Au cours de la dernière décennie, la hausse des préjudices reliés aux opioïdes, notamment les décès par surdose, a été principalement attribuée à l’augmentation des prescriptions de cette classe de médicaments par les médecins. Les Recommandations canadiennes 2017 sur l’utilisation des opioïdes pour le traitement de la douleur chronique non cancéreuse (élaborées en 2010 et mises à jour en 2017)1 ne régleront pas ce problème de santé publique, mais étendront plutôt les dommages collatéraux aux patients souffrant de douleur chronique, qui représentent une part considérable de la population canadienne (de 19 à 25 %)2. Même si les recommandations visent les patients souffrant de douleur chronique non cancéreuse, de nombreux médecins les appliqueront aux patients atteints de cancer actif, à ceux qui ont des douleurs aiguës et à ceux qui sont en fin de vie, de crainte de causer des torts et d’être passibles de sanctions réglementaires.
Limitations des recommandations
Optimiser le traitement pharmacologique non opioïde ainsi que le traitement non pharmacologique plutôt que d’introduire un opioïde (recommandation 1).
La couverture insuffisante des thérapies sans opioïdes et non pharmacologiques représente un obstacle majeur. Les recommandations indiquent que les opioïdes ont plus d’effets secondaires que les anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS), malgré leur efficacité semblable contre la douleur, mais la référence citée3 ne mentionne pas l’hospitalisation de 2 patients sous AINS pour hémorragie gastro-intestinale et grave pancréatite. Les torts et les décès associés aux AINS4 sont-ils plus acceptables parce qu’ils se produisent chez des adultes plus âgés et qu’ils sont moins visibles que les décès soudains chez de jeunes adultes? Ou est-ce parce qu’ils ne font pas l’objet d’un suivi par les responsables de la réglementation?
Dans le cas de patients souffrant de douleur chronique non cancéreuse, sans antécédents de toxicomanie ni de trouble psychiatrique grave, et dont la douleur persiste malgré un traitement non opioïde optimisé, nous suggérons un essai d’opioïdes (recommandation 2).
En dépit de données de grande qualité démontrant de petites améliorations statistiquement significatives dans la douleur et le fonctionnement physique dans de nombreuses études, les recommandations ne se concentrent que sur la rare possibilité d’une surdose d’opioïdes (0,10 %). De plus, la recommandation est évaluée comme étant faible1. Ce qui compte, c’est la prévention d’une surdose d’opioïdes et non la prévention de la souffrance causée par la douleur.
Douleur chronique non cancéreuse et antécédents de toxicomanie (recommandations 3 et 5).
Il est évident que les patients souffrant d’une toxicomanie active en fonction des critères de la 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux5 ne devraient pas recevoir d’opioïdes ou de substances contrôlées pour la douleur chronique non cancéreuse. Même si de multiples données probantes corroborent que les patients ayant des antécédents cliniquement significatifs d’usage abusif de drogues ne devraient pas avoir de prescriptions d’opioïdes, le refus d’en prescrire à une personne dont les antécédents remontent à loin est punitif. Sachant qu’environ 80 % des adolescents canadiens ont consommé de l’alcool et que près de 50 % ont fait l’usage de drogues illicites6, l’application de la recommandation voudrait potentiellement dire que plus de la moitié de notre population se verrait refuser des opioïdes.
Douleur chronique non cancéreuse et troubles psychiatriques sérieux (recommandation 4).
Bon nombre de nos patients souffrent de comorbidités multiples et il est essentiel de prendre en charge leurs problèmes de santé mentale. Si l’anxiété et la dépression aggravent la douleur, l’inverse peut aussi être observé7. C’est donc dire que la douleur et la maladie mentale doivent être traitées simultanément. Un refus systématique de prescrire des opioïdes aux personnes atteintes de maladie mentale nuira à leur santé mentale.
Limiter la dose prescrite à moins de 50 mg d’équivalent de morphine (DEM) par jour (recommandation faible) et à une DEM de moins de 90 mg par jour (recommandation forte) (recommandations 6 et 7).
Ces recommandations se fondent sur la présentation d’une affiche (plutôt que sur un ouvrage publié) faisant valoir que le risque de surdose fatale augmente, passant de 0,10 % avec des DEM de moins de 20 mg par jour à 0,23 % avec des DEM de plus de 100 mg par jour8, et sur une analyse de régression non significative démontrant l’absence de dose-réponse pour l’amélioration de la douleur ou du fonctionnement chez les sujets de 6 études n’ayant essayé qu’un seul opioïde1. La qualité de ces données probantes est par la suite qualifiée d’« élevée »1.
Les variables génétiques qui influencent la pharmacocinétique des opioïdes peuvent engendrer une analgésie et des effets indésirables imprévisibles9. C’est pourquoi il ne faudrait pas s’attendre à une courbe linéaire de la dose-réponse chez de nombreux patients ayant fait l’essai d’un seul opioïde.
