
Une tache rouge grenat avait traversé mon sous-vêtement et maculait mon pantalon. Aussi rouge et fortuite qu’un panneau d’arrêt qui vous signale de mettre les freins. Rien de plus inquiétant qu’une situation embarrassante, à tout autre moment ; à 26 semaines de grossesse, c’était une menace. J’aurais dû être effrayée, mais ce n’est pas de la peur que j’ai ressenti en premier. Aujourd’hui, j’ai honte de dire que sur le moment la pensée qui a envahi par réflexe ma conscience était : comme ça tombe mal ! J’étais irritée, mécontente d’être dérangée par ce soudain ennui de santé qui compromettait à ma productivité. Je me souviens d’avoir poussé un soupir en évaluant mes options. Ce soir-là, je devais animer la réunion d’un groupe interprofessionnel de médecine narrative, et avant cela, j’avais des notes à terminer, du ménage à faire dans mes courriels et des tournées à exécuter auprès de mes patients hospitalisés. Je n’avais pas le temps de changer de vêtements, et encore moins de faire un saut au triage obstétrical pour me faire examiner.
Les contractions ont commencé une heure plus tard, alors que j’étais assise devant mon ordinateur à essayer d’entrer les consultations de la journée à la clinique. C’est à ce moment que je me suis dit que, par prudence, il vaudrait peut-être mieux me rendre en ville, où se trouvait le triage obstétrical, à 45 minutes de route de ma pratique. Je sais qu’en me lisant, vous pourriez vous demander quelle personne saine d’esprit, et médecin par-dessus le marché, tarderait à se faire soigner pour finir des tâches de bureau, surtout quand elle connait bien les risques que comportent des saignements à 26 semaines de grossesse ? Et pourtant, c’est ce que j’ai fait. Tout ce que je peux dire pour ma défense c’est que, sur le tapis roulant de la vie, à force de jongler avec les exigences de mon travail, mes responsabilités universitaires, mes deux autres enfants et un parent vieillissant, je m’étais entrainée à continuer la course. Je tenais ma santé pour acquise, et j’étais convaincue d’être invincible, à l’épreuve de tous les maux de la terre. Même si ces saignements étaient, oui, perturbants, je pensais qu’il ne s’agirait à tout prendre que d’un obstacle en cours de route. Mais, quand ils surviennent, les moments d’arrêt total vous font dérailler avec une force si féroce que la gravité de la réalité vous rattrape en un coup de vent. Sa puissance vous oblige à regarder la vérité en face, à ressentir à nouveau la vie à l’état brut, dans toute sa tristesse, toute son effervescence et toute sa beauté.
Ces 18 heures atroces passées dans la salle d’accouchement, alors que la vérité déferlait sur moi comme le roulement des vagues, encore et encore jusqu’à ce que j’en étouffe, m’ont laissée céder à la terreur et revenir à la vie. Pour la première fois depuis des lustres, j’ai pleuré, et soudain j’ai senti le remords m’envahir. Mais qu’est-ce qui m’a prise ! On m’avait offert un cadeau, un don du ciel qu’on n’espère plus à l’âge de 40, et je n’avais pas su y faire attention.
Quand j’y repense aujourd’hui, je réalise que vivre une rupture partielle du placenta et passer à deux doigts d’un accouchement prématuré est une expérience dont j’ai tiré, en quelque sorte, une certaine richesse. C’est un héritage que je compte bien laisser à mes enfants. Le voile de ma survie herculéenne avait été levé, révélant au grand jour que j’étais à nouveau une simple mortelle. J’avais grand besoin de la gifle qui m’a réveillée sans prévenir. Si seulement elle était venue plus tôt, j’aurais pu me soustraire aux fardeaux qui me pesaient constamment : le chagrin de ne pas être auprès de mes enfants alors qu’ils découvrent le monde qui les entoure, la honte de ne pas rendre visite à ma belle-mère qui savoure tranquillement sa rémission, la peine de savoir qu’on ne peut pas retrouver le temps perdu. J’aurais changé le rythme sur le métronome de la vie. Dans le langage de la musique, j’aurais choisi un tempo plus lent, qui m’aurait permis d’entendre et de ressentir les crescendos et les diminuendos de la vie quotidienne ; qui aurait toléré l’équilibre d’un contrepoint au lieu de condamner les ritardando ; qui aurait laissé une place aux changements de rythmes. Si seulement on pouvait rejouer sa vie da capo al coda, revenir tout au début et tout refaire. Mais il n’y a pas de répétitions ; quoiqu’il arrive, la musique poursuit son cours.
