Les questions et les préoccupations entourant l’avenir du médecin personnel n’ont rien de nouveau1–5. Les changements dans la technologie, le savoir, la société et la spécialisation médicale ont récemment refait surface pour restructurer la prestation des soins à l’ère de l’information, et favoriser l’intégration de la santé publique, de la santé mentale et des soins primaires6,7, une plus grande insistance sur l’autogestion des soins8, et la formation d’équipes de soins de santé9. La place qu’occupe le médecin de famille dans les systèmes de soins restructurés, s’il en est une, a suscité un nouveau questionnement rigoureux aux États-Unis, qui a permis de définir succinctement le médecin de famille comme étant un médecin personnel10. De même, au Canada, les récentes réformes des soins de première ligne, y compris le mouvement vers l’interdisciplinarité des soins et les équipes de soins primaires, les listes de patients, l’importance accrue accordée aux autres professionnels, la surveillance gouvernementale, le consumérisme éclairé des patients et la tendance à exercer une pratique ciblée, chez les plus jeunes médecins de famille, ont menacé le rôle du médecin autonome et causé de l’incertitude au sujet de l’avenir des soins primaires11. La Conférence intergénérationnelle Keystone IV, tenue sur plusieurs jours, a mis l’accent sur la déclaration des promesses que peuvent faire et respecter les médecins personnels à leurs patients, à leurs collègues et à leurs systèmes de santé12.
Les gens auront-ils encore un médecin personnel?
Le Département de médecine familiale de l’Université Western organise chaque année une série de Conférences Dr Ian McWhinney en hommage à l’héritage légué par l’un des fondateurs de la médecine familiale en qualité de discipline distincte au Canada. McWhinney définissait la médecine familiale en se fondant sur les connaissances acquises grâce à la relation à long terme du médecin avec les patients et leur famille, à sa familiarité avec leurs expériences de vie et à la confiance accordée par les patients à leur médecin avec le temps13. Le sujet de la conférence liminaire, « Les gens auront-ils encore un médecin personnel? », avait pour but d’explorer le futur rôle du médecin personnel dans notre monde technologique et mondialisé actuel14. Le principal conférencier (L.A.G.) a exposé les récents changements dans la pratique médicale, comme le recours aux dossiers médicaux électroniques, les ordinateurs qui supplantent les cliniciens, l’accent mis sur les profits et sur la marchandisation des patients, de même que les pressions en faveur des soins par les spécialistes plutôt que les généralistes. À la suite de l’allocution, un bref sondage a été effectué auprès des praticiens pour obtenir leurs opinions sur de l’avenir du médecin personnel, leur demandant de répondre par un seul mot (oui, non ou peut-être) à la question posée par le titre de la présentation, d’indiquer leur âge et d’expliquer brièvement leur réponse. La participation au sondage était pleinement volontaire. Les réponses écrites ont été recueillies et analysées de manière préliminaire.
Résultats d’un sondage auprès de l’auditoire
Parmi les quelque 200 résidents, enseignants et médecins communautaires en médecine familiale présents, 97 participants ont répondu au sondage. L’âge moyen se situait à 43 ans. En réponse à la question « Les gens auront-ils encore un médecin personnel? », 57 répondants ont dit oui, 10 répondants ont dit non, et 30 ont répondu peut-être. Sur le plan de l’âge, l’âge médian dans le groupe du non était le plus élevé (50,5 ans), par rapport au groupe du oui (37,0 ans) et du peut-être (38,0).
Dans le contexte d’une analyse non structurée des réponses écrites, chacune des réponses possibles — oui, non et peut-être — était considérée comme un « thème », et 9 sous-thèmes se sont dégagés des thèmes principaux (Tableau 1), que nous présentons ici.
Sous-thèmes de la thématique du oui
Les patients en veulent un: Ce sous-thème décrit le désir des patients d’avoir un médecin personnel. L’un des répondants a écrit que les gens savent ce qu’ils veulent lorsqu’ils ont leur propre médecin. Ils doivent s’organiser et exiger ce genre de soins (69 ans).
Les relations personnelles: Ce sous-thème présente l’importance de la relation entre le médecin et le patient. L’un des répondants a expliqué que les patients, et la société dans l’ensemble, s’attendent à avoir un médecin personnel et ont besoin qu’il les soigne comme aucun autre spécialiste ne peut le faire, une personne qui les connaît eux-mêmes, pas seulement leur maladie (26 ans).
Les coordonnateurs des soins: Ce sous-thème explique que le médecin personnel est nécessaire pour gérer et superviser les soins de chaque patient. L’un des répondants a fait remarquer qu’en 32 ans de pratique, il avait vu son rôle et celui de ses collègues gagner en importance et non en perdre, parce que les gens trouvent plus difficile de négocier leurs soins de santé (56 ans). De plus, de nombreux répondants ont décrit les médecins personnels comme les « contrôleurs de l’accès à la médecine ».
Des soins durant toute la vie: Un répondant a décrit ce sous-thème comme suit : « La santé s’échelonne durant tout le cours de la vie, et la continuité des soins permet de bien comprendre le patient avec le temps » (38 ans).
Sous-thèmes de la thématique du peut-être
Les pressions du système: Ce sous-thème démontre comment les ressources limitées et les pressions du gouvernement peuvent nuire à l’avenir du médecin personnel. Un répondant a expliqué qu’avec les contraintes accrues et la diminution des ressources dans le système de santé, il manque l’infrastructure ou les soutiens nécessaires pour être le genre de médecin de famille qu’il souhaiterait être (27 ans).
Un autre a décrit cet enjeu comme une bataille entre les médecins de famille et les bailleurs de fonds, et qu’il est encore incertain quel sera le « côté gagnant » (39 ans).
