Le dépistage préventif peut potentiellement rendre malades des personnes en bonne santé1. Dans leur pratique quotidienne, les médecins de famille effectuent des interventions qui visent à profiter aux patients, mais qui peuvent aussi causer des torts. Ce concept est bien compris dans le cas des chirurgies et d’autres interventions invasives, où les risques sont formellement expliqués au préalable aux patients; mais il est moins évident en médecine familiale, où les risques sont rarement aussi clairs. Les bienfaits découlant de nombreuses manœuvres de dépistage sont peu fréquents et modestes, et ils doivent être évalués en fonction des torts potentiels, pour aider les patients à décider de subir le test ou non2.
Pour gérer et atténuer les torts potentiels pour les patients, les médecins de famille doivent comprendre comment les résultats indésirables surviennent et connaître les stratégies possibles pouvant réduire le potentiel de torts. Les patients qui subissent des résultats indésirables expriment parfois regret, colère ou désespoir, alors que d’autres pourraient ne pas savoir que le dépistage leur a causé des torts.
Dans le cadre d’une série d’articles sur le dépistage rédigés par le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs (GECSSP), cet article vise à aider les médecins de famille à comprendre la façon dont les torts surviennent, et appuie l’acquisition de compétences et la formulation de stratégies pour les atténuer. Nos exemples sont principalement tirés du dépistage du cancer, mais les enjeux s’appliquent au dépistage de la plupart des maladies. Les noms et les détails pouvant identifier les patients ont été modifiés.
Scénarios de cas
1er cas.
M. Lebrun, 71 ans, rendait visite à sa conjointe à l’hôpital, qui recevait des soins palliatifs pour un cancer colorectal métastatique s’étant manifesté à un stade avancé 2 ans plus tôt. Il a subi une coloscopie de dépistage peu après qu’elle ait reçu son diagnostic, et on lui a dit que « tout était beau ». À l’hôpital, il s’est soudainement senti faible, a ressenti une envie urgente et envahissante d’aller à la selle et a eu une diarrhée sanguinolente. On l’a emmené à l’urgence où les investigations ont révélé un cancer de l’angle hépatique avec envahissement direct du foie. Après avoir été stabilisé et avoir obtenu son congé avec plans de suivi et de traitement, il revient vous consulter et il est très en colère. Pourquoi a-t-il eu un cancer de stade avancé après que le dépistage ait décrété que « tout était beau »? Qu’allez-vous dire?
2e cas.
M. Samson, un homme de 56 ans actif et en bonne santé, vous consulte pour son examen médical périodique. Son risque de cancer de la prostate est moyen, mais il est influencé par un collègue qui a récemment reçu un diagnostic de cancer de la prostate et par de puissants messages des groupes de défense du dépistage. Après avoir parlé avec lui des recommandations du GECSSP sur le dépistage du cancer de la prostate par le test d’antigène prostatique spécifique et utilisé les outils fournis3, il opte pour le dépistage. Ses résultats sont positifs; vous le recommandez donc en urologie aux fins d’évaluation poussée. Il subit une biopsie qui ne révèle pas de cancer. Malheureusement, 24 heures après la biopsie, il contracte une infection grave et doit être hospitalisé pendant 3 jours. Il revient vous voir en regrettant d’avoir subi le test.
3e cas.
Mme St-Jean est une infirmière à la retraite de 66 ans en bonne santé. Vous ne l’avez pas vue depuis 3 ans, lorsqu’elle a subi son dernier examen médical périodique. À ce moment-là, elle a subi un test de Papanicolaou. Vous avez discuté d’une mammographie de dépistage. Durant la discussion, vous avez utilisé les lignes directrices du GECSSP et le matériel d’éducation à l’intention des patientes4 qui expliquent les bienfaits et les torts liés à ce type de dépistage. Après avoir soupesé l’information, elle a choisi de ne pas faire le test. Elle vous consulte à nouveau pour un autre test Pap, mais mentionne avoir une masse dans le sein gauche. À l’examen, vous confirmez qu’elle a une masse fixe de 2 cm dans le sein et un ganglion lymphatique axillaire palpable. Alors que vous parlez des possibilités diagnostiques, Mme St-Jean devient naturellement bouleversée et se demande si elle aurait pu recevoir un diagnostic plus tôt si elle avait subi une mammographie. Vous vous demandez comment composer avec cette situation, et en y réfléchissant, l’auriez-vous conseillée autrement?
