Au cours de la dernière décennie, de plus en plus d’étudiants en médecine ont opté pour la médecine familiale1. Le mantra dominant veut que cette tendance soit indubitablement favorable. Si un plus grand nombre d’étudiants en médecine optent pour la médecine familiale, cela signifie que davantage de médecins pratiqueront les soins primaires. Un plus grand nombre de médecins en soins primaires est meilleur pour le système de santé. Un problème se pose : certains étudiants en médecine ayant opté pour la médecine familiale n’ont aucune intention d’exercer en soins primaires2.
La médecine familiale est présentée aux étudiants en médecine à l’aide de certains des attraits suivants : la résidence ne dure que 2 ans, des postes sont ouverts partout au Canada et les diplômés peuvent façonner leur pratique3,4. C’est ce dernier point qui attire réellement les étudiants vers la médecine familiale, même s’ils ne s’intéressent aucunement aux soins primaires.
Lors d’un lunch de réseautage des étudiants en médecine et des résidents en médecine familiale à l’occasion du Forum en médecine familiale 2016 à Vancouver, C.-B., j’ai entendu des résidents dire explicitement à des étudiants en médecine qu’ils pouvaient faire tout ce qu’ils voudraient avec la désignation de CCMF. S’ils voulaient seulement exercer la médecine du sport, ils pouvaient faire exclusivement de la médecine du sport. S’ils souhaitaient se limiter à la médecine d’urgence, c’était possible.
Certains étudiants en médecine font leur résidence en médecine familiale comme moyen détourné de poursuivre la spécialité souhaitée. J’avais un étudiant en stage clinique optionnel qui voulait opter pour la dermatologie; il savait que s’il n’était pas accepté en dermatologie, il le serait en médecine familiale et qu’il pourrait adopter une pratique ciblée en dermatologie. Il n’est pas le seul. Dans un sondage en 2009 auprès des étudiants en médecine de l’Université Western à London, en Ontario, 35 % des étudiants souhaitant se spécialiser dans le programme de médecine d’urgence du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada ont dit avoir l’intention de faire une demande en médecine familiale comme option de rechange. Les auteurs de l’étude ont fait valoir qu’en se fondant sur ces résultats, il était possible que des étudiants optent pour la médecine familiale alors qu’ils n’avaient aucune intention d’avoir une pratique générale2.
L’intérêt pour les pratiques ciblées persiste même après le début de la résidence. Lors d’un petit déjeuner de réseautage de la Section des communautés de pratique en médecine familiale (CPMF) pendant le Forum en médecine familiale, des résidents nouvellement inscrits approchaient déjà des membres de la section pour leur demander comment eux aussi pouvaient avoir une pratique ciblée.
Durant l’exercice financier 1999–2000, les données du régime de l’Assurance-santé de l’Ontario démontraient que 54 % des médecins de famille détenteurs de la Certification en médecine d’urgence du CMFC comptaient dans leur nombre annuel de patients moins de 10 % de personnes ayant un rendez-vous en pratique familiale. Quelque 56 % des médecins de famille certifiés en médecine d’urgence ont dit pratiquer « presque exclusivement » ou « surtout » en médecine d’urgence. Ces médecins étaient majoritairement plus jeunes que ceux qui exerçaient surtout la médecine ailleurs qu’à l’urgence ou presque jamais à l’urgence5.
Publiquement, le CMFC vante la notion selon laquelle la portée de la médecine familiale peut être aussi vaste ou aussi ciblée que le désirent les médecins. Sur son site web, le CMFC dit être « le lieu d’échange professionnel des médecins de famille qui fournissent des soins complets, globaux et continus à leurs patients ainsi que des médecins de famille qui concentrent une partie ou la totalité de leur pratique à certains domaines de soins »6.
Il y a maintenant une génération entière de résidents en médecine familiale qui ont choisi cette résidence en se fondant sur la prémisse qu’ils peuvent poursuivre une pratique aussi étroite et ciblée qu’ils le veulent. Bien sûr, ce ne sont pas tous les résidents qui souhaitent une pratique ciblée, mais c’est le cas de certains. Ces résidents sont entrés en médecine familiale sans avoir l’intention de pratiquer les soins primaires, apparemment avec la bénédiction du CMFC. Par ailleurs, ces résidents seront surpris d’apprendre ce qu’on pense véritablement au sein du CMFC à propos des pratiques ciblées.
Même si le CMFC fait publiquement la promotion des pratiques ciblées, il ne le fait certainement pas en privé. Selon mon expérience, les membres des comités et des conseils du CMFC sont fermement engagés envers le généralisme et le généralisme uniquement. L’aval accordé aux pratiques ciblées durant les réunions entraîne inévitablement des commentaires durant les pauses à propos de l’érosion du généralisme dans la médecine familiale et l’expression de préoccupations pour l’avenir de la profession. Même durant les séances de la Section des CPMF, sans doute la section du Collège la plus en faveur des pratiques ciblées, de nombreux membres de la section ont comme avant-propos à leurs allocutions des remarques concernant leur engagement envers le généralisme ou soulignent que leur pratique ciblée est fermement ancrée dans le généralisme.
En tant que résident, je crois qu’il n’est pas juste de choisir la médecine familiale sur une promesse du CMFC de pouvoir avoir une pratique ciblée et d’ensuite faire face à une résistance de sa part pour avoir fait ce choix. L’enjeu est plus grand que mon propre sens de la justice.
Le CMFC ne pourra entériner publiquement et désapprouver en privé les pratiques ciblées que pendant un certain temps. Inévitablement, il se produira une situation où les intérêts du généralisme et les intérêts des pratiques ciblées ne pourront pas être conciliés. À ce moment, le CMFC isolera une large part de ses membres, qu’il prenne la part du généralisme ou des pratiques ciblées.
Selon moi, le CMFC a 2 choix principaux. Il peut accepter entièrement que certains médecins aient des pratiques ciblées ou encore il peut s’engager pleinement envers le généralisme.
L’entière acceptation des pratiques ciblées signifie accueillir à bras ouverts au Collège les médecins ayant une pratique ciblée et pas seulement dans la Section des CPMF. Les médecins exerçant une pratique ciblée devraient être les bienvenus à divers comités et conseils, même ceux de l’éducation qui influencent le perfectionnement des futurs médecins de famille. Avant tout, ces médecins ne devraient pas avoir honte d’avoir une pratique ciblée lors des réunions du CMFC.
L’acceptation des pratiques ciblées exige un revirement fondamental par rapport à la définition traditionnelle de la médecine familiale. La médecine familiale ne sera plus caractérisée par des soins complets et globaux ni par l’étendue des connaissances. Ce changement sera fortement contesté par les médecins qui croient en la médecine familiale telle qu’elle est.
D’autre part, l’engagement envers le généralisme veut dire officialiser une définition généraliste de la médecine familiale. Cette position signifie aussi l’utilisation de tous les outils du Collège pour faire respecter cette définition. Le CMFC pourrait aller jusqu’à restreindre l’accès au développement professionnel continu et l’offrir exclusivement aux médecins qui pratiquent la médecine complète et globale.
La mise en vigueur d’une définition du généralisme se traduira par le départ du Collège de certains médecins de famille ayant une pratique ciblée. Ils se sentiront plus près du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada que du CMFC.
La décision du CMFC comporte un facteur temps. Chaque année, de plus en plus d’étudiants en médecine optent pour la médecine familiale dans l’intention de poursuivre une pratique ciblée. Si le CMFC veut s’engager envers le généralisme, il doit le faire maintenant. Le nombre de médecins ayant des pratiques ciblées continuera d’augmenter, surtout si plus de Certificats de compétence additionnelle sont approuvés. Si le CMFC attend encore plus longtemps, ce seront les généralistes qui ne se sentiront plus à leur place.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for theFebruary 2018 issue on page 155.
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