Les personnes ayant des déficiences intellectuelles et développementales (DID) ou un handicap intellectuel (trouble du développement intellectuel) comme ce trouble est désigné dans la 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux1 représentent de 1 à 3 % de la population canadienne et il s’en trouve dans la plupart des pratiques de médecine familiale2. Selon des études en Ontario, elles consultent des médecins de famille et reçoivent une continuité de soins primaires semblable à celle des patients sans DID3. Par ailleurs, on les a appelées « les invisibles 3 % » dans les soins de santé2. Elles vivent le plus souvent dans la pauvreté, leurs taux de visites à l’urgence et d’admission à l’hôpital sont plus élevés et elles reçoivent moins de dépistages préventifs par rapport aux patients sans de telles déficiences2,4,5.
Les personnes ayant des DID ont des besoins communs en soins de santé comme le reste de la population. Elles peuvent avoir des comorbidités ou des problèmes secondaires de santé physique et mentale qu’il est possible de prévenir ou de bien prendre en charge. Les manifestations de la détresse et de la maladie chez les gens ayant des DID peuvent varier de celles habituellement observées par les médecins de famille. Par exemple, les symptômes de l’œsophagite par reflux peuvent se présenter comme un changement de comportement. Des facteurs aggravants peuvent aussi affecter leur santé et leur fonctionnement. Par exemple, les médicaments antiépileptiques peuvent réduire les habiletés cognitives. Les médecins de famille doivent adapter leurs approches à l’endroit de la communication, de l’évaluation et des interventions pour soigner de manière appropriée les gens ayant des DID. La recherche démontre que les médecins peuvent se sentir plus à l’aise et améliorer de tels soins en approfondissant leurs connaissances sur les besoins uniques de ce groupe de patients et les défis avec lesquels ils sont aux prises6,7.
Le World Report on Disability recommandait, entre autres, d’élaborer des lignes directrices centrées sur la personne et fondées sur des données probantes concernant l’évaluation et le traitement des personnes ayant des déficiences, un groupe vulnérable dans la société8. De telles lignes directrices peuvent servir à cerner des besoins et des problèmes précis en matière de santé et contribuer à la prise de décisions par le médecin de famille conjointement avec ses patients ayant des DID et leurs aidants. Elles présentent la base de connaissances voulue pour la formation des médecins de famille et des autres professionnels de la santé, et mettent en évidence les lacunes dans la recherche devant à l’avenir être comblées. En approfondissant les connaissances, comme lors de l’élaboration de lignes directrices, Salvador-Carulla et d’autres ont proposé que « l’encadrement du savoir scientifique » (désigné dans cet article par l’adoption d’un cadre conceptuel) constitue un genre distinct de méthodologie de recherche qui est essentiel dans les domaines de la santé où la variabilité, la complexité et l’incertitude sont considérables9. De tels cadres conceptuels énoncent des principes explicites, issus d’un consensus d’experts dans un domaine donné, pour aider à interpréter et évaluer des données venant d’études empiriques, observationnelles ou autres. La validité de leur fondement se situe dans l’expérience clinique et les connaissances de ces experts.
Cadre conceptuel des disparités sur le plan de la santé
En 2006, Le Médecin de famille canadien publiait des lignes directrices consensuelles canadiennes sur les soins primaires aux adultes ayant des déficiences développementales (ci-après désignées par les lignes directrices)10. Ces lignes directrices ont attiré l’attention sur la réalité que les adultes ayant des DID ont un risque élevé de mauvais état de santé et de décès prématuré dû en partie aux disparités sur le plan de la santé uniques à ces adultes11,12. Les lignes directrices de 2006 et leur révision en 201113 visaient à améliorer la capacité des professionnels des soins primaires à cerner ces disparités et à y répondre par des interventions de prévention et d’autres soins de santé.