Comment le dépistage des maladies peut-il causer des résultats indésirables?
Le Tableau 1 montre ce qu’il advient dans la situation fréquente d’un diagnostic ou d’un test de dépistage. La plupart des personnes qui subissent le dépistage sont reconnaissantes; si la maladie est détectée, elles sont reconnaissantes qu’elle ait été découverte, ce qui permet d’entreprendre un traitement. Nous ne savons pas qui, parmi le groupe ayant reçu un diagnostic, en a bénéficié. La plupart supposent en avoir bénéficié, tout comme ceux qui ont reçu un faux positif après investigation. Cela s’appelle le paradoxe de la popularité du dépistage, comme l’illustre la Figure 15,6. Les personnes qui obtiennent des résultats négatifs se sentent encore mieux.
Résultats de la pose d’un diagnostic ou d’un test de dépistage
Le paradoxe du dépistage
Calonge7 adopte un point de vue différent. Il propose que chaque intervention de dépistage peut se solder par 5 résultats différents, dont 4 sont mauvais. Le Tableau 2 illustre les 5 résultats de l’application d’un test de dépistage et l’ampleur de chaque possibilité dans le cas du dépistage du cancer de la prostate8–10. Selon ce point de vue divergent, seul 1 homme sur 1000 profite du test d’antigène prostatique spécifique; tous les autres résultats causent des torts ou sont le fruit d’un gaspillage d’efforts. Puisque beaucoup de diagnostics sont posés peu après le dépistage, beaucoup d’hommes ne tirant aucun bienfait reçoivent un diagnostic plus tôt qu’ils l’auraient reçu, et sont donc « malades » plus longtemps que s’ils avaient attendu les manifestations cliniques — la partialité attribuable au temps de devancement11.
Résultats du test d’antigène prostatique spécifique parmi 1000 hommes de 55 à 59 ans, confirmés par d’autres tests diagnostiques
Comprendre la détection des maladies en relation avec le dépistage
Pour détecter la maladie plus tôt dans son évolution, le test de dépistage est habituellement établi avec un seuil plus sensible que le test diagnostique, mais cela a pour effet qu’il détecte souvent des changements qui ne causeraient jamais de problèmes. La Figure 2 le démontre6, en illustrant l’histoire naturelle variée d’une pathologie causant des résultats positifs aux tests de dépistage. Les maladies à évolution « rapide » progressent rapidement, les personnes manifestent des signes cliniques avant même que les tests de dépistage puissent détecter la maladie. Ces maladies sont souvent rapidement mortelles, donc le dépistage ne serait d’aucune aide. Le dépistage peut détecter précocement les maladies à évolution « lente », dont le traitement améliore les résultats chez au moins une proportion de patients. Les maladies à évolution « très lente » n’ont pas besoin d’être détectées, puisqu’elles ne causeront pas la mort avant qu’une autre maladie tue la personne. L’histoire naturelle de la maladie « non évolutive » est différente; elle ne progresse pas, et peut même régresser, donc elle n’exige jamais d’être détectée, encore moins d’être traitée. Bien qu’il pourrait être surprenant que certains cancers régressent, les données probantes étayant ce phénomène s’accumulent. Ces concepts s’appliquent non seulement au cancer, mais aussi aux atteintes métaboliques, telles que l’insuffisance rénale ou le diabète et les maladies cardiovasculaires.
