Sans se rendre compte que le passé détermine constamment leurs actions présentes, ils évitent de se questionner sur leur histoire. Ils continuent à vivre dans la situation de leur enfance réprimée, ignorant le fait qu’elle n’existe plus. Ils continuent à craindre et à éviter les dangers qui, ayant déjà été réels, ne le sont plus depuis longtemps.
Alice Miller1(traduction libre)
Même si les médecins sont aptes à voir les maladies émergentes, nous oublions souvent de considérer la façon dont les forces extérieures façonnent ce qui se cache à l’intérieur du corps. Parmi ces forces les plus courantes et pourtant les moins visibles figurent les expériences néfastes de l’enfance (ENE), en particulier la négligence et la maltraitance des enfants. Les expériences négatives vécues durant l’enfance s’insinuent dans le corps physique, augmentant la charge allostatique, l’inflammation, la dysfonction et, en définitive, les maladies.
Max est un homme costaud, abondamment tatoué. Il consulte fréquemment, se plaignant de douleurs, et prétend que vous ne faites rien pour lui. Lorsqu’il arrive à la clinique, votre cœur se serre.
Max a 2 enfants et est très proche de l’un de ses fils. Cette relation l’a motivé à abandonner ses activités criminelles. Malheureusement, il souffre de douleur chronique qui a commencé dans le dos, puis s’est propagée aux bras et aux jambes, et maintenant, il a mal partout. Aucun traitement n’a été efficace. Il s’est isolé, souffre d’anxiété et d’insomnie, et ne peut pas maintenir de relations fonctionnelles.
Après avoir jonglé avec ses soins pendant des mois, vous prenez finalement le temps de le questionner sur sa vie. Il est surpris parce que personne ne lui avait jamais posé de questions à propos de son enfance. Il a subi des violences alors qu’il était enfant, a quitté la maison à 14 ans, a vécu comme itinérant, a travaillé comme journalier avant de se joindre à un gang de rue.
Après cette conversation, vos rapports changent de façon spectaculaire. Vous commencez à lui parler du lien entre la douleur chronique et les traumatismes durant l’enfance. Il est ouvert à cette conversation et, peu à peu, ses visites deviennent moins fréquentes, quoique vous le voyiez régulièrement. Lorsqu’il a rendez-vous, vous l’écoutez attentivement et lorsque vous discutez de la nécessité de le sevrer des narcotiques qu’on lui a prescrits, il est réceptif à participer, malgré ses douleurs persistantes. Maintenant, vous souriez tous les 2 quand vous vous rencontrez et vous êtes surpris de vous rendre compte que vous avez hâte de le revoir.
Les données probantes corroborant les effets à long terme des ENE sont convaincantes et nombreuses. Pour certains, les expériences de l’enfance marquées par la violence mènent aux dépendances, aux problèmes de santé mentale, aux maladies cardiovasculaires et respiratoires, de même qu’au cancer2–4. D’autres s’adaptent et s’épanouissent. Nous ne pouvons pas réécrire les histoires des patients mais, en tant que fournisseurs de soins de santé, nous pourrions être capables de les aider à accroître leur résilience, et à améliorer leur fonctionnement et leur bien-être.
Imaginez 3 patients qui boitent. L’un a une écharde au pied, l’autre, un problème de sciatique et le troisième a subi une arthroplastie du genou il y a 6 semaines. Sans identifier la cause de la claudication, il ne sera pas possible de la guérir. Même s’il n’existe pas de cure, les médecins recherchent les causes, reconnaissant qu’ils ne peuvent améliorer le fonctionnement qu’en comprenant la cause. De la même manière, nous devrions chercher les causes de l’anxiété, de la toxicomanie, de la douleur chronique, de la grossesse à l’adolescence et des maladies cardiovasculaires. Bon nombre des problèmes que nous traitons et dépistons systématiquement peuvent être reliés à de lointaines ENE. Dans notre article de recherche du présent numéro du Médecin de famille canadien, à la page 204—où nous examinons en soins primaires les expériences de femmes ayant des antécédents d’expériences néfastes durant l’enfance et de maladies chroniques—nous énonçons qu’il est essentiel que les médecins de famille questionnent les patients à propos des expériences vécues durant leur enfance, de la même manière que nous leur posons des questions sur les autres facteurs de risque de mauvaise santé (p. ex. antécédents familiaux, consommation abusive de substances)5. Même s’il est impossible de changer le passé d’une personne, nous pouvons en lire le scénario pour déterminer les causes, comprendre les expériences des patients et intervenir de manière appropriée.
