée pour réduire le risque de dégénérescence maculaire chez les patients de plus de 50 ans6,7. Elle contient 28 micronutriments, dont 33,5 mg de vitamine E, une dose qui représente plus du double des 15 mg recommandés par Santé Canada comme apport quotidien8,9. Il a été documenté que la vitamine E à des doses 10 fois plus élevées que celles permises par jour selon les recommandations augmente l’effet anticoagulant de la warfarine 10–13. On a aussi fait valoir que la vitamine C, le sélénium et le magnésium, 3 autres composantes de la multivitamine, interagissaient avec la warfarine, quoique la puissance des données à cet effet fût plus faible, et que la vitamine C ait un effet favorisant la coagulation.
Nous sommes d’avis que le cas de cette patiente répond aux critères de l’Organisation mondiale de la Santé définissant un événement indésirable possible entre un médicament d’ordonnance et un produit de santé naturel14. Ces critères comprennent la chronologie, la répétition, la plausibilité médicale ou pharmacologique, l’exclusion d’autres causes, l’utilisation inappropriée et la contamination potentielle14. La chronologie dans le cas de la patiente est logique : l’INR a été affecté dans les 4 jours après avoir commencé la multivitamine et est revenu à la normale après sa cessation. Il est improbable que cet incident ait été causé par d’autres médicaments d’ordonnance ou produits, la non-conformité, des changements dans l’alimentation ou des maladies, puisqu’il s’agissait d’un événement isolé et que la patiente a dit ne pas avoir changé son alimentation, fumé, pris de l’alcool, ni avoir utilisé ses médicaments d’ordonnance de manière inappropriée. Enfin, la plausibilité pharmacologique existe, puisque la multivitamine contient de la vitamine E2. Même si la multivitamine contient une dose plus faible de vitamine E que celle dont on a démontré antérieurement qu’elle interagissait avec la warfarine11, il importe d’envisager la possibilité que les adultes plus âgés, surtout les femmes plus âgées, puissent être particulièrement vulnérables à de telles interactions3,15. Par exemple, dans un échantillon de convenance d’adultes de plus de 60 ans, 31,5 % des participants étaient à risque d’avoir au moins 1 interaction médicamenteuse avec un produit de santé naturel16. Les femmes plus âgées sont particulièrement à risque d’interactions avec la warfarine, puisqu’elles semblent avoir besoin de doses plus faibles de warfarine pour atteindre les seuils thérapeutiques17. Il se pourrait que ce soit dû à divers facteurs, comme la polypharmacie, des changements métaboliques et des comorbidités18.
Conclusion
Les médecins de famille devraient avertir les patients qui prennent des agents anticoagulants et antiplaquettaires du risque d’interactions et de dangers causés par l’utilisation simultanée de certains produits de santé naturels. Les patients plus âgés, en particulier, devraient être au courant de ces risques potentiels. Parmi les considérations cliniques, il faut surveiller plus étroitement les mesures de l’INR lorsque des produits de santé naturels sont amorcés ou encore envisager d’autres formes d’anticoagulation. Dans le présent cas, nous signalons un INR critique associé à une interaction possible entre la warfarine et une multivitamine chez une patiente plus âgée, potentiellement reliée à la présence de vitamine E dans le supplément en cause. La vitamine K, la discontinuation de la multivitamine et l’interruption temporaire de la warfarine ont permis un retour à des valeurs normales de son INR. La reprise de l’utilisation de la warfarine n’a causé aucun incident.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
Il est possible qu’un produit de santé naturel contenant de la vitamine E interagisse avec la warfarine et cause une élévation critique du rapport normalisé international.
Afin d’évaluer cette interaction potentielle, les critères de l’Organisation mondiale de la Santé ont été utilisés pour déterminer les événements indésirables reliés aux interactions entre des médicaments d’ordonnance et des produits de santé naturels : chronologie, répétition, plausibilité, exclusion d’autres causes, utilisation inappropriée et contamination possible.
Les médecins de famille devraient avertir leurs patients qui prennent des agents anticoagulants et antiplaquettaires du risque d’interactions et de torts causés par l’utilisation simultanée de certains produits de santé naturels. Les patients plus âgés, en particulier, devraient être au courant des risques potentiels.
Footnotes
Cet article donne droit à des crédits d’auto-apprentissage certifié Mainpro+. Pour obtenir des crédits, rendez-vous sur www.cfp.ca et cliquez sur le lien Mainpro+.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 536.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada