Historiquement, les interventions préventives ont amélioré la santé des populations de façon spectaculaire, améliorant considérablement les résultats chez les patients, notamment en matière de décès dus aux maladies infectieuses et de mortalité infantile. À mesure qu’évolue la médecine, de plus nombreuses interventions en prévention et en dépistage sont encouragées, le plus souvent sous les auspices des soins primaires. Le vieillissement de la population, qui est souvent affectée par des comorbidités multiples, a aussi influencé la prestation des services en soins primaires, compte tenu des nombreuses recommandations concernant la prise en charge des maladies chroniques. Si on augmente le temps consacré à un genre d’activité, il y a lieu de rechercher un juste équilibre après avoir analysé de manière réfléchie ce qui, en contrepartie, pourrait être négligé. Le concept des demandes concurrentielles en soins primaires n’a rien de nouveau. Il y a presque un quart de siècle, des auteurs ont reconnu que les demandes concurrentielles, notamment les soins de courte durée, les requêtes des patients, les maladies chroniques, les problèmes psychosociaux, le dépistage, le counseling en changement comportemental, de même que l’administration et la gestion des soins, présentaient des obstacles considérables à la fourniture de certains services aux patients1. Dans le présent article, nous évaluons la faisabilité de répondre aux demandes actuelles en soins primaires, ainsi que les bienfaits relatifs de ces interventions, y compris le dépistage et les soins de santé préventifs, la prise en charge des maladies chroniques et les soins aux patients souffrant de problèmes médicaux aigus.
Les soins primaires et les journées de 36 heures
Les données probantes corroborant que les soins primaires améliorent les résultats en santé sur une base populationnelle sont convaincantes2. Les cliniciens en soins primaires fournissent environ 68 % de tous les soins aux patients3 et sont identifiés comme étant les mieux placés pour effectuer les interventions préventives à l’échelle de la population4,5. De fait, certains ont fait valoir que la prédominance du modèle biomédical (qui accorde la priorité au traitement des maladies) nuit à la mise en œuvre de la prévention primaire et de la promotion de la santé en soins de première ligne6.
En 2005, on estimait que pour se conformer à toutes les recommandations des guides de pratique clinique, il faudrait que les cliniciens en soins primaires consacrent 11 heures par jour à la prise en charge des maladies chroniques7 et 7 heures aux services de prévention8. Depuis, les recommandations des lignes directrices n’ont fait qu’augmenter. De 1984 à 2008, le nombre de recommandations dans les guides de pratique en cardiologie a connu une hausse de 48 %9. Durant une période semblable, le nombre d’entrées de lignes directrices dans PubMed est passé de 73 à 750810. On a dit dans les médias et les recherches universitaires que les soins primaires n’arrivaient pas à intégrer les lignes directrices et les interventions préventives dans la pratique clinique11–14, peut-être en partie parce que c’est une tâche impossible.
Les interventions en soins primaires
Pour évaluer les bienfaits des demandes concurrentielles et les possibilités en soins primaires, nous avons posé comme postulat que les soins primaires pourraient être divisés en 5 principales catégories aux fins de discussion : a prise en charge des problèmes symptomatiques aigus, la prise en charge des problèmes chroniques, la prévention des maladies cardiovasculaires, le dépistage du cancer chez les patients à risque moyen et le dépistage ou le counseling en vue de la promotion de la santé. Un échantillon représentatif d’interventions dans chaque catégorie a été choisi en fonction de la disponibilité de données tirées d’études randomisées contrôlées signalant des résultats centrés sur le patient (à l’exception du dépistage du cancer du col, qui est recommandé par des lignes directrices nationales dans toute l’Amérique du Nord). À l’aide de ces données, nous avons cerné les bienfaits absolus des interventions et nous avons calculé le nombre de sujets à traiter pour obtenir des bienfaits. Dans chaque cas, les exemples choisis sont des problèmes courants vus en soins primaires ou des interventions préventives recommandées par des lignes directrices nationales. Ces estimations servent simplement à amorcer les discussions au sujet de l’atteinte d’un bon équilibre dans les priorités en soins de santé.
Nous avons calculé le nombre de visites par année apportant un bienfait en nous fondant sur la taille des listes de patients assignés aux médecins, le nombre de visites de patients par jour et les caractéristiques démographiques des listes de patients. Étant donné qu’il s’agit d’estimations, nous avons calculé les valeurs pour 2 scénarios afin de saisir un éventail de bienfaits possibles : un scénario conservateur et un scénario optimal. Afin d’estimer les bienfaits que le médecin moyen verrait au cours de sa carrière, nous avons extrapolé ces chiffres en fonction d’une pratique présumée de 30 ans. Les explications détaillées des méthodes utilisées pour déterminer les visites apportant un bienfait par année et les bienfaits sur 30 ans se trouvent aux Tableaux 1 et 215–47.
Problèmes courants et interventions préventives en soins primaires
Comparaison des bienfaits des interventions en soins primaires
Au cours d’une pratique de 30 ans, le traitement des problèmes aigus apportera un bienfait clinique lors de 5280 à 21 600 visites de patients, tandis que le traitement des problèmes symptomatiques chroniques sera bénéfique dans 4290 à 18 540 visites de patients. À l’autre extrémité du spectre, sur une période de 30 ans de pratique, la prévention en soins primaires des maladies cardiovasculaires entraîne des bienfaits dans 98 à 360 visites de patients, et le dépistage du cancer se révèle bénéfique dans 4 à 11 visites. Si nous comparons les estimations conservatrices pour les présentations symptomatiques (5280 + 4290 = 9570) avec les estimations optimales pour la prévention et le dépistage (360 + 11 = 371), l’écart représente un ratio de bienfaits de 26 pour 1. Le calcul du ratio prenant en compte la situation optimale pour les présentations aiguës et les estimations conservatrices pour le dépistage et la prévention, nous obtenons un ratio de bienfaits de 394 pour 1. Les meilleures données probantes accessibles font valoir qu’un certain nombre d’interventions en promotion de la santé, comme le dépistage de la consommation abusive d’alcool et les interventions à cet égard, n’apporteront pas de bienfaits cliniquement significatifs dans le milieu habituel des soins primaires.
Éléments importants à prendre en compte
L’estimation des bienfaits sur une base numérique ne représente qu’une pièce du casse-tête, mais les issues en soins primaires sont complexes et de nombreux autres facteurs nécessitent de plus amples discussions.
Coûts de renonciation.
Le temps consacré au dépistage de maladies chez des patients asymptomatiques crée un coût de renonciation en ce sens que des patients présentant des symptômes pourraient ne pas être vus par le médecin. Les patients ont souvent de la difficulté à voir leur médecin en temps opportun. Un patient sur 5 se rend à l’urgence au Canada pour des problèmes qui pourraient être traités en milieu de soins primaires48. Environ 50 % du temps, la raison évoquée pour la visite à l’urgence est la difficulté d’avoir accès à un médecin de famille48. IMS Health a rapporté que la deuxième raison en importance motivant la visite des patients à leur médecin de famille en 2014 était le « bilan de santé » (10,3 millions de visites)49, lors de rendez-vous souvent pris longtemps d’avance et dont l’utilité est contestable50,51. Ainsi, pendant que les médecins de famille effectuent l’examen médical périodique (et sont récompensés pour le faire) pour la prévention et le dépistage chez des patients asymptomatiques, leurs patients souffrant de problèmes médicaux aigus fréquentent peut-être l’urgence pour des préoccupations dont leur propre médecin aurait pu s’occuper de manière plus appropriée.
Préjudices.
Les patients symptomatiques pourraient être plus disposés à accepter les effets indésirables des traitements à court terme pour obtenir le soulagement de leurs symptômes. Causer des préjudices est moins acceptable chez une personne asymptomatique. En prévention et en dépistage, il est difficile de soupeser les torts et les bienfaits possibles. Par exemple, les mammographies pourraient réduire les décès causés précisément par le cancer du sein chez environ 1 femme sur 721 subissant un dépistage aux 2 à 3 ans pendant 11 ans52. Durant cette période, 204 femmes auront eu des résultats faux positifs à la mammographie et 26 auront subi une biopsie inutile52. Un suivi auprès des femmes ayant reçu des résultats faux positifs démontre des niveaux accrus de détresse et d’anxiété, qui peuvent persister jusqu’à 3 ans après avoir appris qu’elles n’avaient pas le cancer53. De telles discussions s’imposeraient dans le cas d’un certain nombre d’autres interventions de dépistage, où des résultats faux positifs ou des diagnostics prématurés transforment en maladie la perception qu’ont les patients de la santé et du bien-être.
Résultats et qualité de vie.
Le soulagement d’une attaque aiguë de goutte ou de céphalée ne peut pas se comparer à la réduction des décès dus spécifiquement à un cancer. Ce fait soulève la question suivante : le ratio de bienfaits en faveur du traitement d’un problème aigu par rapport au dépistage du cancer est-il significatif? Les avantages de traiter des problèmes aigus ne se limitent certainement pas aux maladies bénignes. Le fait de régler le plus sinistre des maux de tête ou un étourdissement alarmant dû au vertige peut avoir un profond effet sur les patients. Un traitement sans délai aux corticostéroïdes peut atténuer les déficiences neurologiques chez 1 patient sur 10 souffrant de la paralysie de Bell54 et peut réduire les visites à l’urgence ou les admissions à l’hôpital chez 1 patient sur 10 ayant une exacerbation d’une bronchopneumopathie chronique obstructive55.
Quelle est la situation actuelle en soins primaires?
L’élaboration et l’intégration des interventions en matière de prévention et de maladies chroniques prennent de l’ampleur56, souvent alimentées par des guides de pratique clinique rédigés par des groupes d’autres spécialités57 (ayant parfois des niveaux élevés de conflits d’intérêts58), dans lesquels les soins primaires ne sont que peu ou pas représentés59. Le grand nombre de lignes directrices spécifiques à une maladie, présentant parfois des recommandations conflictuelles, peuvent porter à confusion dans les soins aux patients60. Il n’est pas surprenant que de nombreuses initiatives soient souvent peu adoptées par les professionnels des soins primaires61. Pour y remédier, divers outils (comme des rappels dans les dossiers médicaux électroniques) ont été utilisés pour tenter d’améliorer leur intégration dans les soins primaires62. À l’occasion, ces outils sont aussi utilisés pour établir des mesures de rémunération au rendement dans le but d’inciter les médecins à les adopter.
Au moins 4 revues systématiques se penchant sur les effets de la rémunération au rendement sur les résultats cliniques ont été publiées au cours des 6 dernières années63–66. La plupart des études évaluaient des critères cliniques de substitution (p. ex. seuils d’hémoglobine A1c visés) ou les taux d’adhésion (p. ex. taux de mammographies), tandis que les résultats cliniques centrés sur le patient étaient rarement évalués63–65. Les effets sur les résultats cliniques étaient généralement incohérents et mineurs63–66, les améliorations se produisant dans le court terme (environ 1 an) et la situation revenant au point de départ peu après64,66. Les études incluses étaient généralement de qualité médiocre63–65 et tous les auteurs recommandaient la prudence avant d’adopter des stratégies de rémunération au rendement63–66. Il n’est pas surprenant que parmi les autres constatations, nous retrouvions une baisse dans le rendement en ce qui a trait aux interventions non assorties de mesures d’incitation64,65, un déclin dans l’approche centrée sur le patient64,67 et un manque de données probantes concernant de nombreuses mesures68. Ironiquement, le fait de récompenser financièrement les cliniciens ne s’est pas révélé rentable66,69.
Les 25 prochaines années
Dans le contexte des demandes concurrentielles et des possibilités en soins primaires, il est essentiel d’examiner soigneusement les priorités et de faire un juste équilibre entre elles, en faisant attention de ne pas minimiser les possibilités de traiter les patients qui se présentent avec des maladies symptomatiques. Le temps additionnel consacré aux interventions pour les maladies chroniques, au dépistage et au counseling pour des changements comportementaux devrait être attribué en fonction des activités qui bénéficient le plus à nos patients.
Pour établir la priorité des interventions dans le contexte de la santé globale des patients, les soins primaires devraient prendre du recul face à la culture prescriptive axée sur les objectifs qui ne tient pas compte de l’expertise diagnostique et clinique, et qui minimise les soins holistiques aux patients. Pour ce faire, il faudrait que les médecins en soins primaires dirigent l’élaboration des guides de pratique. À l’heure actuelle, les médecins de famille ne représentent que 17 % environ des collaborateurs dans la rédaction des lignes directrices en soins primaires, tandis que leurs collègues spécialistes y contribuent dans une proportion de plus de 3 fois plus grande59.
Les lignes directrices devraient promouvoir des soins intégrés aux patients, appuyés sur des données probantes étayant l’amélioration des résultats centrés sur le patient. Il faut bien comprendre les coûts de renonciation lorsque de multiples interventions sont recommandées, sans que leur priorité soit établie clairement. Les organisations nationales représentant les soins primaires devraient éviter de donner leur aval à des lignes directrices axées sur une autre spécialité, conçues en dehors du contexte des soins primaires. Il est aussi essentiel d’éviter l’adoption de programmes de rémunération au rendement qui ne reposent pas sur les bienfaits évidents en matière de résultats centrés sur le patient.
Dans le contexte du centre de médecine de famille, il reste des possibilités de trouver de nouvelles façons avant-gardistes de fournir des soins aux patients, de même que l’occasion de redéfinir les limites entourant les soins que doit prodiguer le médecin et ce qui doit être dispensé par d’autres membres de l’équipe. Les médecins de famille ont des compétences uniques et appropriées pour faire face à des maladies indifférenciées et offrir des soins équilibrés pour des problèmes médicaux complexes. La promotion de la santé et le dépistage pourraient être assurés de manière plus uniforme et à un moindre coût par d’autres membres de l’équipe des soins primaires. Par contre, 2 enjeux doivent être pris en considération. Premièrement, sans données probantes solides corroborant de meilleurs résultats centrés sur le patient, nous ne devrions pas envisager d’autres interventions en soins primaires. Deuxièmement, les ressources financières n’étant pas illimitées, les coûts de l’élargissement des soins primaires doivent valoir la peine pour la santé et les bienfaits à la société.
Conclusion
En cette époque où les cliniciens jonglent avec du temps et des ressources limitées pour intégrer une multitude de « bonnes idées », nous devons définir clairement nos priorités. Les médecins en soins primaires ne devraient pas abandonner la possibilité de soigner des patients ayant des problèmes médicaux symptomatiques, ce qui pourrait vouloir dire passer moins de temps à essayer de rendre les patients asymptomatiques en meilleure santé.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the September 2017 issue on page 664.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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