Le cadre conceptuel des disparités sur le plan de la santé adopté par les lignes directrices de 2006 et de 2011 se fonde sur le principe éthique que les soins de santé sont un droit humain fondamental et que l’accès universel aux plus hauts standards de soins dans sa propre communauté fait partie du bien commun. Par conséquent, la correction des disparités sur le plan de la santé particulières aux adultes ayant des DID relève d’une bonne pratique médicale et de la justice sociale. Ces principes ont été entérinés par la Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’Organisation des Nations Unies, qu’a ratifiée le gouvernement fédéral du Canada le 10 mars 2011, avec l’assentiment de l’ensemble des provinces et des territoires. L’article 25 de la Convention stipule que « les personnes handicapées ont le droit de jouir du meilleur état de santé possible sans discrimination fondée sur le handicap »14. Les États ont l’obligation de fournir les soins de santé dont ont besoin les personnes handicapées « en raison spécifiquement de leur handicap »14. Les professionnels de la santé ont la responsabilité de fournir des soins de la même qualité aux personnes handicapées qu’aux autres et de s’acquitter de cette responsabilité par « des activités de formation et [la promulgation] de règles déontologiques »14. Hubert H. Humphrey a exposé ce qui suit:
le test de la moralité des gouvernements se situe dans la façon dont ils traitent ceux qui sont à l’aube de la vie, les enfants; ceux qui sont au crépuscule de la vie, les aînés; et ceux qui sont dans l’ombre de la vie, les malades, les défavorisés et les handicapés15.
Ces mots ne s’appliquent pas qu’aux gouvernements, mais aussi à ceux qui prodiguent des soins de santé.
Cadre conceptuel de la complexité en matière de santé
Les lignes directrices révisées de 2018 publiées dans Le Médecin de famille canadien16, de même que ce numéro spécial d’articles sur certaines recommandations17, reposent aussi sur le cadre conceptuel de la complexité en matière de santé. Cette approche exige de tenir compte des multiples facteurs interactifs, souvent aggravants, qui influencent la santé et le fonctionnement des personnes ayant des DID. Parmi ces facteurs figurent les caractéristiques de leur état de santé, leurs environnements, leurs problèmes de communication, les systèmes de santé et leurs soutiens sociaux. Dans les soins primaires aux adultes ayant des DID, les médecins de famille doivent souvent prendre des décisions dans des conditions où règnent beaucoup d’incertitude18 et d’ambiguïté19. Pour en arriver aux meilleures décisions possible dans de telles circonstances, les médecins de famille ont besoin des connaissances dérivées de la recherche sur le contexte particulier d’un patient et de la sagesse pratique d’experts cliniciens expérimentés20. Les médecins de famille doivent aussi comprendre les préférences et les valeurs des patients et de leurs aidants pour discuter avec eux des options thérapeutiques appropriées à la situation de ces patients et acceptables pour eux. Ces genres distincts de connaissances forment la base de chacune des recommandations des lignes directrices de 2018, tout comme chaque type de connaissances s’applique à un fondement distinct sur lequel s’appuient les décisions cliniques dans les soins de santé complexes21.
Cadre conceptuel des relations et des soins centrés sur la personne
Les lignes directrices de 2006, de 2011 et de 2018, de même que les articles dans ce numéro spécial, se fondent tous sur un cadre conceptuel des relations et des soins centrés sur la personne dans la formulation des recommandations22. Dans les lignes directrices de 2018, ce cadre est présenté explicitement dans la nouvelle section sur les approches à l’égard des soins, qui commence par une ligne directrice sur les soins centrés sur la personne (ligne directrice 1)16. Cette approche est définie comme étant une pratique selon laquelle les relations dans les soins de santé placent la personne ayant des DID
au centre des communications, de la planification et des décisions en matière de soins. Cela pourrait exiger plus de temps qu’une visite typique à la clinique pour apprendre à connaître la personne et sa communauté et s’entourer de soutien additionnel16.
Les concepts importants ici sont l’aspect relationnel des soins de santé et la place centrale de la personne ayant des DID. Ces concepts sont évidents, par exemple, dans la ligne directrice révisée sur la prise de décisions (ligne directrice 3)16. Cette ligne directrice insiste sur une prise de décisions partagée et soutenue en tant que façon pour les adultes ayant des DID de contribuer de manière optimale aux décisions qui concernent leurs soins de santé avec l’appui de leur médecin de famille et de leurs aidants fiables. Cette approche à la prise de décisions sur les soins de santé pourrait aussi éviter la nécessité de désigner légalement d’autres personnes pour prendre les décisions au nom d’un patient jugé ne pas avoir toutes les capacités voulues pour ce faire (p. ex. un tuteur qui pourrait ne pas bien connaître ce patient).
La ligne directrice sur les comportements difficiles (ligne directrice 27) repose aussi sur le cadre conceptuel des relations et des soins centrés sur la personne16. De tels comportements surviennent souvent à la suite d’une interaction entre une personne ayant des besoins particuliers et son environnement. Ils peuvent signaler l’absence des accommodements environnementaux nécessaires ou encore un manque de soutien. Les comportements difficiles peuvent être le moyen utilisé par une personne ayant des DID pour communiquer sa détresse23. La ligne directrice 27 présente une stratégie complète et systématique que peuvent utiliser les médecins de famille et d’autres pour évaluer les causes (qui peuvent être nombreuses) de la détresse de la personne ayant des DID16.
Le cadre conceptuel des relations et des soins centrés sur la personne des lignes directrices de 2018 inspire aussi une nouvelle ligne directrice sur les transitions dans la vie (ligne directrice 12)16. Il y a des étapes dans la vie durant lesquelles les personnes ayant des DID ont besoin de soutiens différents ou plus grands, par exemple, dans leurs transitions vers l’adolescence, l’âge adulte, la fragilité et la fin de vie. Les personnes ayant des DID peuvent acquérir, avec l’aide d’autrui, des habiletés en prise de décisions, en adaptation et d’autres aptitudes à la vie quotidienne pour composer avec ces transitions. La continuité dans les principales relations en matière de soins de santé et un plan de soins coordonnés pour la transition vers de nouveaux soutiens différents peuvent atténuer la détresse des personnes ayant des DID et de leurs aidants et procurer une assistance bénéfique durant ces importantes périodes de changement dans leur vie.
Les personnes ayant des DID bénéficient particulièrement des approches holistiques et biopsychosociales dans les soins de santé et du soutien des autres pour répondre à leurs besoins de développement et de soins quotidiens. C’est pourquoi l’intégration de leurs soins de santé primaires devrait inclure les diverses spécialités médicales et les autres professionnels de la santé qui y participent, de même que leur réseau de soutiens24. Dans cette intégration, les médecins de famille jouent un rôle clé en servant de carrefour central pour répondre en temps opportun à tous les besoins en santé physique et mentale des personnes ayant des DID et coordonner la prestation des soins nécessaires. Ils entretiennent aussi une relation stable et centrale sur le plan de la santé sur laquelle ces patients, leur famille et les autres aidants peuvent compter. Les objectifs du modèle du Centre de médecine de famille qu’a formulés le Collège des médecins de famille du Canada25 peuvent être utilisés de concert avec les lignes directrices de 2018 comme standards à adopter dans les soins primaires relationnels et centrés sur la personne aux adultes ayant des DID.
Conclusion
Les cadres conceptuels représentent un type de connaissances qui peuvent éclairer l’élaboration de lignes directrices. En appliquant les cadres conceptuels de la disparité en matière de santé, de la complexité et des soins relationnels et centrés sur la personne, les lignes directrices de 2018 et ce numéro spécial d’articles d’accompagnement offrent des recommandations pratiques sur les évaluations et les interventions bénéfiques, et contribuent aussi à orienter et à façonner les pratiques des médecins de famille. Les principes sur lesquels reposent ces cadres ne s’appliquent pas seulement à l’élaboration de lignes directrices sur les soins primaires aux adultes ayant des DID, mais aussi à d’autres groupes vulnérables dans la société qui ont des besoins semblables.
Remerciements
Nous remercions Shara Ally, Heidi Diepstra, Laurie Green, Elizabeth Grier, Brian Hennen, Nicholas Lennox et Karen McNeil de leurs très précieux commentaires sur une ébauche de cet article.
Footnotes
This article is also in English on page S5.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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