Si je passe à la postérité, j’espère que ce ne sera pas pour mes travaux scientifiques spécialisés, mais plutôt comme généraliste; une personne pour qui, comme le disait Térence, rien d’humain ni de la nature extérieure n’est étranger.
Julian Huxley (traduction libre)
Dans ce numéro, nous célébrons 2 jalons marquants : les 40e anniversaires de la Déclaration d’Alma-Ata et de la Section des enseignants en médecine familiale (SdE) du Collège des médecins de famille du Canada.
L’Organisation mondiale de la Santé a publié, en 1978, la Déclaration d’Alma-Ata, à l’occasion de la Conférence internationale sur les soins de santé primaires. Elle affirmait alors que les soins de santé primaires étaient essentiels pour que tous les peuples soient en santé d’ici 2000 et définissait 8 éléments primordiaux pour atteindre cet objectif : l’éducation, l’approvisionnement alimentaire, de l’eau potable saine, la santé maternelle et infantile (y compris la planification familiale), la vaccination, la prévention et le contrôle des endémies locales, le traitement approprié des maladies et des lésions courantes, et l’accès aux médicaments essentiels1.
Au cours des 40 années qui ont suivi l’Alma-Ata, ces éléments se sont consolidés à divers degrés dans différents systèmes de santé dans le monde, et il y a de nombreuses leçons à tirer des expériences vécues dans d’autres pays. Dans la première d’une série d’articles présentée dans cette édition, nous commençons à décrire les réussites et les difficultés survenues dans le renforcement des soins primaires au Brésil et au Canada. Comme l’expliquent Ponka et ses collègues dans leur commentaire d’introduction (page e471),2 les 2 pays partagent un même grand intérêt à promouvoir la médecine familiale comme composante majeure de leurs systèmes de santé. Dans le premier article de la série (page 811), Damji et ses collaborateurs mettent en évidence les 4 fonctions essentielles des soins primaires : le premier contact, les soins longitudinaux, l’intégralité et la coordination. Ils présentent une réflexion sur l’adoption et l’avancement de ces principes par les systèmes de soins primaires respectifs du Brésil et du Canada3.
Dans « Les temps changent-ils vraiment? » (page e473), Rainsberry et ses collègues célèbrent les nombreuses réalisations de la SdE au cours des 4 dernières décennies pour soutenir et faire progresser la discipline de la médecine familiale, mais ils dressent aussi la liste des difficultés actuelles et futures de la définition et de la formation du « généraliste expert »4. Ian McWhinney5 et Iona Heath6 ont clairement expliqué que « l’expertise en généralisme » est la combinaison d’une vision du monde — fondée sur la relation, ouverte et adaptative aux besoins du patient devant nous — et d’un profil de compétences — une solide et vaste base de savoir biomédical qui permet aux généralistes de poser des diagnostics et de mettre en œuvre des plans thérapeutiques d’une manière qui tient compte à la fois de la connaissance qu’a le médecin de la personne, de même que des valeurs de cette dernière.
Le roman de John Berger intitulée A Fortunate Man7 présente une description des plus émouvantes du généraliste expert. Publié il y a plus de 50 ans, il décrit essentiellement une pratique médicale rurale en Angleterre au milieu des années 1960, bien avant l’arrivée des ordinateurs personnels, des cellulaires, du courrier électronique et des médias sociaux. La communication se faisait face à face, et la communauté desservie était géographiquement bien définie. John Sassall, le héros du roman, vivait et travaillait dans la communauté qu’il servait, et Berger fait fort bien ressortir les principes de la médecine familiale dans sa description du travail de Sassall au quotidien.
Cette vision du monde et ce profil de compétences étaient autrefois incarnés par une seule personne, comme le personnage de Berger, mais les puissantes forces sociales exercées sur les 2 dernières générations ont rendu difficile la réalisation de cet idéal : urbanisation; changements démographiques dans l’effectif médical; progrès biomédicaux se traduisant par une plus grande longévité, mais aussi par une hausse des coûts en santé; consumérisme et attentes accrues des patients; technologie de l’information et médias sociaux qui ont modifié les échanges humains autrefois en personne; néolibéralisme et idéologie de concurrence axée sur les marchés comme principaux moteurs du progrès8.
Face à de telles forces, il est de plus en plus ardu pour une seule personne d’incarner le généralisme expert. Un récent rapport de Nuffield Trust9 affirme que cette incarnation est possible par des équipes de soins primaires. Le généraliste expert demeurerait au cœur de telles équipes, mais les soins pourraient être fournis différemment, par divers professionnels, selon la complexité et les besoins du patient. La SdE continuera de faire valoir le rôle essentiel du généraliste expert dans le système de santé, et de préconiser la pérennité de l’expertise et de la formation en généralisme, maintenant et à l’avenir.
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