L’abandon de la philosophie: Ce sous-thème représente le fait que de nombreux médecins de famille actuels ne s’identifient plus à l’aspect humaniste original de la discipline. Un répondant a écrit que les médecins n’exercent plus leur profession comme une vocation : des visites de 8 minutes, aucune visite à domicile, manque de temps ou d’intérêt (67 ans).
Un autre répondant a expliqué que les médecins de famille ne considèrent pas tous leur pratique comme une possibilité d’améliorer la santé générale de leurs patients, mais plutôt comme un volume ou un nombre établi de personnes à voir par jour (26 ans).
L’évolution de la médecine: Ce sous-thème explique comment le domaine de la médecine a toujours évolué et continuera de le faire. Un participant a répondu qu’historiquement, les populations pouvaient avoir eu ou non un « médecin personnel » (en raison de divers facteurs) et que, par conséquent, il en sera ainsi à l’avenir (46 ans).
Un autre répondant craignait que « la technologie ne prenne le dessus » (50 ans).
Sous-thèmes de la thématique du non
Le remplacement du médecin personnel: Ce sous-thème décrit les mécanismes déjà en place pour remplacer le rôle du médecin personnel. Un répondant a écrit : « Non, malheureusement, car avec la pénurie gran-dissante des médecins de soins primaires et le recours accru au Dr Google, l’idée du médecin personnel se meurt » (31 ans).
De nombreux répondants ont aussi fait remarquer que l’adoption des soins en équipe a remplacé le médecin personnel, puisque les patients sont habituellement vus par un médecin différent chaque fois qu’ils se rendent à la clinique.
La préséance au système plutôt qu’à la personne: Ce sous-thème explique comment le système de santé monétise les soins aux patients. Par exemple, un répondant a écrit ce qui suit : « Expérience personnelle avec le système actuel et les coûts. Le gouvernement est prêt à tout contrôler » (74 ans).
Un autre répondant a mentionné que nous donnons préséance au système (47 ans).
Discussion
Il semble que le médecin personnel fasse l’objet d’une reconsidération dans les systèmes de santé considérablement différents au Canada et aux États-Unis, ce qui porte à croire qu’il ne s’agit pas simplement d’un phénomène exclusif à un système de santé en particulier, mais plutôt d’un questionnement mondial. Les résultats de ce sondage présentent un portrait des opinions des résidents, des enseignants et des médecins communautaires canadiens en médecine familiale sur l’avenir du médecin personnel. La répartition des réponses affirmatives, négatives et des peut-être suggère que de nombreux médecins de famille croient qu’il y a une place pour le médecin personnel dans l’avenir, et ils citent les principes fondamentaux des soins primaires comme la continuité et la coordination des soins, de même que les relations personnelles. Les préoccupations et les menaces perçues entourant le médecin personnel ont aussi été soulevées par une bonne minorité de répondants, notamment la technologie moderne ou les soins en équipe qui remplaceraient le rôle du médecin personnel. Fait intéressant, nous avons observé une différence à la hausse d’environ 10 ans dans l’âge moyen des participants qui ont répondu par la négative, par rapport à ceux qui ont répondu oui ou peut-être. Cette constatation pourrait refléter le conflit interne qui se produit en médecine familiale au Canada entre les médecins de famille plus âgés et les plus jeunes, selon lequel les plus jeunes choisissent plus souvent de s’éloigner des rôles traditionnels de la médecine familiale, comme les accouchements, les visites à domicile et le travail dans les hôpitaux, pour adopter davantage des pratiques ciblées qui offrent un meilleur équilibre entre le travail et la vie personnelle15. Cette observation était encore plus évidente dans le sous-thème de l’abandon de la philosophie, qui exprimait la préoccupation que de nombreux médecins de famille ne s’identifient plus à la philosophie originale inculquée par McWhinney, plus précisément l’accent mis sur la place centrale du patient.
Il s’agissait d’un sondage réalisé lors d’une conférence auprès d’un échantillonnage de commodité des participants qui n’est pas représentatif de tous les médecins ou résidents en médecine familiale. De plus, nous n’avons pas caractérisé les répondants autrement que par l’âge, et nous ne pouvons pas analyser l’influence potentielle de facteurs comme leur rôle actuel dans la pratique ou le nombre d’années en exercice. Ces résultats pourraient ne pas être extrapolables ailleurs qu’au Canada ou encore dans un sondage plus rigoureux. En outre, ces résultats ont été obtenus après que les répondants eurent écouté la conférence liminaire, ce qui pourrait avoir influencé leurs réponses.
Conclusion
Partout dans le monde, les médecins de famille ont récemment vécu de nombreuses modifications dans leur environnement clinique. Les réformes gouvernementales, les progrès technologiques, de même que les changements dans les attitudes et les attentes des patients et des professionnels rendent l’avenir du médecin personnel plutôt incertain. Les résultats de ce bref rapport soutiennent que le futur rôle du médecin personnel au Canada, comme on l’a déjà exposé aux États-Unis, est incertain et actuellement à l’étude, sans qu’il n’y ait de consensus au sein de la discipline de la médecine familiale. Les politiques et les pratiques appropriées en matière de santé dépendent en partie d’une exploration plus approfondie de la nécessité d’avoir un médecin personnel. Si un tel besoin existe à l’avenir, il serait opportun de définir la nature des médecins personnels et les attentes à leur égard; les personnes qui peuvent ou devraient exercer ce rôle; les connaissances, les habiletés et les attitudes requises d’un médecin personnel; et la préparation nécessaire pour la pratique du futur médecin personnel.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the December 2018 issue on page 883.
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