Je suis restée couchée dans ce lit d’hôpital pendant une semaine. J’ai dormi d’un sommeil réparateur, sans rêves. Autour de moi, la vie continuait : mon conjoint partait enseigner, nos enfants allaient à l’école, mes collègues s’occupaient de mes patients. Pendant ce temps, moi, je guérissais. En tant que médecin, mère et épouse, je trouve difficile d’écrire à propos de la vulnérabilité, de l’infirmité et de la fragilité. Ces traits divergent de l’image évolutive que l’on se fait souvent à la faculté de médecine, que l’on revêtit durant la résidence et que l’on perpétue toute notre vie, au fil de notre carrière. À la maison, j’ai garanti, à coups de serments, que je serais là la prochaine fois, ou qu’on ferait ça un autre jour. Dans mes consultations en clinique, j’ai murmuré des paroles de réconfort, exprimé des élans d’espoir, disséminé mes connaissances et mon point de vue, et quand rien de tout cela n’était possible, j’ai offert ma compassion.
La personne que je suis et mon identité professionnelle sont intimement entrelacées. Séparer les deux demande un effort laborieux. Je chéris la responsabilité qui vient de mon rôle de médecin, et pourtant son emprise tentaculaire a failli me serrer jusqu’à l’asphyxie. Pour me rétablir, me réparer et reprendre ma vie, il a fallu que je m’accorde la permission de recevoir : recevoir des soins, des paroles, du repos et tout ce que la médecine moderne adopte avec diligence ; la chance de refaire le lien entre mon corps, ma tête et mon esprit ; l’occasion de retrouver un sentiment de plénitude. À l’époque, tout cela me semblait étranger. Je me sentais comme abandonnée.
Puis, couchée toute seule dans ma niche isolée, je me suis mise à réfléchir sur la véritable mesure de ma propre impuissance. Et dans ce savoir, je me suis trouvée libérée. Libérée du poids du labeur. Libérée des attentes voulant que je sois surhumaine, même si cet idéal inconscient, c’était moi qui me l’imposais sans le vouloir. Libérée des mécanismes et des routines de la vie. Dans cet espace-temps sacré, j’ai trouvé la liberté de ressentir et de ressentir pleinement : de penser et de comprendre, d’éprouver et de m’émouvoir, d’observer et d’être témoin, de souffrir et de guérir, de respirer et de me relaisser dans une quiétude absolue, d’être reconnaissante pour cette expérience malvenue qui m’a donné un second souffle.
Quand je reviendrai au travail après mon congé de maternité, mes journées seront à nouveau occupées par les besoins des malades ; c’est ma vocation, après tout. Mais cette fois, à mon retour, le poids de cet engagement sera allégé par la sagesse que j’ai récoltée durant mon accalmie. Les fruits de ma récolte, j’en sèmerai à nouveau les graines dorées avec tous les conseils que je donnerai à mes étudiants sur le point de commencer ce périple. À ces bijoux de jeunesse qui brillent de vigueur et d’aspiration, je parlerai du discernement que m’a donné l’expérience et de l’importance de trouver une joie profonde dans les activités qui consument notre temps. Tout bien pesé, le temps est une ressource limitée pour chacun de nous. Mais l’espoir de faire bon usage du temps qui nous est imparti, à cela il n’y a aucune limite.
Footnotes
Pour son récit, Dre Thornton a remporté le Prix Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale de 2017. Le prix bénéficie du soutien de la Fondation pour l’avancement de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada. Ce prix rend hommage à la mémoire de la regrettée Dre Mimi Divinsky pour son rôle de pionnière en médecine narrative au Canada. Il reconnait le meilleur récit narratif d’expériences en médecine familiale.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2018 issue on page 57.
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