La façon dont les médecins et les ordres professionnels interprètent ces recommandations est cruciale. Si une DEM de 90 mg est la dose absolue la plus élevée, de nombreux patients verront leurs doses réduites ou n’atteindront jamais une dose ayant le potentiel d’être efficace pour leur douleur. Que pouvons-nous leur offrir pour traiter leur douleur si les thérapies non opioïdes et non pharmacologiques échouent? S’il s’agit d’adultes plus âgés atteints de comorbidités multiples ou de cas d’arthrite rhumatoïde incapacitante et sévère, nous pouvons maintenant leur offrir l’aide médicale à mourir10. Sera-t-il plus facile de demander l’aide médicale à mourir que d’obtenir un contrôle adéquat de la douleur11?
Rotation et sevrage des opioïdes (recommandations 8 et 9).
La rotation des opioïdes semble, à première vue, concerner l’amélioration de la douleur et la réduction des effets secondaires plutôt que la réduction de l’utilisation des opioïdes. Par ailleurs, les recommandations préconisent la rotation comme moyen de réduire la dose d’opioïdes en faisant coïncider une réduction abrupte (de 10 à 30 %) de la dose actuelle et l’ajout d’un nouvel opioïde à la plus faible dose quotidienne possible disponible. L’opioïde actuel est réduit sur une période de 3 ou 4 semaines, puis arrêté, tandis que le nouvel opioïde n’est augmenté que de 10 à 20 % chaque semaine. Un patient chez qui on substitue une forte dose d’un opioïde par de très faibles doses d’un autre opioïde peut développer de graves problèmes, comme des symptômes d’abstinence, l’hyperalgésie, une perte de fonctionnement et, possiblement, l’hospitalisation. Cette méthode ne fait l’objet d’aucune référence.
En ce qui a trait au sevrage des opioïdes, nous avons vu de nombreux patients pour qui on a prescrit des réductions soudaines de la dose (allant jusqu’à 50 %) pour ensuite cesser complètement les opioïdes, malgré l’absence d’antécédents de comportements aberrants. Plusieurs médecins ne sont pas au courant des effets physiques et émotionnels nuisibles du sevrage. Certains patients chercheront à obtenir des médicaments contre la douleur provenant de la « rue » ou auprès d’amis, non pas pour se droguer, mais pour simplement se sentir mieux. Des patients plus âgés se retrouvent à l’urgence où leur admission est inscrite comme un tort causé par les opioïdes! L’énoncé sur les valeurs et les préférences reconnaît effectivement que des préjudices peuvent découler du sevrage, qui pourrait devoir être interrompu, mais aucune mention à cet effet ne se trouve dans les recommandations. Des médecins compétents sont visés par des examens de leur ordre professionnel parce que des patients chez qui le sevrage est difficile leur sont envoyés en consultation par d’autres, incapables de les prendre en charge.
Programmes de prise en charge multidisciplinaire de la réduction des opioïdes (recommandation 10).
Cette recommandation est louable, mais peu pratique en raison du manque de programmes multidisciplinaires au Canada pour le contrôle de la douleur et de leur nombre encore moins grand pour la réduction des opioïdes. L’accès en temps opportun à des traitements pour les dépendances et les problèmes de santé mentale est inexistant partout au pays.
Conclusion
Les nombreuses recommandations ont-elles diminué les torts causés par les opioïdes? Les Centers for Disease Control and Prevention aux États-Unis documentent la diminution des prescriptions d’opioïdes depuis 201012, et les réductions sont semblables au Canada13. Par contre, les décès par surdose d’opioïdes ont continué de grimper dans les 2 pays en raison des décès reliés aux opioïdes illicites. Les recommandations ne feront rien pour réduire ce type de décès14 et elles n’aideront pas non plus à réduire la stigmatisation associée à la douleur chronique, selon laquelle les patients se retrouvent sans médecin, dans un état physique et mental précaire, et n’ayant nulle part où se tourner.
Notes
CONCLUSIONS FINALES — OUI
Romayne Gallagher md ccfp(pc) fcfp
Lydia Hatcher md ccfp fcfp che
▸ Les Recommandations canadiennes 2017 sur l’utilisation des opioïdes pour le traitement de la douleur chronique non cancéreuse sont biaisées en faveur de la réduction de l’utilisation des opioïdes et ne fournissent pas de données probantes suffisantes à l’appui de cette partialité.
▸ Les recommandations préconisent des mesures qui nuiront aux patients sur les plans mental et physique.
▸ Les prescriptions d’opioïdes ont diminué considérablement au cours des 5 dernières années et, pourtant, les décès dus aux opioïdes continuent d’augmenter.
▸ Ces recommandations nuiront plus aux gens qu’elles les aideront.
Footnotes
Intérêts concurrents
La Dre Gallagher accepte des honoraires pour des conférences éducatives de Purdue Pharma. La Dre Hatcher a été membre de conseils ou de comités consultatifs de Purdue Pharma, Lilly, AstraZeneca, Tilray et Paladin, et a reçu des honoraires de conférence ou de cours de Purdue Pharma, Lilly, Tweed, Catalytic Health, Tilray, Knight Therapeutics, CME AWAY, mdBriefCase et du Collège des médecins et chirurgiens de l’Ontario. Elle était membre du panel d’experts chargé de la mise à jour des recommandations canadiennes 2017 sur les opioïdes.
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