Que veut dire « lire le scénario »? Cette définition nous ramène à l’application des soins tenant compte des traumatismes en médecine familiale. Les 5 principes des soins tenant compte desliés aux traumatismes guident les cliniciens dans la prise en charge de patients complexes qui sont souvent des survivants d’ENE, négligés ou ostracisés, et qui pourraient être définis comme étant des patients difficiles, à la personnalité limite ou malades chroniques. Le modèle des soins tenant compte des traumatismes offre une approche claire, empreinte de compassion et satisfaisante.
Application des principes
Les ouvrages scientifiques pertinents expliquent que les soins tenant compte des traumatismes reposent sur 5 principes6–11. Idéalement, la prestation de tels soins implique l’ensemble du système de santé, des réceptionnistes aux infirmières, en passant par les médecins, les apprenants et les autres professionnels de la santé. Les soins tenant compte des traumatismes ne sont pas spécifiques aux traumatismes; ils ne sont pas conçus pour guérir le traumatisme ni même pour l’aborder directement. Ils n’exigent pas des médecins de famille d’être des spécialistes des traumatismes. Nous présentons ici les principes des soins tenant compte des traumatismes, de même qu’une description de la façon de les mettre en pratique.
Sensibilisation aux traumatismes et reconnaissance de leur existence
Étape 1. Prendre acte de l’expérience traumatisante du patien : Il s’agit d’une étape fondamentale qui peut en elle-même être thérapeutique. D’une part, c’est l’étape la plus facile, mais d’autre part, c’est celle qui menace le plus profondément de miner la vision du monde du médecin. Cette étape comporte de prendre acte de l’expérience traumatisante du patient, non pas dans tous ses terribles détails, mais dans ses grandes lignes, tout en reconnaissant les effets persistants et continus de ce traumatisme sur toutes les facettes de la vie de la personne. Il s’agit de reconnaître pour le patient que la violence et les abus qu’il a vécus ont entraîné des stratégies d’adaptation qui étaient alors nécessaires pour la survie, mais qui sont souvent inadaptées une fois que les menaces ont disparu. Cette attestation donne la possibilité aux cliniciens d’assurer que les patients ne se sentent pas responsables de la maltraitance et de la violence. Les expériences traumatisantes durant leur enfance ne sont pas de leur faute. La culpabilité et la honte qui accompagnent souvent ces expériences doivent être reconnues et, avant tout, validées comme étant pertinentes à l’état de santé et aux stratégies d’adaptation du présent. La compréhension des liens entre ces expériences du passé et le fonctionnement actuel peut changer entièrement la vie des patients.
Sécurité et fiabilité
Étape 2. Aider les patients à se sentir en sécurité, et reconnaître leur besoin de sécurité physique et émotionnelle : Cette étape a 2 composantes qui semblent simples, mais sont souvent difficiles à réaliser. La première composante est essentielle à la structure et à la prestation des soins. La constance et la prévisibilité dans les procédures thérapeutiques sont fondamentales. Il faut prendre en compte que l’anxiété peut facilement être déclenchée chez un patient qui vit avec des ENE. Les rendez-vous avec lui peuvent être pris à des moments où la salle d’attente n’est pas remplie, ce qui minimiserait le temps passé à attendre et accommoderait les annulations de dernière minute. Les survivants d’ENE sont extrêmement sensibles à la communication non verbale. Un médecin à la course, pressé ou condescendant peut anéantir bien des progrès réalisés par le patient pour regagner un sentiment de sécurité. Une relation sécuritaire et prévisible avec un professionnel de la santé peut être une composante essentielle de cette étape
La deuxième composante comporte la reconnaissance du besoin d’une sécurité physique et émotionnelle que ressent une personne ayant des antécédents d’ENE. Plusieurs facteurs peuvent influer sur le sentiment de sécurité, comme l’instabilité financière, les démêlés avec les organismes de protection de la jeunesse et les problèmes de logement. Ces circonstances diminuent toutes la capacité d’une personne à se sentir calme et en sécurité. Par exemple, si un patient qui souffre d’anxiété a eu un père alcoolique et violent, l’anxiété du patient peut être déclenchée par un partenaire ivre, même si cette personne n’est jamais violente; la vie avec un tel partenaire n’est pas un espace sûr pour ce patient et complique le traitement de l’anxiété.
