Après 12 ans d’études prédoctorales et postdoctorales combinées en médecine, nous avons été exposés à un total d’une heure de formation au cursus officielle sur l’avortement. Comment cela est-il possible quand le 28 janvier 2018 marquait le 30e anniversaire de la décision Morgentaler de 1988 visant à décriminaliser l’avortement au Canada ? Le droit d’une femme à l’avortement n’a pas seulement résisté à l’épreuve du temps, mais est aussi considéré un service médical essentiel, totalement couvert par la Loi canadienne sur la santé1. Bien que la légalité de l’avortement au Canada soit claire, plusieurs études ont soulevé des préoccupations quant aux difficultés d’accès à ces services pour les femmes. Ces enjeux proviennent d’un manque de professionnels de la santé formés et d’hôpitaux participants, d’un accès restreint à ces services à l’extérieur des centres urbains, des connaissances inadéquates des professionnels de la santé et des patientes, et des préjugés encore présents quant à l’avortement. Les femmes qui vivent en milieu rural, les jeunes femmes et celles qui sont désavantagées socioéconomiquement continuent d’avoir de la difficulté à accéder à ce service de santé essentiel1–3.
État inquiétant de la formation sur l’avortement
Parmi ces enjeux, un des obstacles les plus importants à l’accès à l’avortement pourrait être son absence flagrante dans la formation médicale. En 2016, inquiets du manque de formation sur l’avortement dans notre propre formation en médecine, nous avons mené un sondage auprès de huit programmes de médecine de famille au pays pour examiner le nombre d’heures et le type de formation sur l’avortement que les résidents en médecine familiale recevaient au Canada. Nos résultats ont été publiés dans BMC Medical Education4 et dressent un portrait inquiétant de l’état de la formation sur l’avortement au Canada.
Globalement, 57 % des résidents qui ont répondu à notre sondage ont rapporté n’avoir reçu aucune formation organisée par la faculté de médecine sur l’avortement pendant leur formation, et plus de 80 % ont reçu moins d’une heure de formation. Plus des trois quarts de tous les résidents ayant répondu au sondage ont rapporté avoir gradué sans avoir eu à conseiller une patiente en matière d’avortement ou à assister à un avortement. Plus inquiétant encore, quand nous avons présenté aux résidents de programmes de formation en Ontario le cas d’une femme désirant procéder à une interruption volontaire de grossesse, 35,7 % d’entre eux croyaient incorrectement qu’ils n’avaient pas d’obligation légale ou professionnelle d’orienter la patiente à un autre professionnel de la santé s’ils n’effectuaient pas eux-mêmes d’avortements.
Devrions-nous être surpris de ces résultats ? Comme Phillips et Swift le soulignaient dans leur article d’opinion de 2016, « Avortement thérapeutique et counseling. Les médecins de famille canadiens s’en abstiennentils ? » 5 les 2 organismes de réglementation responsables de la formation prédoctorale et postdoctorale des médecins de famille, le Conseil médical du Canada (CMC) et le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC), n’incluent pas l’avortement comme un sujet médical à couvrir pendant la formation. Le CMC traite de l’avortement seulement comme question éthique complexe dans la section 6,75.
Les patientes ont besoin de médecins informés
Depuis 2016, le CMC a pris des mesures en vue d’accroitre les exigences pédagogiques sur l’avortement. L’objectif du CMC dans la section 80-1 reconnaît désormais au moins le besoin pour les étudiants en médecine de pouvoir conseiller et orienter les femmes désirant obtenir un avortement : « Le candidat devra en outre énumérer et interpréter les constatations cliniques pertinentes, notamment... la nécessité d’une orientation vers un avortement thérapeutique et d’un counseling en la matière.6 » L’avortement continue aussi d’être une compétence professionnelle sous la rubrique « Intégrité » selon laquelle un médecin devrait « Reconnaître et comprendre des questions éthiques complexes et agir de manière appropriée à propos de ces questions, notamment... l’avortement7 »
Le CMFC a effectué moins de progrès en ce sens. Malgré 12 différents articles sur la grossesse, qui semblaient couvrir la majorité des problèmes rencontrés en obstétrique, le CMFC continue de ne pas inclure le counseling ou la prestation de soins en matière d’avortement comme un de ses 99 compétences de base8. Pour certains, l’argument d’un cursus complet dans lequel il n’y a pas de place pour des « sujets spécialisés » comme l’avortement pourrait expliquer ceci, mais cet argument peut-il être avancé quand le même cursus désigne sept compétences différentes pour la prise en charge de l’hémorragie pulmonaire à l’effort ?
Oui, l’avortement est une « question éthique complexe » pour plusieurs. Il s’agit aussi d’une question au sujet de laquelle les médecins de famille doivent être informés, étant donné que 31 % des Canadiennes choisissent d’avoir recours à l’avortement au cours de leur vie9. L’avortement n’est pas seulement courant, mais les médecins de famille ont effectué 75,5% des 86 824 avortements rapportés au Canada de 2014 à 201 510. Les patientes ont besoin de médecins qui ne sont pas seulement informés quant à l’éthique de l’avortement, mais qui possèdent aussi une expertise médicale; les étudiants et résidents en médecine doivent recevoir de la formation pour acquérir ces compétences nécessaires.
La formation est bien reçue
La bonne nouvelle est que la formation que reçoivent les résidents semble bien fonctionner. Dans notre sondage, les résidents qui ont rapporté avoir offert du counseling aux patientes sur l’avortement ou avoir assisté à un avortement pendant leur formation étaient deux fois plus susceptibles de se sentir compétent à offrir du counseling à une femme désirant procéder à un avortement. De plus, ces résidents étaient presque deux fois plus susceptibles de sentir qu’ils pourraient effectuer des avortements médicaux au cours de leur carrière. Deux constats supplémentaires laissent présager le succès d’une augmentation de la formation et de l’exposition aux avortements pendant la résidence. Premièrement, les résidents de notre étude avaient une attitude généralement favorable à l’égard de l’avortement et son inclusion dans le curriculum de leur programme de résidence. Deuxièmement, le lien positif entre l’exposition à l’avortement et la compétence autodéclarée et l’intention d’effectuer des avortements était cohérent parmi les résidents exposés à des avortements au cours de leurs rotations de base et des cours facultatifs. Nous avançons que ces constats suggèrent que l’inclusion de la formation sur l’avortement dans les études postdoctorales serait bien reçue par les résidents et pourrait entraîner une augmentation globale de la compétence des résidents.
Nous croyons que les Canadiennes qui souhaitent obtenir un avortement à un moment de leur vie où elles se sentent possiblement vulnérables, stigmatisées et incertaines devraient être reçues par un professionnel de la santé compétent. Si une femme se présentant dans le cabinet d’un médecin de famille nouvellement diplômé peut facilement tomber sur un professionnel de la santé qui n’a jamais offert de counseling en matière d’avortement ou qui n’a jamais orienté une femme désirant obtenir un avortement, cet objectif risque de ne pas être atteint.
Orientations futures
En juillet 2015, le mifépristone, un médicament qui apparaît sur la liste de médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la santé, et le médicament de référence à l’échelle mondiale pour l’avortement médical11, a été approuvé au Canada12. Depuis, les organismes de défense des intérêts des droits des femmes en matière de reproduction ont aboli plusieurs des obstacles logistiques initiaux qui empêchaient son utilisation à grande échelle. Le degré auquel le mifépristone améliorera l’accès à l’avortement au Canada dépendra en partie de si les nouveaux professionnels de la santé commencent à le prescrire. Nous exhortons tous les départements de médecine de famille à offrir de l’éducation formelle et à permettre aux apprenants de se retirer des expériences cliniques liées à la prestation d’avortements. Le CMFC devrait considérer ajouter l’avortement comme sujet de base à couvrir pendant la résidence en mettant l’accent sur la compétence en counseling sur l’avortement et la prestation d’avortements médicaux au besoin. En tant que médecins nés l’année de la décision Morgentaler, nous croyons qu’il est grand temps d’agir.
Footnotes
Intérêts divergents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the August 2018 issue on page 618.
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