La proportion de chaque type de maladie et de résultat varie en fonction de la maladie et potentiellement en fonction des circonstances de la personne; l’apparition de changements précoces chez les jeunes diffère considérablement des changements détectés chez les personnes plus âgées. Ces différences dans les stades des maladies détectées et la variation de leur histoire naturelle signifient que beaucoup de « cas » détectés par test de dépistage sont surdiagnostiqués. Le surdiagnostic se définit comme la détection d’une « anomalie » ou d’une « affection » asymptomatique qui ne causerait jamais de symptômes ni le décès2. La difficulté réside dans le fait que les cas individuels de surdiagnostic (évolution « très lente » ou maladie « non évolutive ») sont impossibles à distinguer des maladies à évolution « lente ». Le nombre de cas de surdiagnostic ne peut qu’être estimé par un suivi prolongé dans le cadre d’études randomisées2,6.
Résultats du dépistage
Penchons-nous sur chaque résultat du Tableau 28–10.
A1) Vrais positifs.
Si la maladie est présente, le résultat recherché est la détection précoce pour laquelle le traitement prolonge la vie. Cela arrive rarement, puisque la plupart des maladies qui font l’objet d’un dépistage ne touchent qu’une fraction de la population, et peu de traitements sont complètement efficaces, donc au moins quelques patients dont la maladie est détectée par dépistage ne tirent pas avantage du traitement.
A2) Surdiagnostic.
Le dépistage nous permet de poser un diagnostic chez des personnes qui n’en auraient pas reçu autrement. Certains des résultats positifs des tests sont causés par le surdiagnostic, c’est-à-dire qu’une maladie réelle (selon nos critères actuels) est détectée, mais que celle-ci n’aurait pas affecté la personne au cours de sa vie. Le surdiagnostic est fréquent parmi les vrais positifs pour beaucoup d’interventions de dépistage, surtout dans les groupes à faible risque2,12.
B) Faux positifs.
La proportion de tests de laboratoire ou autres dont les résultats sont faux positifs est souvent beaucoup plus élevée que la proportion de vrais positifs13. Les personnes dont le test de dépistage est positif doivent se soumettre à des évaluations plus poussées qui sont plus invasives ou plus coûteuses avant d’être rassurées qu’elles ne sont pas atteintes de la maladie. Le processus de l’attente et des tests est très stressant pour beaucoup.
Beaucoup de personnes ayant eu un faux positif sont reconnaissantes d’avoir subi les investigations et d’avoir été déclarées exemptes de la maladie. Là encore, en conformité avec le paradoxe de la popularité, elles sont soulagées, même si certaines d’entre elles ont été blessées psychologiquement. Certains patients acquièrent ensuite un sens aiguisé de la vulnérablité14,15. Certains ont aussi été blessés physiquement. Par exemple, une biopsie chirurgicale du sein peut laisser des cicatrices douloureuses, alors que la coloscopie peut causer une perforation du côlon, notamment.
C) Faux négatifs.
Habituellement, seul un très petit groupe de patients reçoit des résultats négatifs, même si ces patients sont atteints de la maladie. Les faux négatifs se produisent parce que les tests de dépistage sont imparfaits, avec une sensibilité inférieure à 100 %, ce qui signifie qu’ils sont incapables de détecter toutes les maladies présentes, surtout les cas précoces. Ces personnes sont initialement satisfaites que leurs résultats soient négatifs.
La « maladie d’intervalle » qui se manifeste cliniquement entre les rondes de tests de dépistage comprend les faux négatifs et certaines maladies à évolution rapide qui sont peu fréquentes et se manifestent après le test de dépistage et donc véritablement non détectables lors du dépistage. Lorsque le diagnostic est posé peu après un test de dépistage négatif, il est plus probable qu’il s’agisse d’un faux négatif. Par exemple, dans le cas de M. Lebrun, une grosse tumeur a été découverte quelques semaines après la première coloscopie « normale », ce qui serait probablement un faux négatif; alors que si la tumeur avait été découverte quelques années plus tard, il aurait pu s’agir d’une maladie d’intervalle.
D) Vrais négatifs.
Tous les médecins espèrent que leurs patients fassent partie de ce groupe. Les tests de dépistage à grande spécificité laissent une grande proportion de personnes dans cette catégorie. La plupart de ces personnes sont rassurées, mais celles dont l’anxiété était assez intense pour les pousser à subir le test restent anxieuses. Nous avons tous eu des patients qu’un test de dépistage négatif ne rassurait pas et qui demandaient à refaire le test avant le délai recommandé. D’une manière ou d’une autre, ils ont subi le fardeau et l’anxiété du dépistage, et n’ont récolté aucun bienfait, lorsque cet effort aurait pu être dirigé vers quelque chose de plus utile; la situation se solde donc quand même par des torts.
Disponibilité des données probantes étayant les torts
L’évaluation des torts liés au dépistage exige des données sur les faux positifs, les surdiagnostics, et les complications des investigations diagnostiques et du traitement6,12,16; il est difficile cependant d’obtenir des estimations précises. Il est rare que les investigateurs, les évaluateurs et les gestionnaires de programmes recueillent systématiquement les données probantes étayant les torts. Une revue systématique de 567 études portant sur le dépistage du cancer a révélé que les torts liés au surdiagnostic étaient rapportés dans 4 études évaluées et ceux liés aux faux positifs, dans 216. Une revue des lignes directrices américaines en matière de dépistage a révélé que 69 % n’avaient pas quantifié les bienfaits et les torts ou les avaient présentés d’une manière asymétrique favorisant les bienfaits17. Il ne faut pas se surprendre que les attentes des médecins et des patients à l’égard des résultats de traitement, du dépistage et des tests soient rarement exactes; en général, ils surestiment les bienfaits et sous-estiment les torts18,19.
Application aux cas
M. Lebrun était atteint d’un cancer d’intervalle, et il est possible qu’il ait contracté le cancer colorectal après la coloscopie. Il est aussi possible qu’il ait obtenu un faux négatif (c.-à-d. une atteinte non révélée à la coloscopie). La coloscopie s’accompagne toujours d’un faible taux d’erreur, qui varie selon les compétences de la personne qui effectue l’intervention et l’attention portée aux détails20,21. Idéalement, les médecins de famille aimeraient connaître le taux d’erreur des spécialistes ou des équipes vers lesquels nous recommandons nos patients, mais ces données ne sont analysées et retournées que dans quelques centres canadiens. La plupart des coloscopistes ignorent quelles sont leurs propres erreurs et quel est leur taux de complications ou de marqueurs de substitution (taux de détection de polypes adénomateux, taux de coloscopies terminées au cæcum, durée moyenne de l’examen)22. Même lorsqu’elles sont recueillies, ces données sont mises à la disposition exclusive des fournisseurs qui effectuent l’intervention, sans penser aux bienfaits qui pourraient découler du partage de l’information avec les médecins de famille ou les patients.
Les patients répondent émotionnellement avec colère ou regret, de même que les médecins. M. Lebrun était très en colère, en affirmant que quelque chose avait cloché dans le processus de dépistage. Lorsqu’il a appris qu’une seule coloscopie de dépistage réduit de 40 à 65 % les décès par cancer du côlon23, il a crié à la fausse représentation, puisque l’information qu’on lui avait présentée sous-entendait que le dépistage prévient les décès par cancer du côlon, sans expliquer clairement qu’il ne s’agit que d’un effet partiel. Sa colère était dirigée contre son médecin de famille de même que contre le reste du « système » qui, selon lui, l’avait laissé tomber.
M. Samson a écouté le battage médiatique sur la valeur du dépistage du cancer de la prostate, qui mentionne rarement le potentiel de tort. Il a pris le risque de subir le dépistage, peut-être sous le coup de l’émotion, et il n’a pas reçu de diagnostic de cancer, mais il a subi un tort grave, soit une infection. L’infection est une complication reconnue de la biopsie, qui survient chez au moins 1 % des hommes, et plus récemment 3,6 %, et 1 homme sur 1000 succombe par la suite24. Le taux de complication est inférieur pour les biopsies transpérinéales par rapport aux biopsies transrectales, donc bien que les biopsies de la prostate guidées par IRM soient dotées d’une plus grande probabilité de découvrir un cancer, le taux de complication semble être lié à la voie d’accès24. À titre comparatif, l’estimation optimiste de la durée de vie prolongée après un test de dépistage du cancer de la prostate se situe à environ 1 sur 1000 sur 10 à 15 ans25, alors que le risque de surdiagnostic est estimé à de 33 à 50 sur 1000 hommes soumis au dépistage après la même période8, dont beaucoup sont surtraités. Le médecin en avait parlé avec M. Samson. Il savait bien qu’il avait choisi de se soumettre au dépistage de toute façon et il regrettait sa décision, mais il était reconnaissant que son médecin de famille ait au moins pris le temps de parler de ses choix.
Décision de ne pas procéder au dépistage.
Malgré l’enthousiasme populaire pour le dépistage26, il importe d’informer les patients du pour et du contre du dépistage. Les médecins et les patients peuvent alors prendre une décision partagée en tenant compte des valeurs et des préférences du patient, et faire reposer la décision de faire le dépistage sur l’équilibre entre les bienfaits et les torts27. La plupart des personnes qui refusent le dépistage poursuivront leur vie et ne subiront aucun tort découlant de leur décision, puisqu’elles ne seront jamais atteintes de la maladie28. Malheureusement, une petite proportion sera atteinte de la maladie que les tests de dépistage détectent. Les patients comme les médecins réagissent émotionnellement à cette situation, et le cas de Mme St-Jean en est un exemple.
En l’absence de dépistage, certaines maladies sont toujours traitables lorsqu’elles se déclarent, et d’autres, non. La question est de savoir si les résultats sont plus favorables dans les cas détectés par dépistage; cela pourrait être vrai pour un sous-groupe de patients, mais pas tous. Par exemple, bien que l’incidence de cancer de la thyroïde ait grimpé en raison de la détection précoce par échographie29, on n’a pas élucidé si les faibles réductions du taux de décès sont dues à la détection précoce ou au meilleur traitement du petit nombre de cancers potentiellement mortels.
Mme St-Jean a pris une décision de probabilité sur la mammographie de dépistage reposant sur l’information de la meilleure qualité à sa disposition. Bien qu’elle puisse regretter sa décision, nous devons la rassurer qu’elle était raisonnable compte tenu de l’équilibre entre les bienfaits peu fréquents et les torts courants28,30. Il est fort probable qu’une grande part de la baisse de la mortalité par cancer du sein depuis quelques années soit due à un meilleur traitement. Elle peut toujours profiter de ce traitement de meilleure qualité. Nous devons compatir avec l’émotion compréhensible de Mme St-Jean, mais il ne faut pas juger que son premier choix ou nos conseils étaient mauvais. Beaucoup de femmes en arrivent à la même décision. La Dre Fiona Godlee, éditrice en chef du BMJ, a annoncé durant la conférence Preventing Overdiagnosis (15 septembre 2014) qu’elle ne subira pas de mammographie de dépistage, car elle est d’avis que le test lui causera probablement plus de torts que de bien.
Beaucoup de médecins craignent que le fait de ne pas faire le dépistage puisse entraîner des conséquences juridiques. Dans les situations où l’opinion générale justifie le dépistage comme un choix, il est peu probable qu’un tel cas gagne, surtout si la discussion a été consignée. Dans un monde où règnent les probabilités aux dépens des certitudes, il est crucial de décrire le risque de prendre une décision qui est peut-être « correcte », mais qui entraînera quand même des résultats négatifs. Ces « résultats négatifs » terrorisent certains médecins qui se transforment en « fanatiques » du dépistage (ils insistent pour que tous les patients se soumettent au dépistage). Ce phénomène est qualifié d’erreur de disponibilité, c’est-à-dire qu’une mauvaise expérience récente et frappante nous impressionne et influe sur notre pensée alors que la plupart des cas se déroulent bien et passent inaperçus31,32. Cette réaction est néfaste, puisque la pratique remplace les torts liés à l’omission d’une maladie par une vaste gamme d’autres torts, tels que ceux entraînés par les faux positifs et les surdiagnostics.
Comment le médecin de famille peut-il atténuer les torts liés au dépistage?
En raison du potentiel inhérent de torts liés à la décision de procéder ou non au dépistage, les médecins de famille doivent réfléchir à la meilleure façon de limiter ou d’atténuer les torts. Pour réduire les résultats indésirables, ils ont plusieurs stratégies à leur disposition, qui apparaissent au Tableau 333–38.
Stratégies utilisées par les médecins pour atténuer les torts liés au dépistage
Le dépistage est généralement effectué dans les « populations à faible risque », mais les bienfaits sont peu probables lorsque les tests de dépistage sont effectués dans les populations à prévalence très faible de la maladie. Ainsi, la plupart des résultats positifs sont des faux positifs. Ces populations sont, par exemple, les personnes n’ayant pas atteint l’âge recommandé pour le dépistage ou pour lesquelles le test est repris plus tôt qu’à l’intervalle recommandé. Dans les cas extrêmes, en l’absence de cas réels dans la population, tous les résultats positifs sont des surdiagnostics ou des faux positifs. Pour les 5 % de mammographies de dépistages effectuées au Canada chez des femmes de moins de 50 ans31 et chez celles qui subissent le dépistage annuel du cancer du sein ou du col de l’utérus, ou le dépistage du cancer du col de l’utérus avant 25 ans, ce sont-là les résultats les plus probables. Puisque beaucoup de ces personnes étaient inquiètes et que les investigations ont subséquemment montré l’absence de maladie, elles sont reconnaissantes de se faire dire que « tout est beau »; encore une fois, le paradoxe de la popularité.
Qualité du dépistage
Dans le cas de tous les tests fondés sur le jugement, tels que les lames de pathologie et les clichés de radiographie ou l’observation d’anomalies de la muqueuse des organes internes, la capacité de détecter la maladie varie. Cette variabilité atteint généralement un sommet lorsqu’on tente de distinguer les changements mineurs dans les cas de maladie précoce. Ainsi, il est difficile d’interpréter les résultats de dépistage, et la qualité doit constamment être vérifiée. Il est difficile pour les médecins de famille d’évaluer la qualité du rendement des
spécialistes, et il est encore plus difficile de le faire pour les tests de dépistage. Il est toutefois raisonnable de demander à quel processus d’amélioration de la qualité les spécialistes participent et s’ils mettent en application les normes acceptées.
Bien que l’on souhaite tous bénéficier de tests plus sensibles pour détecter tous les cancers, en général, les tests sont plus sensibles au prix d’une moins grande spécificité, causant ainsi plus de faux positifs et de torts connexes. Nous devons donc être prudents quant aux services qui offrent des tests plus sensibles, sans informer les médecins traitants ni les patients des torts potentiels concomitants causés par les faux positifs et les surdiagnostics. Les nouvelles technologies de dépistage du cancer du sein et du virus du papillome humain pour le cancer du col de l’utérus en sont des exemples, de même que le fait d’abaisser le seuil diagnostique de l’insuffisance rénale ou de l’hypertension essentielle.
Conclusion
La promotion généralisée de l’idée selon laquelle la détection et le traitement précoces de la maladie sont les façons les plus efficaces de réduire les décès prématurés par cancer, diabète ou maladie cardiaque, par exemple, est très puissante malgré que la recherche ait révélé que les torts potentiels liés à la détection précoce de beaucoup de maladies surpassent les bienfaits1,2,5,6,18,25. Le message est si efficace que certains ont posé la question suivante : « Peut-on revenir en arrière? » sur le message « la détection précoce est la meilleure protection »39.
La promesse du dépistage veut que la participation du patient et du médecin sauve la personne d’un résultat futur rare, mais qui menace la santé, voire la vie. Toutefois, tout comme presque toutes les interventions médicales, le dépistage cause souvent des torts. Lorsque les gains potentiels sont vastes et fréquents, comme c’est souvent le cas dans les situations thérapeutiques, l’équilibre des bienfaits favorise l’action. Cependant, lors du dépistage chez les personnes en bonne santé, les bienfaits améliorent les résultats chez une très petite proportion du groupe soumis au dépistage à chaque occasion. Dans la plupart des programmes, beaucoup plus de personnes soumises au dépistage subissent des torts. Malheureusement, peu de programmes de dépistage provinciaux ou autres fournissent des documents d’information contenant des chiffres précis aux médecins ou aux participants. Ils préfèrent les vagues généralités qui encouragent le dépistage sans aborder les torts possibles. Le GECSSP s’efforce de fournir de l’information équilibrée (https://canadiantaskforce.ca/?lang=fr).
Le dépistage offre un choix quant à la nécessité et à la façon de modifier de faibles probabilités, mais il n’élimine pas le risque de maladie. Peu importe la décision, le potentiel de résultat indésirable persiste. Les patients et les médecins de famille doivent avoir cet état de fait à l’esprit, doivent pouvoir en discuter de façon pertinente et élaborer des stratégies pour composer avec les résultats négatifs.
Notes
Points de repère du rédacteur
▸ Même si le dépistage est abordé de manière consciencieuse ou judicieusement préventive, certains patients subiront inévitablement des torts en raison de la nature hétérogène de l’évolution de la maladie, des limites inhérentes aux tests de dépistage et du traitement inutile.
▸ Dans le dépistage de nombreuses maladies, les résultats indésirables surviennent, chez un grand nombre de patients, en raison de la fréquence des faux positifs et des surdiagnostics. Les patients et les médecins pourraient avoir de la difficulté à composer émotionnellement et cliniquement avec les résultats indésirables liés au dépistage. Les médecins doivent s’attendre à des résultats indésirables lorsqu’ils prennent, en compagnie du patient, la décision de procéder au dépistage.
▸ La stratégie visant à atténuer les torts liés au dépistage consiste en la prise de décision partagée avec les patients, appuyée par des outils de transfert des connaissances qui décrivent l’équilibre entre les bienfaits et les torts.
▸ La décision de ne pas procéder au dépistage est rarement suivie de la détection de la maladie. Mais lorsqu’elle l’est, ce résultat indésirable est pour les patients et les médecins plus éprouvant sur les plans émotionnel et clinique que ne l’est la décision de procéder au dépistage ayant entraîné des tests ou des traitements inutiles.
▸ Les préoccupations médico-légales en matière de résultats indésirables liés à la décision de procéder ou non au dépistage sont allégées par la prise de décision partagée entre le médecin et le patient, qui comprend une discussion sur les torts et les bienfaits liés au dépistage. Ces discussions doivent être consignées au dossier.
Footnotes
Intérêts concurrents
Tous les auteurs ont rempli les formulaires normalisés concernant les conflits d’intérêts de l’International Committee of Medical Journal Editors (accessibles sur demande auprès de l’auteur correspondant). Le Dr Singh déclare avoir reçu des subventions de Merck Canada et des honoraires personnels de Pendopharm et de Ferring Canada, sans rapport avec les travaux soumis. Les autres auteurs déclarent n’avoir aucun intérêt concurrent.
Cet article donne droit à des crédits d’autoapprentissage certifiés Mainpro+. Pour obtenir des crédits, rendez-vous sur www.cfp.ca et cliquez sur le lien Mainpro+.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the July 2018 issue on page 502.
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