Choix, contrôle et collaboration
Étape 3. Inclure les patients dans le processus de guérison : Dans cette étape, il faut activement chercher à impliquer les patients dans leur propre processus de guérison. En leur présentant à la fois des choix positifs et négatifs (y compris l’option de ne pas recevoir de soins), nous pouvons commencer à surmonter la passivité ou la relégation aux autorités, qui servent habituellement de moyens d’autoprotection chez les survivants de traumatismes. Les médecins devraient tenter d’établir des relations de collaboration véritable avec de tels patients, malgré le temps additionnel initialement requis pour ce faire. Le patient sera encouragé à prendre une part plus active dans ses soins de santé au lieu d’être passif ou dépendant. Cette étape aide à surmonter les problèmes « d’absentéisme » (p. ex. le patient qui ne se présente habituellement pas aux rendez-vous avec un spécialiste; celui qui n’a pas du tout l’intention de s’y présenter sans oser exprimer son désaccord avec la consultation proposée) ou, dans la même veine, le dilemme de « l’échec au changement » (p. ex. le patient qui ne modifie pas son comportement malgré ses apparents engagements répétés à le faire). La participation active des patients les aide à éviter de ressentir qu’ils ont à nouveau échoué. Une approche teintée d’une plus grande collaboration peut aussi permettre de cerner les motifs qui sous-tendent leur réticence, et ainsi améliorer la qualité et l’efficacité des soins.
Soins axés sur les forces et le développement des habiletés
Étape 4. Croire dans les forces et la résilience du patien : Ici, le médecin est appelé à modifier sa façon de voir le patient, non plus comme une victime avec des symptômes et des pathologies, mais bien comme une personne ayant des forces et une résilience considérables, qui a survécu à de graves ENE. Le soutien apporté à l’évolution du patient passant de victime passive à participant actif est l’un des aspects les plus satisfaisants du travail d’un professionnel de la santé. C’est peut-être la première fois que quelqu’un fait remarquer au patient qu’il a ces forces. L’une des principales expériences de la maltraitance est la déresponsabilisation, et même le paternalisme le plus bienveillant (souvent inhérent au monde médical) recrée un cycle d’impuissance duquel une personne doit émerger. Si un médecin croit véritablement dans les forces et la résilience du patient, cette conviction peut être transmise au patient, qui sera encouragé à aller de l’avant, quoique lentement et parfois avec des reculs.
Facteurs d’ordre culturel, historique et liés au genre
Étape 5. Intégrer des processus adaptés à la culture, à l’ethnicité, et à l’identité personnelle et sociale du patien : Évidemment, en plus des problèmes entourant les ENE, certains groupes ont vécu et continuent à vivre de la maltraitance plus systémique en raison de leur ethnicité, de leur culture, de leur identité sexuelle, de leur sexe biologique ou de leur orientation sexuelle. Ces expériences entraînent parfois une transmission intergénérationnelle du traumatisme et de la honte qu’il importe de reconnaître. La démonstration d’une sensibilisation à la marginalisation de certains groupes améliorera l’efficacité de l’approche des soins tenant compte des traumatismes.
Conclusion
Les soins tenant compte des traumatismes sont déjà acceptés dans des domaines comme la toxicomanie et la santé mentale, la protection de l’enfance et le système pénal. Toutefois, cette approche est essentielle en médecine familiale étant donné l’envergure de notre pratique et notre connexion avec les communautés. En tant que médecins de famille, nous reconnaissons déjà que la relation entre le médecin et le patient est une composante majeure des soins. Les principes des soins tenant compte des traumatismes offrent une orientation aux médecins qui pourraient être incertains quant à la façon d’aborder les sujets difficiles entourant les ENE qui sont au cœur de la santé et de l’identité d’une personne. Les médecins sont vulnérables au déni collectif de notre société face à la maltraitance et à la violence faites aux enfants. En tant que médecins, nous sommes moralement appelés à offrir des soins thérapeutiques empreints de compassion aux survivants de tels traumatismes. Nous sommes d’avis que les ENE sont des déterminants clés – une cause fondamentale – de nombreux problèmes pathologiques que nous traitons au quotidien. Traiter les patients en tenant compte des traumatismes peut permettre une guérison plus en profondeur et engendrer une bien plus grande satisfaction professionnelle.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 170.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada